As-tu déjà observé une
cour de récréation, quand
la porte s'entrouvre ? C'est une volée
de moineaux pressée de picorer quelques
miettes avant de s'envoler. Vite, vite de
petits groupes se forment. Le matin, on
n'a pas le temps de se bagarrer. On a des
choses importantes à se dire, des
choses importantes à faire... On
traite des affaires, des transactions bien
plus sérieuses qu'à la bourse
de Paris. C'est l'heure des échanges
convenus la veille. C'est un troc auquel
les grandes personnes ne comprennent rigoureusement
rien... et même rien du tout, ça
c'est sûr... Elles ne pensent qu'à
l'argent...
Benjamin est donc venu ce matin avec le
magnifique robot qui tue tout sur son passage.
Ce robot, il l'a eu pour Noël. Il est
donc neuf. Il l'échange à
Cédric, contre un sac de billes.
Des billes ordinaires, même pas des
calots multicolores ! C'est désespérant.
A cinq heures, la maman de Benjamin vient
expliquer ce qui s'est passé. La
Maîtresse consciente que l'heure est
grave appelle ses deux élèves.
Immédiatement Cédric veut
redonner le robot à son copain. Mais,
Benjamin, lui, n'en veut pas de ce robot.
Comment fera-t-il demain pour continuer
la partie de billes commencée ce
matin ? La Maman essaie de faire comprendre
à Benjamin buté que cette
poignée de billes ne vaut rien du
tout ; que le robot est un cadeau, qu'elle
l'a payé très cher. La Maîtresse
a alors une idée pas très
avouable... Ecoute, Benjamin, dit-elle,
à la fin de l'étude je te
donnerai... ( elle joint ses deux mains
en forme de petite cuvette ) je te donnerai
mes deux mains pleines de billes. Es-tu
d'accord ? La Maîtresse a fait là
une curieuse promesse. Les billes qui trônent
dans le grand bocal, sur son bureau, ne
sont pas à elle. Toutes les billes
qui tombent des poches ou des cartables
décousus aux angles, sont confisquées.
C'est la règle dans cette classe.
Mais cette Maîtresse-là est
de mauvaise foi, elle donne ce qui n'est
pas à elle. La pauvre est bien malade,
elle a attrapé un virus très
dangereux, celui des échanges.
Cette curieuse Maîtresse participe
à des échanges bien plus graves
et bien plus sérieux que tous ceux
qui peuvent se produire dans une cour de
récréation. Elle est volontairement
comme les trois petits singes de la foire
aux ânes : elle ne voit rien, elle
n'entend rien, elle est muette...
Tous les élèves depuis leur
entrée en maternelle, tombent amoureux.
Trois garçons veulent être
assis à côté de cette
adorable blondinette. La moitié de
l'effectif féminin de cette classe
trouve que ce caïd de Frédéric
est digne d'attention. C'est comme ça,
on n'y peut rien.
Alors, bien sûr, avec une Maîtresse
sourde, aveugle et muette, il se passe de
drôles de choses dans cette classe.
Par exemple : Tu crois qu'elle va chiper
le mot d'amour qui, parti du fond de la
classe, côté cour, traverse
en diagonale pour arriver à la première
table, côté couloir ! Non !
Elle se contente de rétablir le calme
car chacun lit les petits mots écrits
dans une orthographe phonétique ravissante
avant qu'ils n'atteignent leur destinataire
!
Ce qui intéresse la Maîtresse
ce matin, c'est de faire une bonne leçon
de lecture et que tout le monde enregistre
bien le nouveau son. Elle veut de la lecture
ordinaire, des histoires gentilles, avec
des enfants gentils, des familles unies,
avec un chat malicieux et un bon gros chien
tendre. Tout est si bien, tout est si parfait.
Elle se démène. Elle s'agite,
elle fait du théâtre permanent.
Elle voudrait bien rendre vivante cette
histoire à laquelle elle ne croit
pas plus que les enfants.
Dans ce cours préparatoire, sur
vingt-cinq enfants, tu as cinq enfants de
mères célibataires, dix enfants
de parents divorcés, parfois remariés,
parfois en ménage, avec des demi-frères
et des enfants de l'autre partenaire. Tu
as aussi deux enfants de la D.D.A.S., difficiles
et ombrageux. Et que tu me crois ou non,
sur les douze couples restants, la maîtresse
a reçu pendant le premier trimestre
deux mamans en larmes qui avaient besoin
de faire des confidences.
Alors les belles histoires du livre de
lecture intéressent très moyennement
les enfants. Et si les petits sont heureux
avec leurs mots d'amour et bien qu'ils le
soient ! Hélas ! Dans une classe
il y a parfois des " teigneux ",
jaloux de la tendresse échangée.
Alors, ils confisquent le mot et l'apportent
sur le bureau, sans rien dire. Mais la Maîtresse
sait que cette correspondance ne lui est
pas destinée. Elle ne lit pas le
billet. A l'heure de la récréation,
une main raflera le mot qui retrouvera automatiquement
sa destination.
La correspondance amoureuse perturbe certes
la classe, mais que dire des échanges
ou plutôt des dons d'objets divers.
Ces dons, contrairement à leur nom,
ne sont pas totalement gratuits. Je te donne
une petite chose, je te donne une très
grosse chose mais tu me fais un beau sourire,
mais tu viens jouer avec moi à la
" récré ". Il y
a deux sortes de dons.
Si Françoise donne une bricole
à sa " copine " assise
à côté d'elle en classe,
c'est simplement parce qu'elles s'entendent
bien, parce que les mamans se connaissent
et qu'elles se voient régulièrement
en dehors de l'école.
Si Joseph en plein milieu du cours de "
maths " fait passer quelques billes
à Nicolas, assis trois tables derrière
lui, c'est parce que ce sont deux inséparables
que la Maîtresse a séparés
pour indiscipline et bavardage permanents.
Maintenant, si Julien offre sa boîte
de trente-six feutres tout neufs à
Charlotte, c'est qu'elle est adorable. "
Et je vais te dire, Maîtresse, elle
est même plus belle que la blonde
qui joue Victoria dans Santa Barbara. Tu
la connais, toi Maîtresse, Victoria
? "
Et là, la Maîtresse ne pourra
rien faire du tout !!! Tous les jours le
contenu du cartable de Julien passera dans
celui de Charlotte consentante. Jamais la
petite Charlotte ne mangera ses trois délicieux
goûters que sa Maman lui prépare
avec tendresse. Il y a le goûter de
dix heures, celui de trois heures et celui
de cinq heures. Julien est menu, il a aussi
ses propres goûters, mais cela va
de soit, les goûters de Charlotte
sont infiniment plus délicieux...
Il est généreux, Julien, il
donne ses goûters à ses trois
meilleurs copains.
Et dans toute la classe se lient de tendres
liens. Et comme chez les adultes, il y a
des drames, des séparations, des
réconciliations. Les Mamans attentives
pensent que leurs petits couvent la grippe
ou qu'ils ont attrapé les rougeoles
et varicelles qui " traînent
" en ce moment à la maternelle.
Elles ne connaîtront pas les chagrins
d'amour de leurs enfants, ils ne se confieront
pas. Et si aujourd'hui Alexis fait un travail
de " cochon " la maîtresse
ne dira rien, elle a senti le drame passer.
Mais le drame dépasse le cadre de
la classe. Quand la Maman de Robert en a
assez de voir disparaître le joli
taille-crayons en forme de voiture de course,
quand la règle qu'elle lui a rapportée
de Tahiti est manquante, quand c'est la
troisième boîte de feutres
et la quatrième boîte de crayons
de couleurs qui ne reviennent pas à
la maison le soir, elle explose et c'est
bien normal !
Alors, elles se font belles, les Mamans
; elles préparent leurs arguments
et elles vont trouver... non pas la fautive
Maîtresse, mais Madame la Directrice.
Elles en réfèrent au Chef
! Voyez-vous, Madame X. est bien négligente.
Il s'en passe des choses dans cette classe
! On vole les affaires de mon petit Robert
pendant les cours !
Et Madame la Directrice parle avec gentillesse
et diplomatie : à la Maman bien sûr,
qu'elle calme et qu'elle rassure. Puis elle
expliquera avec doigté à sa
vieille adjointe farfelue qu'il vaudrait
mieux pour le bon renom de l'école
qu'il n'y ait pas trop de plaintes des Parents.
Mais cette Maîtresse-là, n'a
jamais pu mettre son cur sous le paillasson
en entrant en classe. Il y a eu le jour
où faisant une magnifique leçon
sur le r., la petite Pauline a trouvé
une " belle " phrase : "
mon père s'est barré et on
ne l'a pas revu ", puis a éclaté
en sanglots. Adieu, la leçon modèle
! La Maîtresse a pris Pauline sur
ses genoux et lui a dit plein de petites
choses tendres et bêtes. Et la classe
a vite sorti le cahier de dessin et s'est
fait oublier... Comme ils savent être
gentils...
IL y a eu le jour où cette Maîtresse-là
prévoyait une leçon de mathématique,
dynamique et sympathique, où toute
la classe aurait tout compris d'un seul
coup. On avait sorti les boîtes de
jetons, les bûchettes. Elle expliquait
bien et les enfants comprenaient : je prends
neuf bûchettes vertes, je cherche
une bûchette rouge, et hop ! Je les
attache ensemble avec mon élastique
! J'ai dix bûchettes ou... une dizaine.
J'en étais sûre ça marcherait
tout seul. Mais le petit Jérôme
malaxait tous ses jetons et toutes ses bûchettes
comme on mélange le beurre dans une
purée. A lui seul il faisait un bruit
énorme qui troublait une si belle
leçon. Alors elle se met accroupie
devant la table de l'enfant et réexplique
pour lui seul. Mais Jérôme
n'écoute pas. Un si bon élève...
Qu'est ce qui se passe ? Tout à coup
d'un revers de main, il balaie tout et les
objets se dispersent sur le sol. Et lui,
toujours gentil et d'humeur égale
crie : " Je sais ce que c'est une dizaine.
Hier soir Maman a dit à mon nouveau
Papa, T'es le dixième mais une dizaine
comme toi ça vaut la peine ! ".
Et Jérôme pleure, il suffoque,
il ne sait plus où il en est avec
tous ses " pères " La Maîtresse
se relève et le prend dans ses bras,
elle le câline et tente de lui faire
oublier son désarroi.
Mais toutes les Mères du monde pourront
venir se plaindre, cette Maîtresse-là
encouragera toujours les dons et les échanges
qui viennent du cur... Et un petit
crayon de couleur contre un petit goûter
c'est tellement merveilleux... qu'elle ne
l'interdira jamais. Attention, pas tous
les crayons ni tous les goûters, c'est
bien compris ?
Montpellier, le 6 janvier 1995 |