Clop ! clop ! clop ! En petites sandalettes de toile blanche
je saute à pieds joints sur les cailloux du chemin. Je
les connais tous, les blancs, les gris, les tordus, ceux qui
sont mal plantés dans la terre et qui me font perdre,
et les bien dodus, mes préférés, ceux sur
qui je peux compter pour gagner... Remonter ainsi le raidillon
ombragé qui part du Moulin de Condé pour déboucher
sur la Côte de Jouarre, il faut être fou ou n'avoir
pas fêté ses cinq ans. Je suis en nage. On ne peut
pas dire que mes habits me gênent : une petite culotte
de coton rose et une robe à bretelles qui fait une grande
corolle quand je tourne sur moi-même. Mais c'est un été
exceptionnellement chaud. Alors j'abandonne la partie pour aujourd'hui,
mais vendredi jour de marché, j'irai jusqu'en haut Je
m'arrête un instant et je ferme les yeux : Je respire lentement
et je reconnais les bonnes odeurs de mon chemin. Il se dégage
des arbustes et des petites fleurs sauvages un parfum doux et
âcre tout à la fois. Je me remets en marche lentement
et je cueille un petit bouquet de fleurs violettes et jaunes
qui vont très bien ensemble. Je choisis des fleurs à
longue queue parce que Maman dit toujours que les tiges sont
trop courtes !
Et sans y penser, je débouche sur la route. Je suis
éblouie par la chaleur et la réverbération
intenses. De l'autre côté de la route, il y a La
Maison, la maison de mes Grands-Parents Arthur et Caroline. Elle
est extraordinaire, cette maison. Bâtie à mi-côte
sur la route qui monte de La Ferté-sous-Jouarre au gros
bourg de Jouarre lui-même, tu te demandes comment on a
eu l'idée de poser une solide construction sur un terrain
pareil. C'est incroyable ! Vue de face, le côté
droit est nettement plus haut que le gauche, il faut bien rattraper
le dénivelé de la côte. Et si tu observes
mieux, tu as la sensation qu'elle colle à la colline :
la maison est plus haute devant que derrière.
Je traverse la route surchauffée en courant le plus
vite possible, sûre de tomber raide sur la chaussée
tant le soleil est violent. Je me rue sur la petite porte, reste
quelques instants clouée sur le seuil par l'obscurité
totale et pénètre enfin dans le frais sous-sol.
Je m'habitue à la pénombre. Une faible lampe, haut
perchée, promène quelques lueurs dans cette immense
salle, quasi déserte. Je nage en plein mystère.
Je passe dans la pièce d'à côté. Elle
est petite mais un soupirail situé non loin du plafond,
court tout le long du mur et lui apporte un peu de clarté.
Le long des murs, à mi-hauteur, des clapiers. Nous avons
un élevage important de lapins russes, de gros lapins
blancs aux yeux rouges. Ils mangent des quantités incroyables
d'herbes comme le panais ou le trèfle que nous ramassons
à pleins paniers. Il y a aussi le bûcher, le cellier,
la cave à vin. Les étagères alignent des
bocaux de conserves de légumes et des fruits stérilisés,
des confitures de toutes espèces, tout cela étiqueté
et daté. " De quoi soutenir un siège"
dit Pépé en rigolant. "Il vaut mieux tenir
que courir" répond Mémé avec sérieux.
Toutes ces pièces sont en dessous du niveau du sol
et donne dans le "saut de loup". Le saut de loup est
un fossé de cinq ou six mètres de profondeur et
de trois ou quatre mètres de large qui court le long de
la face gauche de la maison. Je grimpe l'escalier raide et étroit,
aux marches trop hautes pour moi ; cela m'oblige à poser
un pied sur la marche puis à ramener le deuxième
pied à côté du premier, avant d'attaquer
la marche suivante. Je pénètre dans la Grande Salle.
Nous n'y habitons pas, elle est trop vaste et couvre l'ensemble
des sous-sols. Grand-Père en a fait une fruiterie. Il
a installé des plans inclinés qui courent le long
des murs. Là-dessus, bien alignées, des clayettes.
Les fruits du jardin s'y reposent en attendant de disparaître
au fur et à mesure que les mois passent. En ce moment
les clayettes sont pratiquement vides excepté quelques
vieilles pommes ridées de l'an passé et dont personnes
ne veut plus : nous en sommes saturés car nous en mangeons
toute l'année. Sur la grande table, au centre de la pièce,
les bouquets de tilleul, avec leurs deux feuilles et leurs petites
chouquettes arrondies attendent sagement nos futures grippes.
Ma Tante Zabeth en met une grosse poignée dans le bain
de son bébé et en fait des shampooings à
Nicole sa blondinette. Dans un coin des sachets de papier contiennent
déjà les bouquets de tilleuls prêts à
l'emploi. La Grande Salle est lumineuse malgré les volets
mi-clos. Je me précipite sur la porte à double
battants en raflant au passage un des multiples chapeaux de paille
pendus là, près de la sortie.
Éblouie, je parcours la passerelle dominant le saut
de loup. Aujourd'hui le ciment de la passerelle me brûle
à travers mes sandalettes et les deux rambardes en fer
forgé vert-foncé sont intouchables. Contrairement
à mes habitudes, je ne m'attarde donc pas. J'atterris
sur le terre-plein. Cette terrasse, bordée sur sa gauche
d'un muret, surplombe la rue de six ou sept mètres. Sur
sa droite un haut mur de pierres maintient la terre du jardin.
Je grimpe l'escalier encaissé de deux remparts et je m'éloigne
dans le jardin en pente forte pour m'évader vers le verger,
au sommet de la colline. A cette époque de l'année,
nous mangeons des fruits frais : fraises au goût sauvage,
cerises juteuses ou griottes acides, abricots moelleux, poires
fondantes, prunes reine-claude jaune-doré ou quetsches
violettes. J'avale goulûment des quantités de prunes
et je trouve bizarre cette sensation de gargouillis dans mon
estomac. Je n'ai que le temps de me cacher derrière un
arbre, prise d'une énorme colique. Chaque jour, je fais
un tour pour m'assurer des progrès des poires en espalier.
Interdit de toucher, cela fait des marques brunes sur les fruits.
Une caresse avec la main bien à plat et je constate que
celle-là est bonne à prendre. A quatre pattes dans
l'allée, je fais des comparaisons entre les fraises et
décide que la meilleure façon de comparer c'est
d'y goûter. J'ai beau faire attention, il y a toujours
une tache révélatrice de mes petits larcins sur
mes vêtements. Le raisin viendra plus tard ainsi que les
pommes, mais ni les uns ni les autres ne m'attirent.
Tiens, voilà Grand-Père, portant un lourd panier
d'orties destiné aux canards. D'ordinaire c'est Grand'Mère
qui fait cette corvée, mais par cette chaleur il est allé
loin dans les bois, dans les ornières.
- Grand-Père, s'il te plaît, emmène-moi
dans le Petit Bois !
- Bon, allons !
Un mur taillé dans de grosses pierres prolonge le côté
droit de la maison et va se perdre loin dans la forêt.
Une solide porte pratiquée dans le mur et munie d'une
énorme serrure, donne accès au Petit Bois. Et là,
là, c'est le Paradis. Ici, règne la fraîcheur.
La source, jamais tarie, laisse suinter un filet d'eau claire.
En été, l'endroit semble un peu désert.
Il faut y venir à Pâques. Au printemps, le Petit
Bois est enchanteur. Des violettes foncées et délicieusement
odorantes m'attirent. Des coucous aux fines tiges vert tendre
présentent leurs délicates têtes jaune-paille.
De fragiles fleurs blanches en grappes s'agitent à la
moindre brise. Les écureuils, à peine farouches
sautent de branche en branche sans que ma présence ne
les trouble. Les oiseaux, fous de joie pépient et se régalent
sans s'éloigner de ce lieu magique... Le Petit Bois ?
Un décor de contes de fées, plus idéal que
ceux de mes livres d'images.
J'entre de plain-pied dans l'irréel. La main rassurante
de mon Grand -Père Arthur m'y introduit et me lâche
dans la nature. J'ai un peu peur car les serpents rôdent,
mais ce ne sont que d'inoffensives couleuvres. Je joue à
avoir peur, un mélange de Cendrillon, de Peau d'Ane et
de La Petite Sirène réunies. Toutes sortes de petites
bestioles courent sur la mousse et se cachent dans les herbes.
Je les observe et ils deviennent vite des monstres assoiffés
de sang. C'est très amusant d'avoir presque peur quand
tu sais que ton Prince Charmant, je veux dire Grand-Père,
n'est pas très loin. Au moindre appel, il abandonnera
son cher jardin et viendra me sauver, c'est sûr. Les mares
et les fondrières se dessèchent, craquellent et
je n'aperçois ni crapauds ni grenouilles comme à
l'accoutumé. Pas de pauvres princes sur lesquels la méchante
sorcière a jeté un sort, moi qui voulais leur parler...
Je m'assois sur la mousse et je rêvasse que je suis une
princesse bonne et douce. Assise sur un vaste trône en
plein-air, je distribue des pièces d'or à tous
mes sujets. Je reconnais notre boulangère de Jouarre,
femme aisée qui possède certainement plus d'argent
que je n'en aurai jamais. J'aperçois aussi dans la foule
des quémandeurs, la marchande d'ufs et fromages,
le facteur et le cantonnier. Arrive enfin le seul vrai pauvre,
celui qui dans la réalité est le mendiant attitré
du porche de l'église. Lui seul a droit à deux
grosses poignées de pièces qui passent de mes mains
propres et blanches à ses mains calleuses et douteuses.
- Claudette, Claudette, où es-tu ? La voix de Grand-père
me ramène à la réalité. Combien de
temps ai-je été une princesse ? Assez longtemps
en tout cas pour que Grand-Père s'inquiète et vienne
me retrouver. Je me relève, me secoue et crie : - Au pied
du gros arbre, Pépé ! - Arrive, ta tante te cherche
pour la toilette.
Me voici de retour au vingtième siècle. Ah !
la toilette vue par ma tante ressemble à s'y méprendre
à un cauchemar ! En plein mois d'août elle estime
que la meilleure solution pour ne pas salir la maison, c'est
de nous réunir tous les quatre autour du puits. Situé
à mi-parcours entre le mur de la terrasse et le fond du
jardin, ce joli puits rustique est idéal pour arroser
le jardin. Même pendant les vacances, ce sacré puits
contient de l'eau ! Ma tante commence par Pierrette l'aînée
de ses filles : aucun problème. Nicole, la seconde adore
cette eau froide et en redemande. Dédé se laisse
faire sans broncher. Ces trois-là, bien récurés
de la tête aux pieds vont se faire sécher une serviette
sur les épaules pour ne pas griller. Ma tante me garde
pour la fin, connaissant mon aversion pour cette toilette de
sauvage. Elle m'astique, comme elle astique les meubles, avec
frénésie. Faut que ça brille ! Puis vient
le shampooing. Première étape, une grande casserole
d'eau froide sur la tête. Je hurle, je me débats,
je lui échappe, mais elle a vite fait de me rattraper
par un "abattis ". Elle est vive et rapide malgré
son embonpoint de future maman. Elle me savonne la tête
avec vigueur et casserolée après casserolée
elle me rince malgré mes "beuglements" à
ameuter toutes les villas environnantes ! Je la hais ! Chez mes
Parents, le lavage de tête est un cérémonial
aussi amusant qu'immuable. En été, dès le
matin, un grand baquet se réchauffe aux rayons de soleil.
Nous nous glissons dans le bain. L'eau pour le shampooing provient
de la cuisine. Elle est tiède et Maman prend grand soin
de ne jamais nous brûler. Elle nous tend une glace, met
beaucoup de savon sur nos cheveux et nous fait des cornes bien
droites sur le dessus du crâne. Nous nous contemplons,
ainsi transformés en diablotins, et cela nous amuse follement.
Ensuite, la tête bien en arrière, un gant de toilette
sur les yeux, le rinçage s'effectue sans problème...
Et je suis aussi bien lavée, sinon mieux qu'avec cette
eau glaciale.
A part cette maudite toilette, les vacances se passent merveilleusement
bien. Ah ! si ! L'autre matin nous étions en train de
prendre le café au lait dans la cuisine, quand soudain
nous entendons Grand'Mère hurler. Sa voix provient du
sous-sol. Quand nous faisons des âneries, elle crie, mais
pas de cette façon. Pépé effrayé
dit "un voleur" et fonce dans l'escalier au secours
de sa femme. Grand-Père se met aussi à hurler.
Nous descendons tous. Sur le ciment de la petite pièce
Mémé étale nos lapins russes, tous morts.
Empoisonnés, mais par quoi ? dit-elle. Nos lapins, Pépé
les regarde attentivement. Ils portent à la gorge des
marques de dents. -"Saignés à blanc, la belette"
murmure-t-il. Grand'Mère dit : "Je vais faire des
conserves, des pâtés." "Non, portons-les
au fumier, je les brûlerai cette après-midi. Dieu
sait ce que cette belette transporte comme germes. Les lapins
peuvent être contaminés."
On n'a jamais su par où elle était passée
cette belette, elle a dû se laisser tomber du soupirail,
les cages n'ont pas été forcées. On n'a
jamais su non plus par où elle s'en est allée.
Pépé a tout retourné, des casiers à
bouteilles aux tas de bois en passant par la collection de bottes
en caoutchouc et de sabots de toutes tailles. Rien, il n'a rien
trouvé, même pas une trace. Mémé a
vidé la paille des cages, les restants de nourriture et
a porté le tout sur le feu au fond du jardin. Elle a nettoyé
les cages à grand renfort d'eau de Javel. Plus de lapins,
plus de délicieux civets !
Huit jours plus tard, un gros orage nous tient à la
maison. Nous nous cantonnons dans La Grande Salle. Nous sommes
très sages. Les trois femmes veulent écouter une
pièce à la Radio. Mémé fait d'abord
"chauffer" les lampes de la T.S.F. Le son arrive seulement
après. Dans le placard il y a une réserve de ces
grosses ampoules un peu tordues avec des picots en dessous, spécialement
fabriquées pour les Radios. L'orage menaçant, juste
au-dessus de nous, Pépé éteint la Radio.
Les trois femmes ne sauront jamais la suite de leur histoire.
L'orage gronde, les roulements du tonnerre nous apeurent, les
éclairs qui se succèdent sans discontinuer, nous
terrifient. Nous mourons de soif. "Je file au puits chercher
de l'eau fraîche'" dit Pépé. Il prend
une bouteille en verre, vert foncé, la tâte, trouve
que son contenu est trop chaud, attend une accalmie et fonce
tête baissée vers la passerelle tout en secouant
sa bouteille pour qu'elle se vide plus vite. Une exquise odeur
parfumée s'exhale de la passerelle ainsi baptisée.
Pépé vient de vider les trois quarts de la bouteille
de gnôle. Dommage, à l'occasion de certaines fêtes,
j'aime bien lécher un petit sucre trempé dans le
verre des grandes personnes. Cette gnôle est une fabrication
familiale. Joseph, le frère aîné de Pépé
perpétue la tradition. Leur père était bouilleur
de crue à Saint-Aignan-sur-Cher, et c'est Joseph qui a
hérité de la charge. Bon ! on ira en rechercher,
de la gnôle. En attendant, nous mourons toujours de soif.
Pépé repart à l'assaut du puits avec, cette
fois, une bouteille en verre blanc totalement vide.
Cet incident fut raconté des dizaines de fois, sauf
à Joseph, le radin, qui aurait sûrement refusé
de vendre un si bon produit du terroir à un frère
aussi tête en l'air.
A quelque temps de là, Grand'Mère décide
de vider ses armoires et emmène dans la chambre du haut
tous ses petits-enfants. En fait, elle ne sort pas le linge comme
au Printemps, non, elle sort des boîtes et des boîtes
de derrière les piles de draps. Elle a décidé
de faire du vide dans le courrier qui s'est accumulé là
depuis des années. Elle nous assoit sur le grand lit en
fer, celui qui a des boules sur ses barreaux, relie certaines
lettres, les froisse, les jette dans la cheminée. Elle
nous montre de drôles de cartes postales, mal recoloriées
de rose et de bleu délavés. Des cartes avec de
la dentelle passent de main en main. Des photos de soldats avec
des culottes rouges nous font rire aux éclats. "Mémé,
c'est une farce, personne ne met des culottes rouges" dit
la raisonnable Pierrette. " plutôt une méchante
farce" explique Mémé. "Les soldats se
faisaient tuer plus facilement à cause de cette culotte
que les lapins dans les garennes à l'ouverture de la chasse."
Nous ne comprenons pas tout, mais nous retenons qu'il est dangereux
de porter une culotte rouge. Mémé continue de sortir
ses coffrets bourrés de souvenirs et d'entasser des feuilles
froissées dans la cheminée. Elle pense sûrement
à tous ces gens qu'elle a connus et qu'elle ne voit plus.
Elle se redresse et dit "Ce soir je descendrai ce tas dans
le panier à bois, c'est l'heure de préparer le
repas de midi. Nous dévalons les escaliers en criant comme
des fous : nous avons été trop sages trop longtemps.
La journée se passe sans incident. Au coucher, nous
faisons un peu "la foire" en nous battant avec les
oreillers de plumes. Plusieurs rappels à l'ordre sont
nécessaires pour rétablir le calme. La cheminée
en face du pied de lit est joliment décorée de
papier fleuri. Sur le côté droit, une mignonne petite
porte retenue par un crochet. Il est dix heures du soir, il fait
grand jour et nous n'avons pas sommeil. " Et si on brûlait
ce tas ? Comme ça Mémé n'aurait pas à
le descendre ! Aussitôt dit, aussitôt fait. Une chaise,
une main, la boîte d'allumettes rigoureusement interdite,
passe du rebord de la cheminée au foyer. Il faut plusieurs
allumettes avant que la première flamme ne se décide
à se montrer. Nous avons ouvert la petite porte comme
nous l'avons vu faire "pour bien démarrer le tirage".
Et ça flambe, et ça ronfle. Une chaleur intense
se dégage dans la pièce. De hautes flammes nous
empêchent de refermer la petite porte. Nous ne nous décidons
toujours pas à appeler.
Chaque soir Grand-Père prend le frais en fumant une
dernière cigarette. Il se promène tranquillement
sur la terrasse, fait demi-tour et rentre dans la Grande Salle
après quoi il verrouille toutes les portes. Ce soir, en
faisant demi-tour, il aperçoit de hautes flammes qui sortent
de la cheminée. Il pousse un juron "Bon sang y'a
le feu. Caroline, Denise, Zabeth, y'a le feu chez les gosses."
hurle-t-il à pleins poumons. Quatre à quatre les
femmes nous sortent, prennent des seaux d'eau, les cruches pour
la toilette du matin, vident avec ardeur de grandes quantités
d'eau mais le feu ne cède pas. Le tuyau d'arrosage n'est
d'aucun secours ; l'eau ne peut monter si haut. Pépé
arrive du jardin avec de grands seaux remplis de terre. A la
longue, le feu dans la cheminée meurt étouffé,
mais pas celui des conduits qui continue inlassablement à
ronfler. Rien à faire, dit Grand-Père, ce sont
la suie et les goudrons qui brûlent. Il ajoute mi-inquiet,
mi-rassurant : On devait faire ramoner à la fin du mois,
je crois bien que c'est fait".
Vous pouvez me croire nous n'avons même pas reçu
de raclée. Ce soir, Pépé et Mémé
règlent leurs comptes. Ils ont beau parler à voix
basses, j'entends tout à travers la cloison. Pépé
dit : Laisser du papier et des allumettes à portée
des gamins, c'est tenter le diable. Mémé attaque
: Avec ta négligence proverbiale, y'aurait pas eu le feu
si tu m'avais écoutée. Tu devais t'en occuper au
printemps. Le 15 Août est passé et toujours pas
de ramoneur.
La conversation dure longtemps, mais nous finissons par nous
endormir avant de savoir la fin, tout danger écarté,
dans une odeur épouvantable, la fenêtre grande ouverte,
sous la clarté d'une belle nuit d'été.
La Maison ! Nous l'avons revue il y a peu de temps. Nous avons
arrêté la voiture de l'autre côté de
la chaussée et nous sommes restés là plantés
comme des imbéciles à la regarder. Notre présence
insolite a effarouché un gentil petit garçon perché
à six ou sept mètres au-dessus de nos têtes.
L'enfant a appelé son grand-père. L'homme soupçonneux
nous a interpellés. "Nous regardons la maison"
ai-je répondu. Nous nous sommes engouffrés dans
la voiture, Dédé, sa femme, mon mari et moi, sans
oser dire à cet homme notre ardent désir de rentrer,
de revoir le sous-sol, la Grande Pièce, les chambres,
la terrasse, le jardin, le puits, le Petit Bois. Nous nous sommes
enfuis avec nos souvenirs et une immense tristesse au fond du
cur .
Montpellier, le 8 décembre 1995 |