Mon ombre s'étire loin, très loin. Le soleil
décline.
Je me pressais, car, comme tous les jours en cette saison,
la pluie arrive avec la nuit. Ma cabane est mon seul refuge.
Aujourd'hui, la pêche m'a donné de quoi vivre
jusqu'à demain. Après, je verrai bien. Je ne me
débrouille pas si mal après tout. Tout le monde
m'a pris pour un vieux fou lorsque j'ai décidé
de venir vivre ici. "Le pauvre vieux Phap" doit-on
dire de moi, lors des rares discussions où il peut s'agir
de ma personne. Et ceci tout simplement parce que, ma barbe prenant
une ampleur toujours plus importante et sa blancheur étant
toujours plus marquée, je me suis décidé
à vivre seul les quelques années qui me restent.
Loin de l'agitation des cités.
Je me suis construit une cabane en pleine forêt, à
mi-chemin entre le lac et la grande prairie. C'est l'une des
rares forêts qui ait résisté. Et puis, je
trouve stupide de continuer à s'entasser dans les villes,
comme avant. Le nombre d'êtres humains étant passé
de plus de dix milliards à quelques centaines de millions
en un éclair, les rescapés se sont regroupés
dans ce qui restait des anciennes villes. Peut-on vraiment dire
qu'ils vivent dans ces cités délabrées ?
C'est en rêvant à l'ancien temps que j'ouvre
la porte de ma cabane. Tiens, il me faudra confectionner un nouveau
système de verrouillage : celui-ci se fait vieux lui aussi
et, d'ici peu, il ne sera plus fonctionnel. Je m'en occuperai
dès demain. Je préfèrerais que ma demeure,
aussi humble soit-elle, me protége des rôdeurs.
La pluie frappe sur les planches à peine jointives
de ma cabane. Il ne pleut pas à l'intérieur, et
c'est le principal. Il commence à faire nuit. Je vais
allumer la lampe à gaz. Où donc ai-je posé
mon briquet ? Pas si fou le vieux Phap ! En cinquante voyages,
j'ai apporté ici de quoi survivre des années. Alors
qu'en ville... Il faut dire qu'on n'y vit plus longtemps : on
ne dénombre plus les cas de folie subite, de maladies
inconnues et autres virus. Ah, voici mon briquet.
- N'allumez pas... s'il vous plaît.
J'arrête mon geste, figé de stupeur. La voix,
mal assurée, me revient :
- Qui est là ? Qui êtes vous ?
En un instant, j'imagine plusieurs possibilités : un
vieil ami de la ville venant me voir ? Improbable. Un de ces
rôdeurs qui serait entré profitant de ma serrure
défaillante ? Mais ils ne parlent guère d'ordinaire.
La voix s'élève à nouveau, très calme,
très douce, presque chantante :
- N'ayez pas peur de moi, vous n'avez rien à craindre.
Excusez-moi pour cette intrusion dans votre vie Monsieur Phap.
Car c'est ainsi que vous vous nommez, n'est-ce-pas ? Cela fait
plusieurs nuits que je vous observe ; vous avez prononcé
ce nom plusieurs fois, assis devant la cheminée.
La voix de mon visiteur est presque mélodieuse. Dans
d'autres circonstances, je l'aurais sûrement appréciée.
Elle a un effet anesthésiant. Et pourtant, je tremble.
La surprise, certainement.
- Il y a longtemps que le vieux Phap n'a plus peur de rien
jeune homme.
- Monsieur Phap, je suis venu vous raconter ma vie. Plus que
ma vie même, celle de mon peuple. Asseyez-vous donc dans
votre fauteuil d'osier avec votre pipe, à votre habitude.
Je scrute l'obscurité, cherchant à distinguer
mon interlocuteur. Mais le noir est complet maintenant. Obéissant,
curieux, je m'assois dans le fauteuil, près de la cheminée.
Mes habitudes sont connues de mon visiteur. Alors il sait aussi
que j'allume un bon feu à l'ordinaire. D'ailleurs je vais
en préparer un. Diable, comment peut-on m'avoir observé
plusieurs jours, sans que je m'en aperçoive ?
- Peut-être cette histoire va-t-elle vous sembler quelque
peu obscure, mais je tiens à ce qu'un Hopak sache, avant
que je ne me volatilise...
- Un Hopak ? Volatilise ? Je ne suis pas aussi fou qu'on le prétend,
et si vous pensez que je vais écouter vos sornettes...
- Un instant, je vous prie. Je ne vous crois pas fou, pas le
moins du monde. Reprenez place dans le fauteuil, écoutez-moi.
Je me demande si mon visiteur n'abuse pas de ma crédulité.
J'avoue qu'une pointe de crainte subsiste en moi. J'ai beau essayer
de ma raisonner, j'ai froid dans le dos. A moins que ce ne soit
la fraîcheur qui envahit la maison.
- Hopak, c'est le nom de votre peuple. Nous vous avons baptisés
ainsi. Lorsque nous sommes arrivés sur Terre, l'Homme
n'existait pas encore. Nous pensions y trouver un refuge. Notre
monde avait été dévasté par un cataclysme
naturel terrifiant.
Il me semble discerner dans la voix de mon visiteur une intonation
qui s'apparente à un sentiment bien humain : l'amertume.
- Nous sommes arrivés sur Terre de nuit, en plein désert.
Nous ne connaissions rien de la physique terrestre, ni des lois
qui régissent votre système solaire. La plupart
d'entre nous ont été volatilisés dès
le lendemain de notre arrivée.
- Mais, en plein désert, qui...
- Patience Monsieur Phap, patience. Certains d'entre nous ont
tout de même eu la chance de trouver une grotte où
se réfugier. Tous les autres... Au plus profond de notre
abri, nous avons tenu conseil. Il a été facile
de déterminer qui était notre ennemi, et comment
étaient morts nos... nos amis. Oui, ami est le mot. Nous
ne vivons pas en famille comme vous autres, les Hopaks. Mais
je m'éloigne de mon sujet. Je vous disais donc...
Mon visiteur semble m'ignorer de plus en plus. Il revit son
propre passé, et m'oublit. Pour me donner une contenance,
je commence à bourrer ma pipe.
La voix continue son monologue, ne me laissant pas le temps d'imaginer
qui peut être mon inconnu.
- Notre conseil a décidé de quitter la Terre
au plus vite. Mais se ne fut pas aussi simple que nous le pensions.
Tout d'abord, nous nous sommes aperçus que l'engin -comment
l'appeler autrement- qui nous avait amenés chez vous n'existait
plus. Puis, nous avons découvert que rien sur Terre ne
permettait sa reconstruction. Il nous fallait donc nous adapter,
ou disparaître. Ainsi, nous avons décidé
d'explorer la planète. Nous avons marché. Longtemps.
Ou plus exactement, nous nous sommes déplacés,
sur le sable et les pierres. Nous sommes arrivés à
la limite du désert, pour découvrir la faune, et
la flore terrestres. Nous nous sommes installés, espérant
cette seconde tentative moins meurtrière que la précédente.
Au dehors, l'orage s'est mis à gronder avec une force
inhabituelle.
- Une nouvelle vie commençait : nous dépendions
maintenant d'un protecteur, pour ne pas être volatilisés.
Vos grottes n'étaient pas assez nombreuses, et ne nous
permettaient pas de nous déplacer. Nous sommes, encore
aujourd'hui, en bi-vie avec tout ce qui existe sur Terre. Même
avec vous Monsieur Phap.
Ainsi, mon visiteur veut me faire croire que quelqu'un, ou
quelque chose vit avec moi. D'où vient le fait que je
me sente tout-à-coup gêné ? J'allumerai bien
ma pipe.
- Nous avons appris à onduler sur l'herbe, à
passer sous vos voitures, à être déformés
par des milliers de pieds inconscients. La nuit, par contre,
nous est très agréable.
- Et après ceci, vous croyez que nous ne vous connaissons
pas ?
- Votre peuple voit le notre, vous savez que nous existons. Et
pourtant, si je vous disais qui nous sommes...
Mais mon visiteur se tait. J'ai besoin d'allumer cette sacrée
pipe. Elle reste ma seule attache avec le réel, face à
l'étrange qui se produit dans ma petite cabane. Je sors
mon briquet.
- Un instant, Monsieur Phap. Je préfèrerais
que vous sortiez pour allumer votre pipe. Ensuite, revenez vous
installer dans votre fauteuil. Pendant ce temps, je resterai
à l'autre bout de la pièce.
Je me lève. J'ouvre grand la porte. L'air frais et
humide inonde immédiatement la pièce. Machinalement,
j'allume ma pipe, songeur. Lorsque je referme la porte, mes vêtements
sont trempés. Sacré orage.
Dans la pièce, aucun bruit n'est perceptible. Ce silence
m'inquiéte :
- Vous êtes toujours là ?
- Oui, Monsieur Phap.
- Je voudrais savoir : pourquoi me raconter tout cela ?
Une voix proche, très proche, me dit alors :
- Attendez, Monsieur Phap. Je vais finir mon histoire. Nous
ne vivons pas de la même manière que vous, les Hopaks.
Nous ne mangeons pas, ne dormons pas, ne nous reproduisons pas.
Du moins, pas comme vous l'entendez. Simplement,nous nous dédoublons,
ou nous regroupons, selon les besoins. Nous ne connaissons pas
non plus la notion d'âge, qui vous est si chère.
Un silence, un très long silence. Une fois de plus,
à travers ces charades, je cherche à définir
quel genre d'être est mon visiteur. Quel est son aspect
? Le vieux Phap devient-il fou comme on le dit ? Je porte ma
pipe à la bouche. Elle s'est éteinte.
- J'étais en bi-vie avec un Hopak, depuis la première
fois qu'il sortit du monde de l'inconscience. Avant, je faisais
parti d'un autre être de mon peuple. Ainsi nous cédons
un... morceau de nous même à chaque nouvelle naissance.
Chaque nouvel être devient pour nous un protecteur. Ceci
est très important pour nous : si un Hopak, un seul, n'était
pas en bi-vie avec nous, notre existence - que nous voulons secrète
- serait dévoilée.
L'orage redouble de violence.
- Monsieur Phap, vous être un esprit ouvert. Je voulais
vous faire le cadeau de ce récit, avant de me volatiliser
à mon tour. Je vais disparaître, ce matin. Dans
un instant, en fait.
De nombreuses questions tourbillonnaient dans mon cerveau
fatigué. Mon visiteur ne pouvait partir en me laissant
dans l'ignorance.
- Un instant, ne partez pas encore. Parlez-moi encore de vous
: quel est votre aspect ?
- Le temps presse, et le soleil va bientôt se lever. Mon
aspect ? Il est le vôtre, Monsieur Phap,
- Peut-être pourrais-je allumer ?
- Vous ne me verrez jamais, j'en ai peur, car voici le soleil.
Et une Ombre a besoin d'un écran pour survivre à
la présence de la lumière... et j'ai quitté
mon Hopak, Monsieur Phap.
A travers les nuages gris, un rayon de soleil entra par la
fenêtre.
Palo-Alto,
Août - Septembre 1981 |