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Dominique Prévot

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28 XII 2015

Le Vol de la Bulle - © Dominique PRÉVOT
Chapitre 7

Pour ce 31 décembre, madame Hudson avait préparé un dîner à la hauteur des circonstances. Même si nous ne changions pas de siècle, comme Holmes s'était évertué à me l'expliquer, il n'en restait pas moins que d'ici quelques heures, nous allions passer au 1er janvier de l'an 1900, année non bissextile, en application du calendrier grégorien, comme me le précisa le cardinal Grassi.

Nous avions occupé la journée du mieux possible. Je m'étais absenté quelques instants pour une course rapide. Puis, je repris ma lecture abandonnée la veille, mais la délaissai rapidement pour relire mes notes concernant deux aventures récentes : celle de l'héritage musical et singulier reçu par une jeune fille, et celle, plus étrange, de l'automate qui refusait de gagner aux cartes.

Il était déjà dix heures du soir et Madame Hudson avait toutes les peines de monde à garder ses plats au chaud sans qu'ils en pâtissent lorsque Holmes fit irruption dans le salon, couvert de neige.

- Bonjour, messieurs. Belle journée, n'est-ce pas, bien qu'un peu neigeuse. Madame Hudson avait raison, une fois de plus. Je lui ai demandé de rajouter un couvert, nous attendons un invité. Excusez-moi de vous avoir fait attendre, quelques courses m'ont retardé.

- Des courses ? m'exclamai-je.

- Je me change et je suis à vous, dit-il avant de disparaître dans sa chambre. Ah, Watson ! Gardez votre arme à portée de main, on ne sait jamais !

Je sortis mon arme, sous le regard inquiet du cardinal, et la posai à côté de mon assiette. Je songeai tristement que le crime rodait quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit, et même à la veille d'une nouvelle année. Tout à coup, des pas précipités se firent entendre dans les escaliers. Je saisis mon arme, indiquant au cardinal, d'un geste de la main, de se dissimuler dans ma chambre, et ouvrit prestement la porte. Je me retrouvai face à un Lestrade tout rouge d'avoir tant couru.

- Bonjour Docteur. C'est ainsi que vous recevez vos invités ? Ces méthodes ne m'étonneraient guère venant de Holmes, mais de vous, Docteur…

- Ne persiflez pas Lestrade, et entrez, lança Holmes depuis sa chambre.

- Hum… Quelle équipée pour arriver ici : pas un cab disponible ! Et ce mot de Monsieur Holmes : " Venez toutes affaires cessantes, ou demain ne sera plus demain ". Une blague de votre ami, Docteur ?

- Je ne crois pas Lestrade, bien que je n'aurais pas formulé le message ainsi, répondis-je.

- Excusez cette mise en scène, inspecteur, dit Holmes en sortant de sa chambre. L'affaire est néanmoins des plus sérieuses. Vous connaissez le cardinal Grassi ?

- Bien sûr. Bien que, officiellement, je ne l'aie jamais rencontré, ajouta Lestrade avec malice.

- Je suis heureux de vous revoir inspecteur, dit le cardinal.

- Passons à table maintenant, nous n'avons que trop fait patienter Madame Hudson, lança Holmes.

Bien que l'envie de savoir à quoi tout cela rimait me tenaillât, je m'installai à table avec les autres convives. Madame Hudson s'était surpassée et ses plats étaient incontestablement ceux d'un excellent cordon bleu . Holmes regardait fréquemment sa montre. Il anima la discussion, dissertant sur la curieuse nature de l'homme, et sa diversité toujours déconcertante pour celui qui n'a pas l'esprit ouvert. Nous le connaissions suffisamment les uns et les autres pour ne pas l'interrompre ou le questionner sur ces recherches de la journée.

- Ah, ah ! Bientôt minuit, dit Holmes alors que nous commencions le dessert.

- J'ai quelques cadeaux pour nos invités Holmes, dis-je. C'est un jour à célébrer, quoique vous en pensiez !

Et je sortis un paquet pour le cardinal, que j'avais acheté cette après-midi, et un autre pour Holmes. Contrairement à toute attente, mon ami ne parut pas surpris. Lui m'étonna par contre : il me tendit également un paquet. J'étais gêné vis-à-vis de nos invités, et Holmes s'en aperçut.

- Je ne vous ai pas oublié : j'ai préparé, avec l'aide de mon ami Watson, un cadeau pour chacun d'entre vous, messieurs.

J'eus certainement l'air très surpris, mais personne ne sembla s'en apercevoir.

- Les voici qui arrivent : Watson, Lestrade, attention !

Des pas pressés montaient les escaliers. Holmes se leva et nous invita d'un geste à le rejoindre près de la poste. A peine y étions-nous que celle-ci vola grande ouverte. Un homme se tenait dans l'embrasure. Il ressemblait à s'y méprendre à Edward Harrison, si ce n'étaient une balafre, qui lui couvrait le bas du visage, et ses yeux, qui étaient noirs et profonds, et où luisait une démence furieuse. Il tenait une arme à feu dans la main. Nous ne fûmes pas trop de trois pour le maîtriser tant sa vigueur, décuplée par la rage, était forte.

Lestrade lui passa les menottes et je lui administrai un tranquillisant qui l'endormit pratiquement instantanément. Holmes le fouilla consciencieusement.

- Je disais donc, voici votre cadeau Lestrade : Charles Harrison. Meurtres, vols, et folie furieuse, comme vous avez pu le constater. Une belle prise de fin d'année inspecteur. Et voici le vôtre, Monseigneur, ajouta Holmes en tendant un rouleau en métal.

Le cardinal se leva et tendit une main tremblante vers le rouleau. Il se saisit de l'objet, l'ouvrit délicatement et en sortit plusieurs feuillets de parchemin. Il acquiesça de la tête en regardant Holmes.

- Merci, Monsieur Holmes. L'Eglise vous en est infiniment reconnaissante. Je ne sais comment vous y êtes parvenu mais, une fois encore, vous n'avez pas usurpé votre renommée.

- Oui, comment y êtes-vous parvenu, Holmes, racontez-nous ! demandai-je.

- Fort bien.

Nous nous dirigeâmes auprès de la cheminée. Le cardinal Grassi et moi-même nous installâmes dans les fauteuils. Lestrade se saisit d'un chaise, et Holmes préféra rester debout, observant le feu.

- Charles Harrison avait laissé beaucoup d'indices, pour qui sait les lire. Voici un homme que tout le monde pense mort, qui a fait l'armée des Indes, fume un mélange de tabac indien de la région de Raipur, n'hésite pas à se faire passer pour son frère jumeau, et à lui faire endosser une agression, voire un meurtre s'il était parvenu à ses fins. Il était en Italie il y a moins de deux semaines. Tout cela suffisait, assurément, pour le retrouver. Je commençai par le bureau de l'armée des Indes : là, un colonel à la retraite pour lequel j'avais démêlé une affaire somme toute assez simple, me confirma les circonstances singulières de la mort de Harrison. Tout d'abord, celui-ci fut blessé au visage lors d'une rixe sur un marché. Gravement touché, il est resté plusieurs semaines entre la vie et la mort. C'est probablement de cette époque que date son déséquilibre. Il fût ensuite réaffecté au sein de son régiment. D'après les rapports militaires, Harrison, avec une faible troupe, tomba quelques temps plus tard dans une embuscade menée par des rebelles indiens. Il a tout d'abord été porté disparu. C'est l'un des survivants qui, de retour à Londres, a déclaré à la famille l'avoir vu mort. Mais en fait, le corps n'a jamais été retrouvé. Ou plus exactement, il a été retrouvé deux jours plus tard, atrocement mutilé. De fait, seuls ses effets personnels ont permis de l'identifier : sa montre, ses papiers… Il est clair aujourd'hui que tout ceci n'était qu'un coup monté par Charles Harrison pour déserter et refaire sa vie. La suite des évènements demandera à être confirmée avec plus de détails. Mais je crains que Harrison n'ait été entraîné dans des pratiques aussi étranges que maléfiques, lors de son séjour chez ses nouveaux alliés indiens avec qui il avait ourdi cette mise en scène dangereuse et machiavélique, et qui lui permettait de disparaître. La secte de Nyàrlâchtu est extrêmement active dans la région de Raipur, où Charles Harrison était affecté.

Holmes prépara lentement une pipe, sortant délicatement son tabac de sa babouche. Il l'alluma, le regard fixe. Puis, il se retourna vers le cardinal Grassi.

- D'après un numéro du Times que j'ai retrouvé, un homme d'église, un certain Bassery, missionné par le Pape, a été enlevé à Bombay. C'était en 1898. Les auteurs de ce rapt étaient des fanatiques religieux, haïssant nos valeurs, et adorateurs d'un dieu hideux, Nyàrlâchtu. Lors de son enlèvement, Bassery s'est laissé influencer par les propos violents et les adorations de cette secte, comme Harrison quelques années plus tôt. Vous le confondrez sans erreur, Monseigneur, s'il porte un tatouage représentant sept tentacules entrelacés, comme celui-ci !

Holmes souleva la manche de Harrison, toujours inconscient, et nous dévoila un tatouage hideux sur l'avant bras de l'ancien militaire.

- En fait, précisa Holmes avec un rictus, ma monographie sur les tatouages et leurs origines m'a permis de connaître ces faits pratiquement avant de les vérifier. Sans aucun doute Harisson a rencontré Bassery lors de son enlèvement. Je ne serais pas surpris d'apprendre que l'ancien lieutenant était l'instigateur de ce rapt. Nous voici donc en présence de deux hommes nouvellement convertis à une croyance exotique mais abominable. Là, c'est certainement l'homme d'église qui propose ce plan qui pouvait déstabiliser le Pape. Le vol est mis au point, consciencieusement, d'une manière pratiquement militaire, n'est-ce pas Watson ? Ils attendent la période propice, très proche de la date du concile. Harrison a dû faire surveiller son frère à Londres. Il profite de son passage à Rome, chance extraordinaire, pour accomplir son forfait sans se cacher, faisant ainsi accuser son jumeau s'il était reconnu. C'est vous, Monseigneur, qui serez le premier grain de sable dans leur rouage démoniaque : vous enquêtez rapidement et efficacement. Puis, en venant me voir, vous leur faîtes perdre toute notion de discrétion et d'organisation. Ils vous agressent en plein jour, juste devant ma fenêtre !

- Ces hommes sont fous ! m'exclamai-je. Mais comment les avez-vous retrouvés ?

- Oui, Watson, ils sont fous. Nyàrlâchtu remercie ses adorateurs en leur apportant la folie. C'est une simple visite dans le monde des dieux selon eux. Les retrouver à Londres m'a occupé pratiquement toute la journée. J'ai traîné dans les pubs infâmes, les bouges du port, les maisons sans vitrine de l'East End où toutes sortes d'alcool et de drogue se vendent à l'abri des regards.

Holmes remonta sa propre manche et dévoila à nos regards stupéfaits le même tatouage que celui de Harrison.

- N'ayez crainte, il partira d'ici quelques jours. C'est ce signe qui m'a permis de remonter jusqu'à la secte, établie au cœur de notre cité. Le dévoilant avec précautions, affirmant avoir un message urgent à transmettre, je finis par rencontrer, dans un bar bondé et enfumé, un homme que je connaissais déjà pour avoir rencontré son frère : Charles Harrison. Vous le constaterez tout à l'heure, Lestrade, l'homme est fou au dernier degré. Je lui ai dit que je retenais chez moi un cardinal, celui qu'il avait manqué de tuer. Je lui ai rappelé que son dieu n'aimait pas ceux qui échouent, et que je considérais qu'il était incapable de tenir son rôle au sein de la secte plus longtemps. Heureusement, je me suis baissé à temps pour ne pas recevoir en plein visage la bouteille dont il s'était saisie, mais pas assez discrètement. Par contre, mon voisin l'a reçue, lui. Il s'en est suivi une bagarre générale, à laquelle j'échappai rapidement, non sans quelques recours à mes connaissances du baritsu, je dois dire. Le reste est assez simple. Je laissai quelques mots à des indicateurs dans cette basse ville, assez pour orienter notre homme jusqu'à chez nous, mais trop peu pour qu'il nous surprenne avant la fin du réveillon, tout de même ! Son étonnement n'a dû avoir d'égale que sa fureur, lorsqu'il constata que l'homme qu'il recherchait n'était autre que le détective qu'il avait voulu tenir à l'écart de ses plans, en tentant de tuer le cardinal ! Tenez Lestrade, voici l'adresse où ces fous se réunissent régulièrement. Cela signifiera certainement une promotion pour vous mon ami !

Lestrade prit le papier que Holmes lui tendait, tout en le regardant avec une mine étonnée.

- Holmes, un instant tout de même, dis-je. Harrison portait la bulle sur lui. Comment pouviez-vous en être certain ?

- C'est vous le médecin, Watson. Un homme au dernier degré de la folie, qui craint d'être découvert mais qui n'hésite pas à se jeter tête baissée dans un piège grossier, se séparerait-il de ce qui représente sa réussite ?

- Non, certainement pas, répondis-je après réflexion.

- A moins qu'il ne l'ai vendu à quelques opposants du Pape, ou rendu à Bassery puisque nous avons qu'il devait se rendre à Londres bientôt… dit Holmes. Mais nous sommes intervenus avant cela, messieurs.

- Amen, soupira le cardinal Grassi.

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