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Notre petit monde - Site de la famille Prévot

Dominique Prévot

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28 XII 2015

L'Héritage dissonant - © Dominique PRÉVOT

Chapitre 2

Quelques instants plus tard, Mrs Hudson introduisait un homme d'âge avancé, bien qu'encore fort vaillant. Il était grand et large d'épaules. Son visage sévère était barré par une longue moustache soignée et fournie, assortie de favoris à l'unisson. Mrs Hudson débarrassa notre hôte de son long manteau et de son chapeau de bonne facture, bien que de forme originale. Il souhaita garder sa canne qu'il agitait sans répit. Il attendit que la porte ait été refermée pour prendre la parole.

- Monsieur Holmes ?

Je me tournai vers mon ami, qui n'avait pas encore bougé, mais qui se leva l'œil pétillant.

- Herr Von Freiburg ! Enchanté de faire votre connaissance. Qu'est-ce qui peut bien mener un chef d'orchestre de votre renommée à quitter ses répétitions, et à nous rendre visite ?

Notre visiteur marqua un moment d'hésitation, mais se ressaisit rapidement, posant son regard sur moi, puis sur Holmes.

- Vous pouvez parler devant le docteur Watson, ajouta Holmes. Il est la discrétion même.

- Vous me connaissez donc Monsieur ?

- Pas avant que vous n'entriez ici.

- Personne n'était informé de ma visite. Comment savez-vous donc qui je suis ?

- Soit, je vais vous expliquer. Bien que votre anglais soit des meilleurs, votre accent m'a indiqué que vous étiez germanophone. Vos habits sont manifestement de confection viennoise. Votre maintien et votre air autoritaire sont ceux de quelqu'un habitué à commander. Par ailleurs, cette façon de tenir votre canne en la déplaçant sans relâche comme vous le faites certainement avec votre baguette de chef d'orchestre est révélateur de profession. Quant à votre nom, il apparaît plusieurs fois dans les colonnes du Times d'aujourd'hui, parlant des œuvres de Strauss. Votre accent, votre métier et les concerts viennois actuellement à l'affiche, dont nous parlions justement tout à l'heure, le lien était à la portée de tous, ajouta Holmes en indiquant un fauteuil au maestro. Rien de bien difficile en tout cela.

Ce dernier s'assit et parut se détendre un instant. Il se pencha vers Holmes.

- Tout cela est fort édifiant. Cela étant, l'affaire qui m'amène est des plus urgentes. A l'invitation du Albert Hall, mon orchestre et moi-même sommes arrivés à Londres il y a une semaine. Les répétitions doivent se terminer dans cinq jours. Ensuite, nous donnerons huit concerts, et nous attendons maints spectateurs de renom. Mais voyez-vous, j'ai été victime d'un vol.

L'attention de Holmes parut plus marquée.

- On m'a volé une sacoche en cuir.

- Que contenait-elle ?

- Mes partitions.

L'homme marqua une pause.

- Certainement, l'un de vos musiciens les aura confondues avec les siennes.

- Non, je vous assure. Dessus figuraient toutes mes annotations, des mois de travail...

Holmes se taisait. Cette attitude manquait de courtoisie envers notre hôte, et je pris la parole.

- Excusez le néophyte que je suis maestro, dis-je, mais jouer le Beau Danube Bleu est certainement à votre portée, même sans partition, je suppose ?

- Non, je ne peux diriger sans cette sacoche.

Holmes détendit ses longues jambes puis se dressa.

- Je suis désolé. Je ne puis rien faire pour vous.

- Mais enfin, Holmes ! m'étonnais-je. Notre visiteur a certainement besoin de nos services. Ces partitions représentent un travail important.

- Je suis musicien moi-même Watson, ne l'oubliez pas. Notre hôte pourrait diriger l'orchestre avec lequel il est venu, et dont il connaît chaque musicien, même sans aucune partition, je vous le garantis. Je ne peux travailler pour quelqu'un qui ne me raconte pas toute la vérité. Que contient donc cette sacoche, car c'est cela la vraie question, n'est-ce pas ?

Holmes et Von Freiburg se dévisagèrent un instant. Je ne savais s'ils allaient se jeter l'un sur l'autre, lorsque le sonore éclat de rire du maestro fit retomber la tension.

- Excusez-moi Monsieur Holmes. Je m'aperçois que votre réputation n'est point usurpée. Mieux vaut que je vous raconte toute l'histoire depuis le début, en tâchant de ne rien omettre. Mais avant tout, connaissez-vous Johann Strauss ?

A mon grand étonnement, j'entendis Holmes donner une réponse à laquelle je ne m'attendais guère.

- Il m'a été donné d'écouter un concert dirigé par Johann Strauss fils, à Vienne, mais je ne l'ai pas rencontré personnellement.

- La famille Strauss est celle qui a apporté à la valse sa plus grande renommée. A eux seuls, ils ont composé plus de 600 œuvres. Il fallait voir le père, ou le fils, diriger leur orchestre. Au palais comme à la ville, tout le monde vivait au rythme de la valse. Je n'y ai pas échappé. J'ai eu la chance de connaître Johann, le fils, dans la brasserie de Vienne que son père a rendu célèbre lorsqu'il y débuta. A cette époque, j'y dirigeai leurs œuvres, et il vint me voir pour échanger quelques impressions au sujet de mes interprétations. Nous avons sympathisé, et il m'invita de nombreuses fois chez lui, ou me demanda de l'accompagner à des bals et à des concerts où lui-même était invité. J'étais devenu un proche de la famille Strauss. Un proche, c'est-à-dire qu'on m'acceptait, car je ne risquais pas de faire de l'ombre à la famille, n'étant pas moi-même compositeur.

- Connaissiez-vous également ses frères, Joseph et Eduard, je crois ?

- Très peu. Les frères Strauss se haïssaient. Il y avait à cela divers motifs, dont le principal était la renommée. C'était l'enjeu de ces génies musicaux. Ils s'accusaient sans relâche du vol d'une mélodie, du détournement d'une phrase musicale, ou d'un amour volé. Ils en venaient parfois à se battre entre eux, même en public. Quand Johann est mort, l'année dernière, Eduard fut accusé d'avoir détruit certaines partitions de son aîné : huit valses, trois polkas, deux quadrilles et deux marches.

Le regard gris de Holmes se fit plus intense.

- Comment vous est-il possible d'être si précis puisque les documents ont été détruits ?

Le chef d'orchestre eut un petit sourire triste.

- Voyez-vous, Monsieur Holmes, Docteur Watson, ces documents n'ont pas été détruits. Un an avant sa mort environ, Johann vint me voir et me remis une sacoche en cuir contenant des feuillets enliassés. Il me demanda de les garder, ajoutant qu'il pensait qu'ils seraient plus en sécurité chez moi que chez lui. Cette attitude ne m'étonna guère, la famille des Strauss vivant en perpétuelle mésentente. Lorsque l'aîné des Strauss est mort, je me suis présenté à sa demeure avec la liasse de feuillets, dûment enfermés dans la sacoche. Je n'y avais pas touché depuis qu'ils m'avaient été confiés. Mais, même en ce jour, la famille se battait, dans la maison même où Johann reposait sur son lit de mort. Après avoir présenté rapidement mes condoléances, je décidai finalement de garder les documents. Voyez-vous, j'ai craint qu'ils ne les détruisent : c'était des partitions originales.

- Et ce sont ces documents qui vous ont été volés, et non je ne sais quelle partition insignifiante, dit Holmes avec intérêt.

- Oui, vous avez raison. Ces papiers n'étaient rien moins que les œuvres dont on pensait qu'elles avaient été détruites par son frère. J'ai voulu profiter de l'occasion qui nous était donnée de jouer à Londres devant un public fameux de connaisseurs pour présenter quelques-unes de ces œuvres inconnues de tous.

- Quand et comment vous êtes-vous aperçu de la disparition de vos partitions ?

- Ce matin, en regagnant ma chambre, avoir pris mon petit déjeuner, monsieur Holmes. Je m'apprêtai à me rendre aux répétitions, et lorsque je voulus prendre la sacoche, elle n'était plus à sa place. Je devais présenter ces œuvres pour la première fois à mes musiciens. Je les connais depuis suffisamment longtemps pour savoir qu'ils pouvaient assimiler deux ou trois nouvelles œuvres avant le premier concert.

- Vous en avez certainement des copies, ne serait ce que pour vos musiciens ?

- Oui. J'en avais exécuté une moi-même. Je l'ai ensuite confiée à mon ami Jack Russell, qui dirige une école de musique pour jeunes filles, ici, à Londres. Il a lui-même fait exécuter une vingtaine de copies, par ses élèves je crois, des trois œuvres que je lui avais confiées. Mais j'ai conservé les copies avec les originaux. Si seulement j'avais su !

- Ce vol s'est produit chez vous ? demanda Holmes tout à coup.

- Dans la chambre de mon hôtel.

- Vite, dit Holmes en se levant d'un bon. Les traces ne doivent pas encore être brouillée. Allons-y Watson, si Herr Von Freiburg en est d'accord, demanda Holmes avec un sourire de politesse.

Notre visiteur acquiesça, et nous nous retrouvâmes dans un cab fonçant sous la pluie, à travers Londres déserté par ses habitants réfugiés dans leur intérieur douillet. Ignorant le maestro, Holmes n'ouvrit pas la bouche durant le trajet, tirant sur sa pipe et regardant dehors. Ce départ abrupt et inexpliqué me laissais indécis.

- Qui d'autre avait connaissance de ces partitions Herr Von Freiburg ? demandais-je.

- Personne d'autre que Jack, sa femme et moi-même. Je ne m'en suis jamais confié à quiconque.

- Jack Russell ? Comment l'avez-vous connu ? continuais-je.

- Jack est un vieil ami. Nous avons fréquenté les mêmes salons de musique à Vienne. Son père était diplomate et résidait à Vienne avec sa famille. C'est la musique, pour laquelle nous vouions la même passion, qui nous a fait nous rencontrer. Nous partageons les mêmes goûts, d'une manière générale, et la même passion du rythme viennois, en particulier. Par la suite, nous sommes restés en contact, profitant de chaque occasion qui nous était donné de nous revoir.

- Votre confiance en lui et en sa femme est totale, j'imagine.

- Bien entendu.

Nous arrivâmes prestement au Bentley's Private Hotel. Aussitôt, Holmes descendit du fiacre et se précipita vers l'entrée de la grande bâtisse. Le maestro le suivait de près, mais bien qu'il soit aussi grand que mon ami, il avait bien du mal à accorder ses enjambées à celles du détective. Je dus régler le cocher, et lorsque j'entrai, trempé, dans le hall, je pus voir Holmes grimper quatre à quatre les marches qui menaient aux étages supérieurs.

Lorsque je parvins à les rejoindre, je constatai que mon ami avait laissé le chef d'orchestre dans le couloir. Je compris alors pourquoi il avait voulu venir ici sans délai, alors qu'il me semblait que nombre de points restaient à préciser : les chambres des clients de l'hôtel étaient en cours de nettoyage. Holmes furetait dans le salon, et ne se souciait plus de nous. Il examina avec un soin tout particulier les deux fauteuils, le dessus puis le dessous de la table, puis passa dans la chambre. Là, accroupi par terre, il scrutait ce que personne d'autres ne voyait. Se levant, il alla au lit, où il inspecta tout particulièrement les larges oreillers, puis défit soudainement le lit. Il prit la liberté d'ouvrir la fenêtre, puis la referma. Toujours sans nous jeter un regard, il inspecta la serrure de la porte, et ouvrit le battant d'une large armoire. Enfin, il s'adressa à Von Freiburg.

- C'est ici que vous conserviez la sacoche ? dit-il en montrant le bas de l'armoire.

- Oui.

- Néanmoins, cet hôtel possède un coffre à l'usage de ses clients.

- Je ne pensais pas que quelqu'un puisse me la prendre. Personne ne connaissait son existence.

- De quelle couleur était-elle ?

- Marron, assez clair.

- A quelle heure avez-vous déjeuné ?

- Pas avant huit heures, je crois.

- Vous n'avez pas déjeuné ici, il n'y a ni plateau, ni miettes. Vous êtes donc descendu prendre votre petit déjeuner dans la salle que j'ai aperçue en bas.

- Oui, c'est exact. Le vieil homme que je suis préfère la compagnie, même celle d'étrangers. L'habitude des salons viennois sans doute.

- Etes-vous certain que la sacoche était à sa place à ce moment-là ?

- Tout à fait, j'ai vérifié que les copies étaient bien avec les originaux juste avant de descendre.

- Hum... Pourquoi n'avez-vous donc pas alerté Scotland Yard, Herr Von Freiburg ?

- Lorsque j'ai constaté le vol, je me suis adressé à la Direction de l'hôtel, qui m'a recommandé vos services.

Holmes hocha la tête. Je me souvenais fort bien qu'une autre enquête nous avait déjà amené en ces lieux.

- Vous vivez seul à Londres Herr Von Freiburg ? demanda Holmes abruptement.

- Ma pauvre femme m'a quitté, il y a près de dix ans maintenant Monsieur Holmes, répliqua sèchement le maestro.

- Vous n'avez reçu personne depuis votre arrivée à Londres ?

- Voyons, ce n'est pas un endroit pour recevoir, répondit-il agacé. Retrouvez la sacoche en cuir, je vous paierai ce que vous voudrez.

- Mes honoraires sont fixes, Monsieur. Pourriez-vous nous accompagner chez votre ami Jack Russell ?

- Je suis au regret de vous annoncer que je ne puis laisser mes musiciens seuls trop longtemps : nous devons répéter, car nos concerts commencent bientôt.

- Nous nous reverrons donc sous peu Monsieur. Venez Watson, la partie s'engage !

Un couple descendait d'un fiacre, juste devant l'hôtel, et nous en profitâmes pour l'emprunter à notre tour. A peine étions-nous assis que Holmes releva et se précipita de nouveau dans l'hôtel.

- Attendez-moi Watson, j'en ai pour une minute.

Il revint dix minutes plus tard, ce qui mit notre cocher de bien mauvaise humeur. J'indiquai à ce dernier l'adresse de l'école de musique que nous avait laissée Von Freiburg, et me calai dans mon siège.

- Watson, pourquoi Von Freiburg nous ment-il ?

- Comment pouvez-vous affirmer cela Holmes ?

- Il a essayé de le faire une première fois lorsqu'il nous a rendu visite.

- Peut-être a-t-il cherché à vous éprouver ?

- Pff ! Pathétique !

- Expliquez moi comment vous en arrivez à cette affirmation je vous prie.

- Voilà un homme qui dit s'être fait voler. Pourtant, sa porte n'a pas été forcée, non plus que sa fenêtre, qui se trouve être au troisième étage.

- Un véritable professionnel y serait parvenu Holmes, ceci n'est pas une preuve.

- Admettons, bien que j'en doute. L'homme affirme avoir déjeuné avant huit heures. Renseignement pris auprès du personnel de l'hôtel, et excusez-moi de vous avoir fait attendre, Von Freiburg a terminé son petit déjeuner dès huit heures trente. Or, le portier l'a vu sortir quelques instants plus tard.

- Et alors ? Je ne vois pas où vous voulez en venir ?

- Ce n'est que vers dix heures quinze que notre maestro viennois prévient la direction de l'hôtel du vol. Et il n'est à Baker Street qu'après onze heures.

- Sans doute est-il allé voir quelques relations, ou acheter le journal, ou encore poster une lettre.

- Alors pourquoi a-t-il dit s'être aperçu du vol dès le retour de son petit déjeuner, c'est-à-dire vers huit heures trente ?

- Je ne sais pas Holmes. Est-ce si important ? Peut-être ne s'est-il aperçu du vol que lors de son retour, après être sorti.

- Hypothèses !

- Comment ça Holmes ?

- Je vous décris des faits et vous me parler d'éventualités, d'hypothèses. Tenez, je garde le meilleur pour la fin mon ami : selon ses dires, cet homme ne reçoit personne dans sa chambre. Mais voilà que je retrouve des cheveux blonds sur son oreiller. Par leur taille, je pencherai pour une femme, jeune probablement. Curieusement, bien que j'ai trouvé ces cheveux sur l'un des oreillers, je puis affirmer qu'une seule personne s'est couchée dans ce lit.

- C'est donc pour cela que vous avez défait ce lit. Si vous aviez vu la tête de ce pauvre Von Freiburg !

- Cela étant, admettez que cela fait beaucoup de cachotteries Watson !

- Mais pourquoi un homme qui requiert vos services vous mentirait-il Holmes ?

- Pourquoi ? Mais oui Watson ! Pourquoi ! C'est là qu'est la solution. Fidèle ami, c'est un plaisir que de discuter avec vous. Vous avez cette aisance pour mettre en exergue les points restés dans l'ombre ! Vous êtes d'une aide précieuse. Bravo Watson !

Je ne comprenais guère ce que mon ami cherchait à me dire, mais ce que je pris pour un compliment m'alla droit au cœur.

Le fiacre nous mena sans ménagement jusqu'à l'école de musique de Jack Russell, une vaste demeure du début du siècle précédent. Nous fûmes reçus sans attendre, avec pour seul carte de visite le nom du chef d'orchestre. Le bureau où l'on nous conduisit était somptueux. Il était richement décoré de tableaux et de documents encadrés, illustrant le thème de la musique. L'homme qui nous attendait était âgé d'une quarantaine d'années. Une telle différence avec Von Freiburg m'étonna, d'autant que ce dernier n'en avait rien dit. Il était grand, brun, habillé avec un soin calculé. Il portait une petite moustache très continentale et arborait un air jovial. Ses traits, avantageux, lui donnaient l'air d'un jeune Lord, ce qu'il n'était sûrement pas.

- Soyez les bienvenus messieurs. Les personnes envoyées par mon ami viennois méritent une attention particulière. Prendrez-vous un peu de Muscat ? Je le fais venir tout particulièrement du sud de la France.

- Merci. Je m'appelle Sherlock Holmes. Et voici le docteur Watson, qui m'assiste. Herr Von Freiburg a fait appel à mes services pour un problème qui le préoccupe fortement.

- Je suis à votre disposition messieurs.

- On a volé les partitions de Herr Von Freiburg. Que pensez-vous des documents qu'il vous a amenés afin d'en faire des copies ? commança Holmes sans plus de préambules.

- Eh bien... Je dirais que c'est bien la preuve, si besoin était, de la confiance qui nous lie.

Mais ces partitions étaient des copies réalisées par Hans.

- Hans Von Freiburg ?

- Oui, excusez-moi. Il m'a apporté trois partitions. J'ai pu les faire copier aux élèves de mon école.

- Voici une école peu ordinaire. Elle est réservée aux jeunes filles musiciennes, n'est-ce pas ?

- Oui, c'est une idée de ma femme, Violet. Elle est elle-même musicienne, violoniste. Mais il est ardu pour une femme de se faire accepter comme musicienne, si elle ne joue ni de la harpe, ni du clavecin. Pourtant, je vous assure qu'elle pourrait rivaliser avec certains de nos violonistes.

- Hum... C'est elle, sur ce tableau ? coupa Holmes.

Holmes montrait une toile, encadrée derrière le bureau, qui représentait une très belle jeune femme qui jouait du violon. Elle était blonde et ses cheveux étaient arrangés avec goût, bien que d'une manière que je trouvais inhabituelle. Ses yeux clairs, sa bouche dessinée avec élégance, ses pommettes hautes, et son teint clair lui donnait l'air frais d'une jeune fille des montagnes. Son sourire était éclatant et il se dégageait de son visage une certaine tendresse. Curieux contraste, ses yeux exprimaient une volonté et une détermination rare chez une femme d'une vingtaine d'années.

- Oui, l'année de notre mariage, il y a douze années maintenant. Enfin, douze ans le jour de la première.

- Vous voulez dire le jour du premier concert de Von Freiburg à Londres, évidemment ?

- C'est cela.

- Quand vous a-t-il apporté les partitions à copier ?

- Il y a trois jours, le matin de bonne heure : il sait que je suis ici dès neuf heures, chaque jour.

- Et quand les lui avez-vous rendues ?

- Hier soir. Cela nous a laissé le temps d'en faire une vingtaine de copies. Je les lui ai remises en mains propres.

- Et entre temps, où les avez-vous conservées ?

- Dans ce bureau. Il ferme à clé, ainsi que cette pièce.

- Qui en possède la clé ?

- Ma femme et moi-même.

Holmes parut réfléchir un instant, observant les multiples décorations disposées dans le bureau.

- Quel est votre avis concernant les partitions apportées par votre ami ?

- Des œuvres viennoises secondaires, sans aucun doute.

- Et qu'en ont dit vos professeurs ?

- Seule ma femme, qui enseigne ici les après-midi, a dirigé les travaux de copies. C'est un excellent exercice au demeurant, même si elle a dû en vérifier chaque mesure.

- Qui d'autres savaient que ces partitions étaient à l'école ?

- Personne. Mais nous pourrions effectuer de nouvelles copies avant le premier concert si besoin était. Inutile de remuer ciel et terre pour quelques mesures recopiées.

Holmes ne se donna pas la peine de répondre.

Nous quittâmes l'école après quelques civilités dont Mr Russell semblait se délecter..

- Cette visite ne nous a rien appris de plus, Holmes, concluais-je.

- Vous trouvez ? Certes, voilà un homme qui a de l'admiration pour sa femme. Il ne possède pas moins de cinq représentations de sa jeune épouse dans son bureau. Sans compter qu'il a monté cette école sur son idée et probablement avec elle. Néanmoins...

- Néanmoins ?

- Sa jeune et talentueuse épouse est blonde et elle porte les cheveux longs, comme ceux retrouvés sur l'oreiller du chef d'orchestre.

- Holmes, enfin ! Ce que vous dites là est révoltant !

- Les faits Watson, je cite les faits ! C'est vous qui les rapprochez.

Holmes avait la plus étrange des manières de présenter les choses. Il énonçait les faits avec logique, mais également agencés avec soin. Je crois qu'il lui plaisait à penser qu'une si belle femme puisse être vile. Je repoussais cette idée aussi vite que mon trop rapide rapprochement précédent.

Durant notre retour à Baker Street, Holmes tira sur sa pipe arborant une mine indiquant que quelque chose l'agaçait. Je le connaissais trop pour lui demander ce qu'il en était.

Suite .../...
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