Quelques instants plus tard,
Mrs Hudson introduisait un homme d'âge avancé, bien
qu'encore fort vaillant. Il était grand et large d'épaules.
Son visage sévère était barré par
une longue moustache soignée et fournie, assortie de favoris
à l'unisson. Mrs Hudson débarrassa notre hôte
de son long manteau et de son chapeau de bonne facture, bien
que de forme originale. Il souhaita garder sa canne qu'il agitait
sans répit. Il attendit que la porte ait été
refermée pour prendre la parole.
- Monsieur Holmes ?
Je me tournai vers mon ami, qui n'avait pas encore bougé,
mais qui se leva l'il pétillant.
- Herr Von Freiburg ! Enchanté de faire votre connaissance.
Qu'est-ce qui peut bien mener un chef d'orchestre de votre renommée
à quitter ses répétitions, et à nous
rendre visite ?
Notre visiteur marqua un moment d'hésitation, mais se
ressaisit rapidement, posant son regard sur moi, puis sur Holmes.
- Vous pouvez parler devant le docteur Watson, ajouta Holmes.
Il est la discrétion même.
- Vous me connaissez donc Monsieur ?
- Pas avant que vous n'entriez ici.
- Personne n'était informé de ma visite. Comment
savez-vous donc qui je suis ?
- Soit, je vais vous expliquer. Bien que votre anglais soit des
meilleurs, votre accent m'a indiqué que vous étiez
germanophone. Vos habits sont manifestement de confection viennoise.
Votre maintien et votre air autoritaire sont ceux de quelqu'un
habitué à commander. Par ailleurs, cette façon
de tenir votre canne en la déplaçant sans relâche
comme vous le faites certainement avec votre baguette de chef
d'orchestre est révélateur de profession. Quant
à votre nom, il apparaît plusieurs fois dans les
colonnes du Times d'aujourd'hui, parlant des uvres de Strauss.
Votre accent, votre métier et les concerts viennois actuellement
à l'affiche, dont nous parlions justement tout à
l'heure, le lien était à la portée de tous,
ajouta Holmes en indiquant un fauteuil au maestro. Rien de bien
difficile en tout cela.
Ce dernier s'assit et parut se détendre un instant. Il
se pencha vers Holmes.
- Tout cela est fort édifiant. Cela étant, l'affaire
qui m'amène est des plus urgentes. A l'invitation du Albert
Hall, mon orchestre et moi-même sommes arrivés à
Londres il y a une semaine. Les répétitions doivent
se terminer dans cinq jours. Ensuite, nous donnerons huit concerts,
et nous attendons maints spectateurs de renom. Mais voyez-vous,
j'ai été victime d'un vol.
L'attention de Holmes parut plus marquée.
- On m'a volé une sacoche en cuir.
- Que contenait-elle ?
- Mes partitions.
L'homme marqua une pause.
- Certainement, l'un de vos musiciens les aura confondues avec
les siennes.
- Non, je vous assure. Dessus figuraient toutes mes annotations,
des mois de travail...
Holmes se taisait. Cette attitude manquait de courtoisie envers
notre hôte, et je pris la parole.
- Excusez le néophyte que je suis maestro, dis-je, mais
jouer le Beau Danube Bleu est certainement à votre portée,
même sans partition, je suppose ?
- Non, je ne peux diriger sans cette sacoche.
Holmes détendit ses longues jambes puis se dressa.
- Je suis désolé. Je ne puis rien faire pour vous.
- Mais enfin, Holmes ! m'étonnais-je. Notre visiteur a
certainement besoin de nos services. Ces partitions représentent
un travail important.
- Je suis musicien moi-même Watson, ne l'oubliez pas. Notre
hôte pourrait diriger l'orchestre avec lequel il est venu,
et dont il connaît chaque musicien, même sans aucune
partition, je vous le garantis. Je ne peux travailler pour quelqu'un
qui ne me raconte pas toute la vérité. Que contient
donc cette sacoche, car c'est cela la vraie question, n'est-ce
pas ?
Holmes et Von Freiburg se dévisagèrent un instant.
Je ne savais s'ils allaient se jeter l'un sur l'autre, lorsque
le sonore éclat de rire du maestro fit retomber la tension.
- Excusez-moi Monsieur Holmes. Je m'aperçois que votre
réputation n'est point usurpée. Mieux vaut que
je vous raconte toute l'histoire depuis le début, en tâchant
de ne rien omettre. Mais avant tout, connaissez-vous Johann Strauss
?
A mon grand étonnement, j'entendis Holmes donner une réponse
à laquelle je ne m'attendais guère.
- Il m'a été donné d'écouter un concert
dirigé par Johann Strauss fils, à Vienne, mais
je ne l'ai pas rencontré personnellement.
- La famille Strauss est celle qui a apporté à
la valse sa plus grande renommée. A eux seuls, ils ont
composé plus de 600 uvres. Il fallait voir le père,
ou le fils, diriger leur orchestre. Au palais comme à
la ville, tout le monde vivait au rythme de la valse. Je n'y
ai pas échappé. J'ai eu la chance de connaître
Johann, le fils, dans la brasserie de Vienne que son père
a rendu célèbre lorsqu'il y débuta. A cette
époque, j'y dirigeai leurs uvres, et il vint me
voir pour échanger quelques impressions au sujet de mes
interprétations. Nous avons sympathisé, et il m'invita
de nombreuses fois chez lui, ou me demanda de l'accompagner à
des bals et à des concerts où lui-même était
invité. J'étais devenu un proche de la famille
Strauss. Un proche, c'est-à-dire qu'on m'acceptait, car
je ne risquais pas de faire de l'ombre à la famille, n'étant
pas moi-même compositeur.
- Connaissiez-vous également ses frères, Joseph
et Eduard, je crois ?
- Très peu. Les frères Strauss se haïssaient.
Il y avait à cela divers motifs, dont le principal était
la renommée. C'était l'enjeu de ces génies
musicaux. Ils s'accusaient sans relâche du vol d'une mélodie,
du détournement d'une phrase musicale, ou d'un amour volé.
Ils en venaient parfois à se battre entre eux, même
en public. Quand Johann est mort, l'année dernière,
Eduard fut accusé d'avoir détruit certaines partitions
de son aîné : huit valses, trois polkas, deux quadrilles
et deux marches.
Le regard gris de Holmes se fit plus intense.
- Comment vous est-il possible d'être si précis
puisque les documents ont été détruits ?
Le chef d'orchestre eut un petit sourire triste.
- Voyez-vous, Monsieur Holmes, Docteur Watson, ces documents
n'ont pas été détruits. Un an avant sa mort
environ, Johann vint me voir et me remis une sacoche en cuir
contenant des feuillets enliassés. Il me demanda de les
garder, ajoutant qu'il pensait qu'ils seraient plus en sécurité
chez moi que chez lui. Cette attitude ne m'étonna guère,
la famille des Strauss vivant en perpétuelle mésentente.
Lorsque l'aîné des Strauss est mort, je me suis
présenté à sa demeure avec la liasse de
feuillets, dûment enfermés dans la sacoche. Je n'y
avais pas touché depuis qu'ils m'avaient été
confiés. Mais, même en ce jour, la famille se battait,
dans la maison même où Johann reposait sur son lit
de mort. Après avoir présenté rapidement
mes condoléances, je décidai finalement de garder
les documents. Voyez-vous, j'ai craint qu'ils ne les détruisent
: c'était des partitions originales.
- Et ce sont ces documents qui vous ont été volés,
et non je ne sais quelle partition insignifiante, dit Holmes
avec intérêt.
- Oui, vous avez raison. Ces papiers n'étaient rien moins
que les uvres dont on pensait qu'elles avaient été
détruites par son frère. J'ai voulu profiter de
l'occasion qui nous était donnée de jouer à
Londres devant un public fameux de connaisseurs pour présenter
quelques-unes de ces uvres inconnues de tous.
- Quand et comment vous êtes-vous aperçu de la disparition
de vos partitions ?
- Ce matin, en regagnant ma chambre, avoir pris mon petit déjeuner,
monsieur Holmes. Je m'apprêtai à me rendre aux répétitions,
et lorsque je voulus prendre la sacoche, elle n'était
plus à sa place. Je devais présenter ces uvres
pour la première fois à mes musiciens. Je les connais
depuis suffisamment longtemps pour savoir qu'ils pouvaient assimiler
deux ou trois nouvelles uvres avant le premier concert.
- Vous en avez certainement des copies, ne serait ce que pour
vos musiciens ?
- Oui. J'en avais exécuté une moi-même. Je
l'ai ensuite confiée à mon ami Jack Russell, qui
dirige une école de musique pour jeunes filles, ici, à
Londres. Il a lui-même fait exécuter une vingtaine
de copies, par ses élèves je crois, des trois uvres
que je lui avais confiées. Mais j'ai conservé les
copies avec les originaux. Si seulement j'avais su !
- Ce vol s'est produit chez vous ? demanda Holmes tout à
coup.
- Dans la chambre de mon hôtel.
- Vite, dit Holmes en se levant d'un bon. Les traces ne doivent
pas encore être brouillée. Allons-y Watson, si Herr
Von Freiburg en est d'accord, demanda Holmes avec un sourire
de politesse. |