Lorsque je rejoignis Baker
Street, Holmes était penché sur un câble.
Sans plus attendre, il me le tendit.
- Mais c'est de l'allemand, Holmes !
- Vrai, Watson, sous sa forme autrichienne pour être précis.
- Apparemment c'est la copie d'un acte de mariage.
- Vrai encore ! Tout au moins une copie des parties qui nous
intéressent.
- Celui de Jack Russell et de Violet Strauss ! Holmes, qu'est-ce
que cela signifie ?
- Je ne sais pas encore, mais il n'aura fallu que quelques instants
à mon correspondant à Vienne pour m'envoyer ce
document, que je lui demandai par câble. Cela fit grand
bruit : le fils d'un diplomate britannique et une fille de la
famille Strauss. Ce fût une réception éclatante
paraît-il. Mais lisez plus bas, je vous en prie.
- Hans Von Freiburg !
- Il était le témoin de Miss Strauss. J'attends
plus d'informations. Demain probablement.
- Je ne savais pas qu'il y avait des filles chez les Strauss.
On ne parle que des trois frères et de leur père.
- Cela vous étonne que ce monde d'hommes ne parle que
d'hommes ? dit Holmes, un curieux sourire au coin des lèvres.
Il n'était pas dans les habitudes de mon ami de s'épancher
sur l'état du monde. Sa réflexion sur les hommes
me fit penser à la mésaventure de cette après-midi,
que je lui narrais, tâchant de ne pas paraître trop
ridicule à ses yeux.
- Oui, Watson, le monde change, les femmes changent, vous seul
demeurez immuable ! Excusez-moi de vous avoir repoussé
si violemment, mais vous alliez piétiner une magnifique
empreinte de pied de Mrs Violet Russell, qui était le
but de toute cette mise en scène.
- Vous voulez dire que c'était vous, cette dame qui était
là, assise dans l'eau et la boue ?
- Il fallait que je puisse comparer les traces de pas que j'ai
trouvées dans la chambre de Von Freiburg, voyez-vous.
J'ai donc demandé, puis obtenu un rendez-vous avec Mrs
Russell sous prétexte de vouloir inscrire ma fille à
un cours de violon. Après l'entretien, je me suis dit
convaincu et ai prétendu qu'une assistance me serait précieuse
pour choisir un instrument, chez le luthier proche. Elle n'hésita
pas à m'accompagner.
- Vous ne m'avez pas dit qu'il y avait des empreintes chez Von
Freiburg, Holmes !
- Ah, je ne vous l'ai pas dit ? Il pleuvait depuis des jours.
Alors, lorsque Von Freiburg a parlé de son hôtel,
j'ai craint le pire : on pouvait avoir fait disparaître
toute trace de passage en nettoyant la pièce, d'où
ma précipitation ce matin. Nous sommes arrivés
à temps, et j'ai pu dénombrer le passage de trois
personnes. Tout d'abord, celui de notre visiteur, avec ses chaussures
caractéristiques qui ont une forme qu'on ne trouve pas
chez nous. Ensuite, un pied plus petit, indéniablement
celui d'une femme, mais difficile à percevoir. Elle avait
dû venir la veille. Grâce à l'empreinte obtenue
cette après-midi, je suis en mesure d'affirmer que Mrs
Russell a rendu visite à Herr Von Freiburg, et qu'elle
s'est allongée sur le lit. Mais ce n'est pas tout : il
y avait aussi d'autres traces, bien visibles. Celles d'un autre
homme, qui portait des chaussures françaises.
- Françaises ?
- Je ne doute pas que ce soit celles de son mari.
- Jack Russell ?
- Avez-vous remarqué combien cet homme est attaché
au continent : ses habits sont français, ses chaussures
aussi probablement. Même sa moustache est taillée
à la mode française !
- Je ne savais pas que vous vous intéressiez à
la mode, Holmes.
- Et vous avez raison. Mais il est primordial de reconnaître
la nationalité d'une personne dès le premier coup
d'il.
- Mais Russell est britannique !
- Par son père, oui, mais sa mère est française,
j'ai pu vérifier à partir du câble que nous
possédons.
- Alors, vous pensez que cet homme a volé son ami ?
- Vous avez remarqué son insistance à faire passer
les partitions pour des uvres insignifiantes ? Je ne doute
pourtant pas qu'il les ait reconnue pour ce qu'elles sont. Néanmoins,
il reste deux points à éclaircir. Pourquoi Von
Freiburg ne nous a-t-il pas parlé de la visite de Violet
Russell qu'il a eu hier, ni de sa promenade sous la pluie ce
matin ?
- Et le deuxième ?
- Est-ce qu'un éventuel lien de parenté entre Violet
Strauss et Johann Strauss peut être la cause du vol ?
- Vous suggérez que Mrs Russell considère ces partitions
comme une sorte de legs de sa famille ?
- Il est encore trop tôt pour tirer de telles conclusions.
Nous allons recevoir la visite de Hans Von Freiburg d'ici un
instant. Je lui ai fait parvenir un message. En attendant, dites-moi
Watson, qui a gagné cette partie de billard ?
J'inspectai rapidement mes manches, et m'aperçus qu'une
trace de craie montrait clairement l'exercice de ma passion à
un il exercé. D'un sourire, j'indiquai à
Holmes que j'avais suivi sa démarche, d'autant que ce
n'était pas la première fois qu'il me faisait cette
remarque. Ni la dernière, j'imagine. |