La fin de l'année avait été
humide et froide, et pour tout dire assez morose. Il y avait eu peu
de visites, et donc peu d'affaires propres à intéresser
mon ami Sherlock Holmes, et à stimuler ses remarquables capacités
intellectuelles. Néanmoins, je constatais avec satisfaction que
son humeur restait égale, comme s'il ne souffrait pas de cette
inaction. Il plaisantait même quotidiennement avec Madame Hudson.
Celle-ci lui annonçait chaque matin que la neige tomberait avant
la fin de l'année. Et, en ces derniers jours de décembre,
seul le froid régnait sur Londres.
Depuis le début de cette matinée,
la cheminée nous apportait une chaleur confortable et agréable.
Nous étions restés lire dans notre salon de Baker Street,
à la suite un plantureux petit-déjeuner. Après
la lecture du Times, je m'étais levé et me tenais proche
de la fenêtre, observant les passages encore nombreux et l'agitation
de la grande cité.
- Vous avez raison Watson, le faste de ces célébrations
contraste durement avec les rues de Londres.
La voix de Holmes me tira de ma contemplation. Je quittai la fenêtre
et m'installai auprès de la cheminée, au creux de mon
fauteuil. Cette fin décembre était bien froide.
- Oui, c'est une bien curieuse fin de siècle
Holmes, lui répondis-je. Je pense même que nous
Mais
Holmes ! Comment pouvez-vous savoir ce à quoi je pensais ?
- Cessez de me regarder avec ces yeux, mon ami. Vous connaissez mes
méthodes ! J'analyse ce que je vois, rien de plus.
- Le fait que je regarde par la fenêtre ne révèle
rien de mes pensées, soulignai-je.
- Tout au contraire, renchérit Holmes en tirant sur sa pipe.
Vous lisiez le Times dans votre fauteuil, à la page qui présente
les festivités de cette fin d'année il me semble. Puis,
le journal à la main, vous vous êtes dirigé vers
la fenêtre. Là, vous n'avez pu que remarquer les enfants
qui vendent les journaux, que l'on entend d'ici, et ceux qui proposent
diverses babioles aux passants pressés par le froid. Ensuite,
vous avez hoché la tête, jetant un coup d'il au journal.
A ce moment là, il ne faisait aucun doute que vous compareriez
le contenu de l'article avec ce que vous observiez par la fenêtre.
Mon ami, vous êtes un livre pour moi.
- Holmes, vraiment ! Devez-vous donc toujours vous conduire ainsi ?
Cette fin de siècle doit bien vous inspirer un sentiment moins
futile, répondis-je, pincé.
- Fin de siècle, mais de quoi parlez-vous Watson ?
- Décidément, il n'y a bien que Sherlock Holmes pour ne
pas savoir qu'aujourd'hui, samedi 30 décembre 1899, nous sommes
à deux jours du nouveau siècle. Vous ne lisez plus la
presse ? ajoutai-je avec malice.
- S'il fallait croire la presse, tout serait bien simple ! Ainsi donc,
nous sommes le samedi 30 décembre 1899. A Londres, oui, sans
aucun doute. Mais sachez qu'en Roumanie, ou en Turquie, pour ne citer
que ces deux pays, le calendrier indique qu'aujourd'hui est le 19 décembre
1899. Pour les Musulmans, nous sommes le 22 Ramadan 1320, il me semble.
Pour les Juifs, le 21 Têvêth 5660, si je ne me trompe. Sans
parler du calendrier de la Révolution Française, probablement
le 9 nivôse an CIX. Sans parler de la Chine, de la Russie
- Holmes, mais que signifie tout ceci ? Tout le monde sait que l'ère
chrétienne a bientôt 1900 ans, m'indignai-je.
- L'ère chrétienne n'est pas l'ère de tous, Watson.
De plus, le calendrier en cours aujourd'hui date de 1582. A peine plus
de 300 ans. Du moins pour ceux qui appliquèrent la décision
du Pape Grégoire XIII sans délai. En ce qui concerne le
Royaume d'Angleterre, mon ami, je crains que notre calendrier, sous
sa forme actuel, ne date que de 1752, soit à peine 150 ans
Alors, quant à savoir quelle date nous sommes aujourd'hui
Je poussai un long soupir et retournai m'asseoir. A quoi tout cela pouvait
bien servir au fameux Sherlock Holmes, lui qui affirmait que rien d'inutile
n'encombrait sa fabuleuse mémoire ? Tout en me faisant cette
réflexion, je décidai de ne pas lâcher prise, et
attaquai sur un sujet plus religieux.
- Peut-être, mais vous ne pourrez pas nier
que nous entamons le vingtième siècle et que notre Seigneur
est né il y a bientôt 1900 ans.
Satisfait de ma répartie, je me redressai dans mon fauteuil.
- Et pourtant, le vingtième siècle
ne commencera qu'en 1901 mon ami. Et quant à la naissance de
notre Seigneur, nul ne sait vraiment quant il est né. De plus,
il est tout de curieux d'avoir créé un calendrier chrétien
qui commence le 1er janvier en lieu et place du 25 décembre,
vous ne trouvez pas, Watson ?
Nous ne devions jamais finir cette discussion. En effet, des clameurs
provenant de la rue attirèrent notre attention. |