Holmes, tranquillement installé
dans son fauteuil un instant plus tôt, se rua vers la fenêtre,
et jeta un coup d'il rapide au dehors.
- Vite, Watson, nos services sont attendus
en bas ! Prenez votre trousse, il me semble qu'un homme vient
d'être victime d'un accident.
Holmes me précéda dans l'escalier. Je me précipitai
sur ma trousse, attrapai un manteau chaud à la volée
et descendis sans prudence les 17 marches de notre appartement,
que je ne pouvais m'empêcher de compter depuis une remarque
que mon ami m'avait adressée. Le froid était saisissant,
mais c'est le singulier spectacle qui attira notre attention.
Un petit attroupement se formait autour d'un homme à terre
et d'une charrette lourdement chargée. Holmes se pencha
sur l'homme qui avait perdu connaissance. Puis il écarta
les badauds afin que je puisse l'ausculter.
Allongé par terre, le blessé
avait une cinquantaine d'années. Le teint d'une pâleur
extrême, il arborait un large hématome sur le front,
mais je le reconnus tout de suite.
- Holmes, mais c'est
- Oui Watson, me coupa-t-il. C'est un homme durement choqué.
Conduisez-le chez nous ! Madame Hudson, cria Holmes, aidez le
Docteur Watson !
Je trouvai Holmes bien cavalier d'appeler notre logeuse pour
m'aider à transporter le pauvre homme. De son côté,
il s'approcha d'un gamin qu'il ne me semblait pas avoir déjà
vu. Je le vis donner une pièce au garçon puis s'approcher
de la charrette pour l'examiner de manière minutieuse.
Madame Hudson m'aida à porter l'homme jusqu'au fauteuil
près de la cheminée, celui d'ordinaire réservé
à nos visiteurs. Elle s'éclipsa ensuite et revint
rapidement avec une couverture et une bassine d'eau. J'apportai
les soins au blessé dont le visage se détendit.
Il ouvrit un instant les yeux, sourit, et retomba inconscient.
Je ne voulais pas laisser notre homme
seul, aussi, plutôt que de descendre rejoindre Holmes,
j'observai la rue par la fenêtre. Holmes avait le nez par
terre, malgré la froidure et la saleté. Bien que
ne l'entendant pas depuis notre salon, je voyais bien qu'il maugréait
et écartait sans délicatesse les curieux qui posaient
les pieds n'importe où. Brusquement, il se releva, arrêta
un cab qui passait et disparut de ma vue.
Holmes était certainement sur
une piste mais, encore une fois, je ne pouvais laisser notre
blessé sans assistance. Madame Hudson revint quelques
instants plus tard avec du thé et quelques pâtisseries
de sa fabrication et que nous apprécions tant. Je la remerciai
et m'installai de nouveau dans mon fauteuil.
Moins d'une heure plus tard, j'entendis
Holmes m'appeler tandis qu'il gravissait les escaliers à
grand pas.
- Watson, nous partons ! Madame Hudson
!
- Monsieur Holmes, le déjeuner est prêt, indiqua
Madame Hudson.
- La seule senteur de vos plats contente déjà l'appétit
de tout homme, Madame Hudson, répliqua Holmes. Je suis
certain que, réchauffés, ils n'en seront que meilleurs.
Vous pouvez veiller sur notre blessé là-haut ?
Personne ne doit entrer ici, c'est une question de vie ou de
mort.
Sans laisser le temps de répondre à Madame Hudson,
il déposa une sacoche dans le salon, puis me traîna
jusqu'en bas, où un cab nous attendait. Il referma consciencieusement
notre porte d'entrée, laissant de nouveau une consigne
de prudence à notre logeuse. Je m'apprêtai à
grimper en voiture, tant bien que mal, tout en essayant d'enfiler
mon manteau et de retenir mon chapeau.
- Nous partons à pied Watson,
dit Holmes tout en me retenant. Allez Toby, viens ! lança-t-il.
Le fidèle Toby, qui descendit alors du cab, n'avait pas
embelli. C'était probablement le chien le plus laid que
j'ai vu. Néanmoins, il accordait son affection sans retenue
et, surtout, son flair ne connaissait aucun équivalent
dans Londres, ni probablement dans le Royaume. Holmes paya le
cocher et le regarda s'éloigner.
- Maintenant, l'affaire commence, Watson
!
- Et si vous preniez le temps de me dire de quelle affaire il
s'agit, Holmes ?
- Tout en marchant, si vous le voulez bien. Je crains que la
piste ne soit déjà tellement ténue ! me
répondit-il.
Il s'agenouilla, enleva une bâche maintenue au sol par
deux fortes pierres.
- Personne n'y a touché ? demanda-t-il
à un petit vendeur de journaux qui ne semblait pas trop
s'occuper de vendre les dernières éditions.
- Personne, m'sieur ! J'suis resté là sans bouger.
J'ai même pas vendu un journal, précisa le gamin
d'un air qui en disait long.
Holmes tira une pièce qu'il tendit au jeune vendeur.
- Merci, tu peux y aller.
Dès que le gamin fut parti, Holmes ajouta, malicieusement
:
- Tout à fait la trempe d'un
petit Irregular
une bonne recrue probablement
Mais
pressons ! Toby !
Le chien savait ce qu'on attendait de lui. Il renifla le sol,
regarda Holmes, comme pour attendre une confirmation de sa part,
huma le sol à nouveau et partit, truffe à terre,
en quête d'une piste. Laissant Toby nous conduire, je profitai
de ces instants de marche pour questionner Holmes.
- Holmes, alors, cette affaire ?
Contrairement à ce que je remarquais souvent, il ne se
fit pas prier pour expliquer ce qui se passait.
- Vous avez reconnu l'homme blessé,
Watson ? demanda Holmes.
- Bien sur, le cardinal Grassi, affirmai-je. C'est un proche
du Pape que nous avons rencontré il y a cinq ans environ.
- Au sujet de la mort du Cardinal Tosca.
- Oui, une bien triste affaire, me remémorai-je.
- Eh bien, Watson, figurez-vous qu'il se rendait chez nous, et
que sa Sainteté souhaite de nouveau faire appel à
nos modestes talents.
Je ne répondis rien, mais ce pluriel m'alla droit au cur.
- Et vous ne devinerez jamais pourquoi
ajouta-t-il.
- Non, concédai-je, mais c'est important, sans aucun doute.
- Croyez-vous au hasard Watson ? enchaîna Holmes.
- Euh ! Oui, je crois...
- En tout cas, en voici un à ajouter aux nombres des hasards
incroyables. Figurez-vous que le cardinal venait nous demander
de retrouver
la Bulle du Pape Grégoire XIII qui
institue le calendrier appelé, en son honneur, calendrier
grégorien. C'est celui utilisé de nos jours Watson,
et dont nous parlions ce matin !
- Euh
Holmes ? Vous voulez dire que nous devons rechercher
un vieux manuscrit dont plus personne n'a besoin et dont la seule
valeur est historique ?
- Historique, certainement ! Mais symbolique, bien plus encore
! Il y avait un message du Pape dans la sacoche du cardinal Grassi,
que j'ai trouvé auprès de lui après son
accident. Le texte du message est très clair à
ce sujet : le vol de cette Bulle est autant une attaque contre
Sa Sainteté que contre ce calendrier dont certains pensent
qu'il ne convient pas et devrait être réformé.
- Mais enfin, qui voudrait faire une chose pareille ? demandai-je.
- Je vous rappelle que la majorité des hommes qui vivent
sur notre planète n'utilise pas ce calendrier. C'est un
enjeu de pouvoir : celui qui impose sa chronologie domine l'esprit
des hommes. Doit-on admettre comme origine du calendrier celle
des chrétiens, des juifs, des musulmans, ou d'autres encore
? Une audience est prévue le jour de l'Épiphanie
pour débattre de ce sujet, à Rome. Le Pape doit
absolument être en possession de ce document pour le produire,
comme cela se fait depuis des décennies lorsque ces discussions
ont lieu. Nous avons l'embarras du choix concernant les coupables,
Watson. Mais ne présageons pas de la culpabilité
de quiconque avant de connaître les faits, et leurs explications.
Et les faits sont simples : avant que le cardinal ne puisse nous
rencontrer, on a attenté à sa vie.
- Une agression en pleine rue, devant chez nous ! m'exclamai-je.
- Oui, Watson. Un cab lancé à toute vitesse a tenté
de renverser la cardinal. Malgré la confusion, quelques
témoins sont formels : il ne s'agit pas d'un simple accident,
le cab roulait beaucoup trop vite et le cocher était masqué.
- Et où nous mène Toby ?
- L'attentat ne s'est pas déroulé comme les agresseurs
l'avaient prévu. Tout d'abord, ils ont mis leur plan en
action à Baker Street : ils n'ont pu le réaliser
plus tôt. Ensuite, il ne fait aucun doute que le cardinal
aurait dû mourir, et que sa sacoche, qui contenait une
lettre du Pape qui nous était destinée, devait
disparaître. Voici un fiasco qui va nous servir Watson
! Lors de l'accident, la charrette que vous avez vue devant chez
nous a sauvé la vie du cardinal, gênant les tueurs
et les empêchant de mener à bien leur triste dessein.
Mais de plus, une partie de sa cargaison est tombée, et
s'est répandue sur la route
et la roue arrière
du cab de nos agresseurs a roulé dessus, Watson ! Voilà
où nous mène Toby : au cab des voleurs.
- Sacré Toby ! Que suit-il comme odeur ? ajoutai-je toujours
surpris de l'ingéniosité des malfrats, mais plus
encore de celle de mon ami.
- De la badiane. Condiment de cuisine, la badiane est source
d'une fragrance forte et reconnaissable entre toute.
- Oui, bien sûr Holmes, la badiane
- Plus connue peut-être sous son appellation commune d'anis
étoilée. Vous ai-je déjà parlé
des 127 parfums les plus marquants que je suis en train de réunir
au sein d'une monographie ? Ah ! nous y voilà, je crois
bien, ajouta Holmes en pressant le pas.
Le froid et la marche forcée ravivèrent ma blessure
à la jambe, souvenir désagréable d'Afghanistan,
mais je ne concédai pas un pouce à mon ami. |