Installé dans un cab hélé
par Holmes, j'interrogeai mon ami.
- Quel était ce message, Holmes
?
- Il provient de mon frère Mycroft. Je lui ai envoyé
un télégramme ce matin, vous rappelez-vous, lui
indiquant qu'il était nécessaire que nous rencontrions
Sir Thomas Pilton. Je ne lui en n'ai pas précisé
la raison, mais il a bien compris que l'affaire était
importante. Nous sommes attendus dans 14 minutes exactement.
J'ai promis une prime au cocher si nous étions à
l'heure.
- A en juger par la manière dont tangue cette voiture,
vous lui avez promis une fortune. Soit nous arriverons à
l'heure, soit jamais ! m'exclamai-je.
Finalement, nous arrivâmes en avance de quelques minutes,
secoués mais saufs, devant une demeure splendide du style
colonial Indien. Le majordome ouvrit la porte avant que nous
l'atteignions et nous fûmes invités à patienter
dans un salon à la décoration surprenante. Je m'attendais
à y trouver des gravures et des images en relation avec
le thé, sa culture, sa récolte, sa dégustation.
Rien de tout cela dans ce salon. Au centre trônait la maquette
d'un somptueux voilier. Une plaque indiquait son nom : Shamrock
I. Tout autour de la pièce, des tableaux et des gravures
représentaient la mer et des voiliers. Plusieurs symboles
de la navigation maritime achevaient ce décor inattendu
: quelques instruments de navigation, une magnifique barre en
bois et plusieurs maquettes.
- Sommes-nous bien chez le bon Sir Pilton,
Holmes ? demandai-je.
- Certainement. Sir Thomas Pilton voue une passion aux voiliers.
Il a tenté de remporter l'America's Cup pour la première
fois cette année, avec Shamrock I. Sans succès.
- Il persévérera, sans aucun doute, m'enthousiasmai-je.
Un homme tel que lui ne peut que finir par gagner.
- Merci, Docteur Watson, répondit une voix grave.
Je me retournai et me trouvai en présence d'un homme grand
et portant une abondante moustache. Nous terminâmes les
présentations et fûmes invités à prendre
place autour d'une table en bois, à l'image de celles
que l'on trouve sur un bateau.
- Si cela ne vous dérange pas
gentlemen, je préfère vous recevoir ici. L'endroit
est moins solennel que mon bureau.
Sans attendre de réponse, il poursuivit.
- J'ai reçu le message de votre
frère, Monsieur Holmes, que me vaut votre visite ?
- C'est une affaire bien délicate qui nous amène,
Sir. Avez-vous à votre service un dénommé
Edward Harrison ?
- En effet. Son père fut l'un de mes premiers employés,
à Glasgow, dans les années 70. Il est venu à
Londres, avec sa famille, lorsque la Pilton Company s'y installa.
Il a été mon conseiller privé avant de prendre
une retraite bien méritée. Son fils lui a succédé.
C'est un jeune homme brillant et plein d'avenir. J'ai toute confiance
en lui.
- Sir, un accident s'est produit ce matin : un cab a tenté
de renverser un passant devant notre domicile. Le cab s'est enfui,
mais nous l'avons retrouvé. Il avait été
loué au nom de Edward Harrison.
- Je le crois incapable d'une telle chose, Monsieur Holmes. Ce
matin dites-vous ? Je n'ai pas eu recours à ces services,
je ne puis donc pas répondre de sa présence ici.
Le mieux est de lui demander sans tarder.
Sur un signe de tête de Sir Pilton, son serviteur qui nous
avait apporté du thé et quelques petits gâteaux,
s'éloigna prestement. Sir Pilton était visiblement
contrarié.
- Edward n'est pour rien dans cette
affaire. J'ai une totale confiance en lui. Pourquoi louer un
cab alors qu'il peut utiliser les véhicules de la maison
quand bon lui semble. Vous m'intriguez, Monsieur Holmes, et cela
me déplaît fortement. Rien de personnel, bien entendu,
ajouta-t-il avec un curieux sourire qui n'était pas sans
rappeler ceux de Holmes.
Sur ce, un jeune homme fût introduit dans le salon. La
trentaine, il était brun et élancé, habillé
avec un soin particulier. Je le trouvais mince, peut-être
parce qu'il était grand, et un peu pâle.
- Edward, je vous présente Sherlock
Holmes, et le Docteur Watson. Asseyez-vous. Ils ont quelques
questions à vous poser, et je vous demande d'y répondre
franchement.
- Pourriez-vous nous indiquer où vous vous trouviez ce
matin Monsieur Harrison ? demanda Holmes en laissant au jeune
homme à peine le temps de s'asseoir.
Harrison resta immobile, comme frappé par la foudre. Il
n'était pas encore tout à fait assis et surprise
et embarras se peignaient sur son visage.
- Je
euh
j'ai fait quelques
courses
des achats
- Dans quelle boutique ? continua Holmes.
Harrison lança un regard à Sir Pilton. On pouvait
y lire toute la détresse d'un homme désorienté.
C'était un appel à l'aide.
- Mais enfin, Edward, que vous arrive-t-il,
répondez que diable ! le tança Sir Pilton.
- Je ne peux pas, Sir, répondit le jeune homme.
- Où étiez-vous il y a dix jours ? renchérit
Holmes.
- Dix jours ? Mais, je ne sais plus !
Le jeune homme hésita. Un silence s'ensuivit. Ne savait-il
plus, ou cherchait-il un mensonge à nous servir ?
- Mais si, tonna Sir Pilton, souvenez-vous,
vous étiez à Rome ! Une tractation commerciale
mais je ne peux vous en dévoiler davantage, messieurs,
ajouta-t-il à notre intention.
- Oui, oui, effectivement, à Rome, reprit Harrison l'air
hébété.
- Merci messieurs, dit Holmes en se levant. Ce thé est
excellent. Sir Pilton, excusez-nous de vous avoir importuné.
Sans attendre ni un mot, ni un geste de notre hôte, Holmes
sortit de la pièce. Sir Pilton me lança un regard
où se mêlait amusement et colère. Je balbutiai
des excuses, tentant de trouver les mots pour faire face à
la situation, puis m'éclipsai à mon tour. Une fois
dehors, je fis connaître à mon ami mon avis sur
sa conduite.
- Holmes, votre attitude est inqualifiable
! m'emportai-je. Partir sans une explication, laissant là
Sir Pilton, un gentleman que notre Reine elle-même a décoré
! Vous ne pouvez vous conduire comme cela ! Que va penser Sir
Pilton ?
- C'est un homme pragmatique, Watson. Il a bâti un empire,
commercial celui-ci, avec bon sens et intelligence. Il comprendra
et acceptera mon attitude rapidement. Dès demain d'ailleurs,
lorsqu'il aura reçu un message que je lui adresserai.
- Avec vos excuses. C'est une très bonne chose, Holmes,
vous vous civilisez je dois dire.
- Mais de quoi parlez-vous, Watson ? Nous recevrons une visite
avant demain soir, je vous l'affirme. Mais tout se complique
à présent
Il ne parvient pas à lui faire prononcer une parole de
plus dans le cab qui nous ramenait au 221 B Baker Street. Pas
plus qu'une fois arrivés d'ailleurs. Après m'être
assuré que le cardinal n'avait pas besoin de mes soins,
je me plongeai dans un ouvrage médical, qui ne manquait
certainement pas d'intérêt, mais auquel je ne pus
prêter aucune attention. Lorsque Holmes commença
à fumer une seconde pipe, je tentai à nouveau de
l'interroger.
- Que croyez-vous qu'il se soit passé,
Holmes ? Edward Harrison était à Rome il y a dix
jours, et il ne peut expliquer où il se trouvait ce matin.
Il a très bien pu mener les discussions commerciales confiées
par son patron et s'emparer de la Bulle. Cela ne peut être
que coïncidences !
- Coïncidences ? reprit Holmes d'une voix lointaine. Ce
ne sont pas des coïncidences. Non, bien sûr que non
- De plus, n'oubliez pas qu'il correspond comme deux gouttes
d'eau au signalement qu'a donné le bibliothécaire.
- Oui
Bonne nuit Watson.
Il me fut impossible de poursuivre. Holmes s'était levé
et enfermé dans sa chambre. Je dînai donc avec le
cardinal. C'était un homme fort instruit et qui ne manquait
pas de sujets de discussion, mais je crains de ne pas avoir été
un hôte à la hauteur de ses attentes. Il prit congé
rapidement, et je l'invitai à garder ma chambre. Je m'installai
sur le grand fauteuil du salon. Était-ce l'absence de
confort ou cette enquête qui m'empêcha de trouver
le sommeil, je ne saurais le dire. |