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28 XII 2015

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Portraits

Arthur
"Les grandes personnes disent que si l'on trouve toutes les qualités à un homme c'est qu'on est amoureuse... Alors, mes six ans sont sûrement éperdument amoureux de... mon Grand-Père...
"

Caroline
"...Ainsi venait de naître une petite Caroline, adorée par son père dès l'instant où il fut autorisé à la tenir et détestée par sa mère qui projeta tout son amour sur Marie la grande sœur. C'était le deux septembre 1889. Ma Grand'Mère Caroline Foucher faisait une entrée très remarquée au village..."

Arthur

Les grandes personnes disent que si l'on trouve toutes les qualités à un homme c'est qu'on est amoureuse... Alors, mes six ans sont sûrement éperdument amoureux de... mon Grand-Père. Ca doit être cela ! Je le trouve beau, intelligent, un cœur d'or et un merveilleux caractère. Est-ce que vous croyez qu'un tel être existe ? Pour moi, sans compter mes enfants, il y en a au moins deux, mon Grand-Père et Celui que j'ai rencontré bien des années après.

Grand-Père Arthur est né en 1884 à Saint-Aignan-sur-Cher, dans le Loir et Cher. C'est une jolie petite ville calme et lumineuse qui se reflète dans le Cher. Le climat est doux et l'on y cultive des légumes qui ne demandent qu'à croître. Les artichauts, les melons et les asperges aiment la terre légère et sableuse des bords du Cher. On y fait du vin, mais cette piquette qui titre six à sept degrés les meilleures années est une véritable râpe pour l'estomac. Les fleurs poussent à profusion. De temps à autre la rivière sort de son lit, inondant et fertilisant les terrains plats.

Grand-Père a hérité de sa terre natale la douceur, la gentillesse, un besoin insensé d'aimer les êtres et les choses. Il va au devant des autres et Grand'Mère Caroline est parfois obligée de le " gronder " : tu donnerais ta liquette (chemise) si je ne te retenais pas !

Quand Grand-Père va au marché sur son vieux vélo à cadre très haut perché, il met des heures et nous nous inquiétons. Mais lui arrive, tout sourire. Il a salué tous les gens qu'il a rencontrés, même ceux qu'il ne connaît pas. Caroline rouspète : on se faisait du souci pour toi, et pendant ce temps là, tu bavardes, tu es incorrigible ! Grand-Père répond : dire un petit bonjour aux gens ça ne coûte rien et ça leur fait plaisir, alors ?

Comme petit dernier d'une famille nombreuse, il a été élevé chez les Jésuites. Ceux-ci prenaient en charge l'éducation et les études des enfants selon leurs capacités. Ainsi le jeune Arthur fit-il des études de lettres, de mathématiques, de sciences, de latin. Il apprit le dessin, pratiqua la gymnastique et s'enthousiasma pour le chant-chorale. Il acquit toutes ces connaissances à l'époque où beaucoup d'adultes et d'enfants ne savaient pas déchiffrer. Il se délecta mais refusa de transmettre son savoir en enseignant à son tour. Il aimait le grand-air et sa liberté de mouvement. Il voulut être jardinier-horticulteur. Il eut la possibilité d'être jardinier à la Ville de Paris avec une sécurité d'emploi et de salaire très appréciable. Mais il refusa encore. Il voulait être libre.

Il épousa Caroline, un petit bout de femme aussi tenace, aussi énergique et courageuse qu'elle était petite.

En 1914 l'armée refusa d'incorporer Arthur, trop petit, trop chétif pour faire un vrai soldat. Puis la guerre se prolongeant, l'armée se trouva enchantée d'en faire un ambulancier. Il fut l'un des cinq survivants du Fort de Souville. Ce fut un véritable carnage. A la relève, on les retrouva baignant et pataugeant dans le sang de leurs copains. Quand la guerre s'acheva enfin, un vieillard voûté marchant avec des cannes se présenta chez Caroline. Elle chassa ce vagabond puant et couvert de vermines qui osait venir importuner une jeune femme et ses deux fillettes. Caroline n'avait pas reconnu Arthur son mari : il avait trente-quatre ans et en paraissait soixante-dix.

Il reprit goût à la vie et s'épanouit dans son cher jardin. Ses deux filles, Denise l'aînée et Elisabeth la cadette, se marièrent. Elisabeth épousa Pierre et ils eurent trois enfants. Denise aimait Jean. Ils eurent d'abord une fille, Claudette, puis un beau garçon, André dit Dédé.

A la déclaration de guerre en1939, Pierre, papa de trois enfants en bas-âge, ne fut pas incorporé. Il fit un stage de gendarme à Saint-Cyr sur Ecole et sa femme vint se réfugier chez Arthur et Caroline, ses parents. Jean eut moins de chance et fut fait prisonnier. Denise arriva à son tour chez ses parents, accompagnée de Dédé et Claudette.

C'est ainsi que, vivant jour après jour auprès de mon Grand-Père Arthur, je fis plus ample connaissance avec lui.

Grand-Père est un petit bout d'homme vif et joyeux. Il est infatigable. Lever avec le jour, il déjeune rapidement et file au jardin. Il réapparaît à dix heures pour un solide casse-croûte, de pain et de fromage. Ponctuel comme le vieux carillon, il revient à midi moins cinq et à sept heures moins cinq. L'été il s'éclipse après le dîner et ne revient qu'à la nuit tombante pour lire son journal.

Si tu veux connaître Pépé, va au jardin. De loin tu aperçois une mince silhouette tonkinoise, c'est Arthur sous son grand chapeau de paille. J'aime aussi son vaste tablier bleu de jardinier qui l'enveloppe complètement. Les cordons font deux fois le tour de son corps avant de se nouer par-devant au- dessus de la poche ventrale. Pépé est le plus chouette kangourou qui existe ! Cette poche contient des trésors : un couteau, un sécateur, des bouts de ficelle et beaucoup d'autres choses encore. Il tire comme par magie des profondeurs de cette poche un mouchoir à carreaux violets aussi grand qu'une serviette de table et s'éponge le front ruisselant de sueur. Ses sabots ne l'empêchent pas de marcher ; il semble au contraire plus maladroit avec ses chaussures de ville. Il prend grand soin de ses sabots et en possède plusieurs paires.

De loin tu ne vois que le chapeau et le bleu du tablier. Mais en s'approchant de Grand-Père, on peut apercevoir le col et les manches roulées d'une chemise en flanelle à rayures verticales noires. On entrevoit aussi une vingtaine de centimètres de pantalon noir entre le bas du tablier bleu et les sabots. La gentillesse et la bonne humeur te font vite oublier la curieuse façon de se vêtir de Pépé. Je crois qu'il aime ses plantes comme on aime les gens. Il a une façon de te montrer ses bordures d'œillets ou ses arceaux de rosiers, on croirait qu'il te présente à une personne de sa connaissance. Il connaît tous les noms de genre et d'espèce de toutes les plantes, même celles qui poussent dans les chemins creux. Il m'explique bien : les plantes sont comme toi, elles ont un nom de famille et un prénom. Et nous continuons notre promenade à travers les allées. Et je pose mille questions : et ça, ça se mange ? Et pourquoi cultives-tu cette plante si elle sert à rien ? Grand-Père répond sans jamais se lasser.

Et quand nous sommes complètement saturés de végétation, nous nous mettons à chanter. Entendre cette voix merveilleuse de Grand-Père me fait trembler de joie. J'ai peur de pleurer de bonheur. Il chante " le temps des cerises " et toutes les chansons de sa jeunesse. C'est comme cela que mon répertoire de chansons n'est pas celui de ma génération. J'apprends les paroles des couplets et des refrains. J'ai une voix minuscule comparée à celle de Pépé, mais je chante juste. Nous y mettons tout notre cœur et le jardin résonne de nos tirades mélodramatiques.

Comme j'aime chanter ! A l'école nous chantons également, mais c'est différent. Accompagnés au piano, les élèves braillent " Maréchal nous voilà " et d'autres chants de marche. A la maison, c'est plutôt " Meunier, tu dors " et avec Arthur c'est l'apothéose avec " les roses blanches ". Bref ! C'est varié.

Entre Grand-Père et moi c'est de l'amour pur et désintéressé, une complicité permanente, une communion incroyable, sans grandes démonstrations. Parfois j'ai droit à un petit bisou de récompense quand, par exemple, j'ai bien su semer ma rangée de haricots. Car la théorie c'est bien joli mais la pratique c'est encore plus passionnant Aussi ai-je mon petit coin de terre. Grand-Père est très exigeant et ne tolère aucune négligence. Mon jardin est minuscule mais il doit être tenu à la perfection : pas une mauvaise herbe, pas une pousse séchée ne doit subsister. Et il faut arroser " à la fraîche ", c'est à dire quand le soleil ne risque plus de griller tes plantes.

Alors, imaginez ma joie et ma fierté le jour où toute la famille voit arriver sur la table les premiers radis de la saison. Oui, mes radis que j'ai moi-même lavés et préparés. En effet Grand-Père dit qu'il faut mener son travail jusqu'au bout de la graine à l'assiette. J'adore cette gentillesse et cette délicatesse de me laisser la primeur, car bien sûr, les radis semés par Pépé sont bons à ramasser. Je ne suis pas dupe, il le sait et notre complicité s'en trouve renforcée... Et quand chacun se régale de mes tendres plants de laitue, je deviens un petit coq fier et orgueilleux ce qui est plutôt curieux pour une petite fille !

Un jardin ne se conçoit pas sans fleurs, sans taches de couleurs. Aussi ai-je des marguerites, des bleuets, des œillets nains et à l'ombre sous l'arbre, des violettes et des coucous qui poussent tout seuls.

Quand je me sens trop fatiguée, trop inattentive, Grand-Père s'en rend vite compte. Il essuie rapidement ses mains sur son tablier et prend la mienne en la serrant doucement, pas trop mais juste assez pour dire qu'il est là. Ma fatigue s'envole immédiatement à ce contact. Nous faisons un grand tour dans les allées aussi bien entretenues que le jardin. Nous marchons calmement sans parler en admirant tous ces légumes et ces plantes qui croissent si bien. Mais ne croyez pas que cela pousse tout seul comme par miracle ! Cela demande du travail et des soins permanents. Le nombre d'arrosoirs qu'il faut pour que chaque plante reçoive sa ration d'eau est incroyable ! Grand-Père ne veut pas entendre parler de jet d'eau. Il dit que c'est une hérésie. Moi je ne sais pas ce que c'est qu'une hérésie, mais ça doit être une chose épouvantable, monstrueuse et pas convenable puisqu'il n'en veut pas pour les plantes. Alors Pépé a dû verser au cours de sa vie des milliers, peut-être même des millions d'arrosoirs !

Il y a aussi une chose qui m'intéresse vraiment au jardin. Hélas ! Je ne suis autorisée à l'observer que de loin. Une ou deux fois par an Grand-Père s'habille d'une façon encore plus étrange qu'à l'ordinaire. Il met un foulard sur sa bouche, des drôles de lunettes et enfonce son chapeau jusqu'aux yeux. Cet accoutrement extraordinaire transforme mon Pépé en lutin de la forêt : à cette époque-là je ne connais pas encore les cow-boys. Ensuite il sort un beau matériel en cuivre. Il choisit un jour calme, sans vent, sans pluie ni soleil trop ardent. Il observe le ciel, attend encore un peu et disparaît dans la vaste étendue cultivée. Il porte sur son dos la bonbonne de cuivre ; celle-ci se prolonge par une longue tige munie d'une pomme d'arrosoir très fine ; à portée de main, se situe une manette que Pépé actionne à volonté ; voilà un bon outil, très perfectionné...

Grand-Père part sulfater les arbres fruitiers pour les protéger contre les insectes, les pucerons, les petites araignées et une foule de maladies néfastes à leur croissance. Je ne saisis pas bien l'importance d'une telle activité. Pépé a une idée lumineuse. " Tu sais l'huile de foie de morue que tu prends avec tant de répugnances, te rend plus forte contre les maladies ; ce sulfatage protège les plantes ". Cette explication me paraît des plus fausses qui soient. Pour la première fois de ma vie je doute de mon Grand-Père et je crois même avoir entendu un énorme mensonge. Parce que si la pulvérisation est aussi " dégoûtante " que l'huile de foie de morue, et bien je vais vous dire, je plains les arbustes de tout mon cœur !!!

Grand-Père marche parfois longtemps sans rien dire. Il tortille l'extrémité de sa moustache. J'ai l'impression qu'il réfléchit à des choses graves et importantes et je respecte son silence. Puis brusquement il se met à sourire : " Je vais te raconter une histoire ". Ses histoires sont généralement courtes et gaies. Je ne sais pas s'il vient de les inventer ou si ce sont des souvenirs d'enfance qui sont remontés à la surface. Il mime, il me fait participer à l'action. Nous rions... Nous avons tous les deux six ans. Heureusement que personne ne nous voit. Je serais morte de honte si on nous apercevait ainsi, faisant les guignols.

En fait, j'ai deux grands-pères dans le même homme. J'adore celui du jardin, gai, souriant, qui fait le clown à l'occasion, qui chante à pleins poumons, qui m'enseigne la nature. J'adore celui avec qui je semble communier sans paroles ni gestes.

Je me demande bien pourquoi, de ses cinq petits-enfants, je suis sa préférée, celle qu'il traîne toujours avec lui. Quand je me regarde dans la glace je ne vois qu'une petite maigrichonne qu'on habille en quatre ans, avec des baguettes de tambour sur la tête. Bref pas une beauté. Mon petit frère est beau, un joli visage rond et souriant, une chevelure abondante, soyeuse blonde et bouclée, des jambes bien dodues. Ma cousine Nicole, malgré ses quatre ans, est déjà une beauté blonde et rose. Pierrette, l'aînée de mes cousines est grande, longue, mince, brune et très sérieuse pour une enfant de sept ans. Jean-Pierre est un fin bébé de deux ans. Bon, et bien ne cherchons pas, je suis incontestablement la préférée de mon Grand-Père.

Pour moi, c'est différent. Il y a celui que j'idolâtre, celui qui vit au grand air. Il y en a un autre que je respecte, à qui j'obéis sans broncher, celui de la maison... Quand il est midi moins cinq je change de grand-père... Il est le chef incontesté de cette tribu de femmes et d'enfants : Sa femme, ses deux filles, ses cinq petits enfants font silence. Il s'assied et chacun après lui en fait autant. Il coupe le pain et le repas commence. On entend seulement le bruit des fourchettes. Parfois ma tante Zabeth parle tout bas à son petit Jean-Pierre tout en le faisant manger. Pépé a déplié son couteau de poche, lame tournée vers lui, manche face à nous. Gare à celui d'entre nous qui se tiendrait mal, qui oserait ouvrir la bouche, qui ne terminerait pas le contenu de son assiette ou qui négligerait d'avaler le quignon de pain volontairement abandonné. Le manche du couteau connaît bien le chemin de nos petits doigts. Pépé dirige la maison exactement comme son père devait le faire au siècle précédent. C'est dur... Quand il a terminé nous devons aussi avoir terminé... Les années passant, la nourriture étant précieuse en ces temps de guerre, il deviendra plus souple, fera une entorse à son propre règlement, et les enfants pourront continuer leur repas à un rythme plus lent. Seule Grand'Mère se lèvera en même temps que lui pour lui servir un ersatz de café chaud.

Les heures de repas sont immuables. Les trois femmes abandonnent lessive et ménage pour faire à manger. Le jour du marché, elles partent tranquilles, le civet de lapin, le ragoût de mouton, préparés la veille sont meilleurs réchauffés.

Grand-Père veille aussi à la bonne éducation de chacun. Son code d'honneur est très strict. Il aime le travail bien fait, l'honnêteté intégrale vis-à-vis de tout et de tous. Il n'admet le mensonge sous aucune forme ; il appelle cela une lâcheté. Grand-Père, c'est la droiture faite homme. Je suis d'accord avec lui sur beaucoup de points, mais je trouve que de temps à autre un petit mensonge pour éviter une fessée ça vaut la peine... à condition de ne pas se faire prendre sinon gare aux représailles...

Pépé s'occupe de toutes les tâches compliquées qui existent dans une maison. Dans une vieille maison de campagne il y a toujours quelque chose qui cloche. Une nuit nous sommes réveillés par des " clops ! clops ! ". C'est le toit qui se transforme en passoire. Mémé court chercher toutes les bassines, toutes les cuvettes et les lessiveuses. Elle installe une cuvette sur mon gros édredon juste en dessous de la fuite ; mais cela ne va pas du tout car les gouttes rejaillissent et ressortent avec plus de force que si elles tombaient directement du plafond. S'apercevant de son erreur Mémé m'octroie la bassine à confiture. Ne riez pas si je vous dis qu'après avoir longtemps lutté contre le sommeil je finis par m'endormir, la bassine bien en équilibre sous la gouttière improvisée.

Il y a aussi les vieilles canalisations en plomb si usées que l'eau jaillit à l'horizontal dans la chambre du haut ou dans la cuisine à intervalles réguliers. Grand-Père a beau faire des soudures au plomb, cela reclaque à côté. Il faudrait refaire entièrement toute la tuyauterie...

Les clôtures, les pieux, les grillages, le clapier, le poulailler et les hangars demandent une surveillance constante.

Malgré tout, Pépé trouve le temps de rire et de se distraire en ma compagnie. Quel être merveilleux !

Grand-Père parle rarement de lui. Cependant il évoque parfois sa petite sœur Marguerite pour qui il a une immense affection. Ils ont cinq ans de différence. Je connais Tante Margot. Elle est petite, vive, enjouée, dynamique exactement comme lui. Elle est mariée à un grand gaillard Frédéric, fort, souriant, naturellement bon et donnant. Un merveilleux couple plein d'amour et de tendresse qui aurait pu faire de merveilleux parents. Mais un jour, alors qu'elle était toute gamine et qu'elle chahutait avec ses frères et son futur mari la petite Marguerite grimpa sur les brancards de la charrette pour échapper à leurs poursuites. Pour une raison inconnue, la charrette si stable bascula, écrasant la petite Margot. Elle fut ramassée, disloquée, inconsciente et on la crut perdue. Elle avait le bassin broyé. Elle se rétablit, remarcha, et tout sembla oublié jusqu'au jour où le médecin lui déclara qu'elle ne pourrait jamais avoir d'enfant. Pour ce couple ce fut un choc déchirant. Ils s'étourdirent. Leur maisonnette se mit à bruisser en permanence de neveux et nièces.

Grand-Père a raison, c'est la plus fantastique petite tante que j'aie connue. Je crois d'ailleurs que Grand-Père s'en voudra toute sa vie d'avoir joué avec sa petite sœur ce jour-là. Pourtant il n'y était pour rien...

Mais revenons au jardin. Grand-Père ne me parle jamais de ses autres frères et sœurs. Maman ne se gêne d'ailleurs pas pour dire que ce sont tous des " chameaux, des égoïstes et des avares ", bref des paysans riches et déplaisants.

Marguerite et Arthur sont deux êtres d'exception parmi tous ces gens sans cœur.

Hélas, Arthur, mon amour de Grand-Père, a un défaut, il fume. Comme le paquet de " petit gris mensuel " ne lui suffit pas, comme il ne trouve pas de vrai tabac, il s'en fabrique. Il fait des expériences. Il met à sécher des feuilles d'arbres fruitiers et d'autres plantes. Il essaie de les fumer. L'odeur dégagée est parfois épouvantable. Il renonce pour un temps puis recommence une nouvelle cueillette de plantes diverses. Il a la gorge très irritée, il ne chante plus. Il fait venir un médecin ; celui-ci déclare à Maman stupéfaite " Votre père est foutu, il a un cancer de la gorge. J'espère que son cancer l'emportera avant que la grosseur qu'il a au cou ne se développe de trop, sinon il mourra étouffé ".

Là dessus il se fait largement payer puis part nous laissant atterrés. Nous n'avons jamais aperçu de grosseur, il est vrai que Pépé est habillé dès le matin. Désormais Grand-Père a une assiette à fleurs très reconnaissable et Grand'Mère Caroline lave séparément tout ce qu'il a touché. Elle lave les vêtements d'Arthur dans une bassine lui étant réservée. Caroline utilise des tonnes d'eau de javel pour se désinfecter les mains.

Arthur traîne encore quelque temps à la maison puis il faut l'hospitaliser à L'Hôtel-Dieu à Paris. Nous allons le voir chaque dimanche. Mon pauvre Pépé est perdu dans ce grand hall contenant une cinquantaine de lits répartis sur deux rangées. Il ne se plaint pas. On lui fait des " rayons ". Je lui donne la main pendant la durée de la visite sans rien à trouver à lui dire. Puis nous reprenons le chemin du retour : métro, train, marche à pieds.

Un jour on nous le rendra. " Il n'y a plus rien à faire, autant qu'il meurt parmi les siens ". Il se rétablit, retourna même au jardin. Puis il se coucha et ne se releva pas.

Il regardait sans cesse le calendrier. Il disait " Alors cette Libération, c'est pour quand ? ". Parfois la phrase était un peu différente : " J'attends la Libération, après on verra ". Un jour, entre deux crises d'étouffement qui le jetaient vers la fenêtre grande ouverte, il murmura " Bientôt toutes les églises seront ébranlées par les cloches de la Victoire ".

Mademoiselle Blazy vint à quatre heures lui faire sa piqûre de morphine. Elle le trouva très affaibli. Il lui dit " Encore trois jours puis... " et fit signe d'être étendu. Il ne pouvait plus rien avaler. Le médecin avait conseillé à Caroline de battre un jaune d'œuf dans un demi verre de bon Bordeaux. C'était dur de lui faire ingurgiter. Trois jours plus tard, en fin de soirée, il but calmement son verre de lait, s'endormit paisiblement et ne se réveilla plus jamais. Il avait cessé de souffrir. C'était le 29 Avril 1945. Il n'entendit pas les cloches de la Libération.

Au moment de la fermeture du cercueil je me sauvai et courus me cacher dans les toilettes à l'extérieur. Comme il est d'usage chaque membre de la famille devait faire un baiser " au cher disparu ". Cela me sembla impossible. Les hommes attendirent un peu, s'impatientèrent, Maman me chercha, les hommes clouèrent le couvercle. Cela peut vous paraître lâche. Mais pour moi, l'homme étendu là n'était pas Arthur, mon Grand-Père bien-aimé... l'amour de mes six ans.

Montpellier, le 7 Mars 1995

Claudette Prévot
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