Les grandes personnes disent que si l'on
trouve toutes les qualités à
un homme c'est qu'on est amoureuse... Alors,
mes six ans sont sûrement éperdument
amoureux de... mon Grand-Père. Ca
doit être cela ! Je le trouve beau,
intelligent, un cur d'or et un merveilleux
caractère. Est-ce que vous croyez
qu'un tel être existe ? Pour moi,
sans compter mes enfants, il y en a au moins
deux, mon Grand-Père et Celui que
j'ai rencontré bien des années
après.
Grand-Père Arthur est né
en 1884 à Saint-Aignan-sur-Cher,
dans le Loir et Cher. C'est une jolie petite
ville calme et lumineuse qui se reflète
dans le Cher. Le climat est doux et l'on
y cultive des légumes qui ne demandent
qu'à croître. Les artichauts,
les melons et les asperges aiment la terre
légère et sableuse des bords
du Cher. On y fait du vin, mais cette piquette
qui titre six à sept degrés
les meilleures années est une véritable
râpe pour l'estomac. Les fleurs poussent
à profusion. De temps à autre
la rivière sort de son lit, inondant
et fertilisant les terrains plats.
Grand-Père a hérité
de sa terre natale la douceur, la gentillesse,
un besoin insensé d'aimer les êtres
et les choses. Il va au devant des autres
et Grand'Mère Caroline est parfois
obligée de le " gronder "
: tu donnerais ta liquette (chemise) si
je ne te retenais pas !
Quand Grand-Père va au marché
sur son vieux vélo à cadre
très haut perché, il met des
heures et nous nous inquiétons. Mais
lui arrive, tout sourire. Il a salué
tous les gens qu'il a rencontrés,
même ceux qu'il ne connaît pas.
Caroline rouspète : on se faisait
du souci pour toi, et pendant ce temps là,
tu bavardes, tu es incorrigible ! Grand-Père
répond : dire un petit bonjour aux
gens ça ne coûte rien et ça
leur fait plaisir, alors ?
Comme petit dernier d'une famille nombreuse,
il a été élevé
chez les Jésuites. Ceux-ci prenaient
en charge l'éducation et les études
des enfants selon leurs capacités.
Ainsi le jeune Arthur fit-il des études
de lettres, de mathématiques, de
sciences, de latin. Il apprit le dessin,
pratiqua la gymnastique et s'enthousiasma
pour le chant-chorale. Il acquit toutes
ces connaissances à l'époque
où beaucoup d'adultes et d'enfants
ne savaient pas déchiffrer. Il se
délecta mais refusa de transmettre
son savoir en enseignant à son tour.
Il aimait le grand-air et sa liberté
de mouvement. Il voulut être jardinier-horticulteur.
Il eut la possibilité d'être
jardinier à la Ville de Paris avec
une sécurité d'emploi et de
salaire très appréciable.
Mais il refusa encore. Il voulait être
libre.
Il épousa Caroline, un petit bout
de femme aussi tenace, aussi énergique
et courageuse qu'elle était petite.
En 1914 l'armée refusa d'incorporer
Arthur, trop petit, trop chétif pour
faire un vrai soldat. Puis la guerre se
prolongeant, l'armée se trouva enchantée
d'en faire un ambulancier. Il fut l'un des
cinq survivants du Fort de Souville. Ce
fut un véritable carnage. A la relève,
on les retrouva baignant et pataugeant dans
le sang de leurs copains. Quand la guerre
s'acheva enfin, un vieillard voûté
marchant avec des cannes se présenta
chez Caroline. Elle chassa ce vagabond puant
et couvert de vermines qui osait venir importuner
une jeune femme et ses deux fillettes. Caroline
n'avait pas reconnu Arthur son mari : il
avait trente-quatre ans et en paraissait
soixante-dix.
Il reprit goût à la vie et
s'épanouit dans son cher jardin.
Ses deux filles, Denise l'aînée
et Elisabeth la cadette, se marièrent.
Elisabeth épousa Pierre et ils eurent
trois enfants. Denise aimait Jean. Ils eurent
d'abord une fille, Claudette, puis un beau
garçon, André dit Dédé.
A la déclaration de guerre en1939,
Pierre, papa de trois enfants en bas-âge,
ne fut pas incorporé. Il fit un stage
de gendarme à Saint-Cyr sur Ecole
et sa femme vint se réfugier chez
Arthur et Caroline, ses parents. Jean eut
moins de chance et fut fait prisonnier.
Denise arriva à son tour chez ses
parents, accompagnée de Dédé
et Claudette.
C'est ainsi que, vivant jour après
jour auprès de mon Grand-Père
Arthur, je fis plus ample connaissance avec
lui.
Grand-Père est un petit bout d'homme
vif et joyeux. Il est infatigable. Lever
avec le jour, il déjeune rapidement
et file au jardin. Il réapparaît
à dix heures pour un solide casse-croûte,
de pain et de fromage. Ponctuel comme le
vieux carillon, il revient à midi
moins cinq et à sept heures moins
cinq. L'été il s'éclipse
après le dîner et ne revient
qu'à la nuit tombante pour lire son
journal.
Si tu veux connaître Pépé,
va au jardin. De loin tu aperçois
une mince silhouette tonkinoise, c'est Arthur
sous son grand chapeau de paille. J'aime
aussi son vaste tablier bleu de jardinier
qui l'enveloppe complètement. Les
cordons font deux fois le tour de son corps
avant de se nouer par-devant au- dessus
de la poche ventrale. Pépé
est le plus chouette kangourou qui existe
! Cette poche contient des trésors
: un couteau, un sécateur, des bouts
de ficelle et beaucoup d'autres choses encore.
Il tire comme par magie des profondeurs
de cette poche un mouchoir à carreaux
violets aussi grand qu'une serviette de
table et s'éponge le front ruisselant
de sueur. Ses sabots ne l'empêchent
pas de marcher ; il semble au contraire
plus maladroit avec ses chaussures de ville.
Il prend grand soin de ses sabots et en
possède plusieurs paires.
De loin tu ne vois que le chapeau et le
bleu du tablier. Mais en s'approchant de
Grand-Père, on peut apercevoir le
col et les manches roulées d'une
chemise en flanelle à rayures verticales
noires. On entrevoit aussi une vingtaine
de centimètres de pantalon noir entre
le bas du tablier bleu et les sabots. La
gentillesse et la bonne humeur te font vite
oublier la curieuse façon de se vêtir
de Pépé. Je crois qu'il aime
ses plantes comme on aime les gens. Il a
une façon de te montrer ses bordures
d'illets ou ses arceaux de rosiers,
on croirait qu'il te présente à
une personne de sa connaissance. Il connaît
tous les noms de genre et d'espèce
de toutes les plantes, même celles
qui poussent dans les chemins creux. Il
m'explique bien : les plantes sont comme
toi, elles ont un nom de famille et un prénom.
Et nous continuons notre promenade à
travers les allées. Et je pose mille
questions : et ça, ça se mange
? Et pourquoi cultives-tu cette plante si
elle sert à rien ? Grand-Père
répond sans jamais se lasser.
Et quand nous sommes complètement
saturés de végétation,
nous nous mettons à chanter. Entendre
cette voix merveilleuse de Grand-Père
me fait trembler de joie. J'ai peur de pleurer
de bonheur. Il chante " le temps des
cerises " et toutes les chansons de
sa jeunesse. C'est comme cela que mon répertoire
de chansons n'est pas celui de ma génération.
J'apprends les paroles des couplets et des
refrains. J'ai une voix minuscule comparée
à celle de Pépé, mais
je chante juste. Nous y mettons tout notre
cur et le jardin résonne de
nos tirades mélodramatiques.
Comme j'aime chanter ! A l'école
nous chantons également, mais c'est
différent. Accompagnés au
piano, les élèves braillent
" Maréchal nous voilà
" et d'autres chants de marche. A la
maison, c'est plutôt " Meunier,
tu dors " et avec Arthur c'est l'apothéose
avec " les roses blanches ". Bref
! C'est varié.
Entre Grand-Père et moi c'est de
l'amour pur et désintéressé,
une complicité permanente, une communion
incroyable, sans grandes démonstrations.
Parfois j'ai droit à un petit bisou
de récompense quand, par exemple,
j'ai bien su semer ma rangée de haricots.
Car la théorie c'est bien joli mais
la pratique c'est encore plus passionnant
Aussi ai-je mon petit coin de terre. Grand-Père
est très exigeant et ne tolère
aucune négligence. Mon jardin est
minuscule mais il doit être tenu à
la perfection : pas une mauvaise herbe,
pas une pousse séchée ne doit
subsister. Et il faut arroser " à
la fraîche ", c'est à
dire quand le soleil ne risque plus de griller
tes plantes.
Alors, imaginez ma joie et ma fierté
le jour où toute la famille voit
arriver sur la table les premiers radis
de la saison. Oui, mes radis que j'ai moi-même
lavés et préparés.
En effet Grand-Père dit qu'il faut
mener son travail jusqu'au bout de la graine
à l'assiette. J'adore cette gentillesse
et cette délicatesse de me laisser
la primeur, car bien sûr, les radis
semés par Pépé sont
bons à ramasser. Je ne suis pas dupe,
il le sait et notre complicité s'en
trouve renforcée... Et quand chacun
se régale de mes tendres plants de
laitue, je deviens un petit coq fier et
orgueilleux ce qui est plutôt curieux
pour une petite fille !
Un jardin ne se conçoit pas sans
fleurs, sans taches de couleurs. Aussi ai-je
des marguerites, des bleuets, des illets
nains et à l'ombre sous l'arbre,
des violettes et des coucous qui poussent
tout seuls.
Quand je me sens trop fatiguée,
trop inattentive, Grand-Père s'en
rend vite compte. Il essuie rapidement ses
mains sur son tablier et prend la mienne
en la serrant doucement, pas trop mais juste
assez pour dire qu'il est là. Ma
fatigue s'envole immédiatement à
ce contact. Nous faisons un grand tour dans
les allées aussi bien entretenues
que le jardin. Nous marchons calmement sans
parler en admirant tous ces légumes
et ces plantes qui croissent si bien. Mais
ne croyez pas que cela pousse tout seul
comme par miracle ! Cela demande du travail
et des soins permanents. Le nombre d'arrosoirs
qu'il faut pour que chaque plante reçoive
sa ration d'eau est incroyable ! Grand-Père
ne veut pas entendre parler de jet d'eau.
Il dit que c'est une hérésie.
Moi je ne sais pas ce que c'est qu'une hérésie,
mais ça doit être une chose
épouvantable, monstrueuse et pas
convenable puisqu'il n'en veut pas pour
les plantes. Alors Pépé a
dû verser au cours de sa vie des milliers,
peut-être même des millions
d'arrosoirs !
Il y a aussi une chose qui m'intéresse
vraiment au jardin. Hélas ! Je ne
suis autorisée à l'observer
que de loin. Une ou deux fois par an Grand-Père
s'habille d'une façon encore plus
étrange qu'à l'ordinaire.
Il met un foulard sur sa bouche, des drôles
de lunettes et enfonce son chapeau jusqu'aux
yeux. Cet accoutrement extraordinaire transforme
mon Pépé en lutin de la forêt
: à cette époque-là
je ne connais pas encore les cow-boys. Ensuite
il sort un beau matériel en cuivre.
Il choisit un jour calme, sans vent, sans
pluie ni soleil trop ardent. Il observe
le ciel, attend encore un peu et disparaît
dans la vaste étendue cultivée.
Il porte sur son dos la bonbonne de cuivre
; celle-ci se prolonge par une longue tige
munie d'une pomme d'arrosoir très
fine ; à portée de main, se
situe une manette que Pépé
actionne à volonté ; voilà
un bon outil, très perfectionné...
Grand-Père part sulfater les arbres
fruitiers pour les protéger contre
les insectes, les pucerons, les petites
araignées et une foule de maladies
néfastes à leur croissance.
Je ne saisis pas bien l'importance d'une
telle activité. Pépé
a une idée lumineuse. " Tu sais
l'huile de foie de morue que tu prends avec
tant de répugnances, te rend plus
forte contre les maladies ; ce sulfatage
protège les plantes ". Cette
explication me paraît des plus fausses
qui soient. Pour la première fois
de ma vie je doute de mon Grand-Père
et je crois même avoir entendu un
énorme mensonge. Parce que si la
pulvérisation est aussi " dégoûtante
" que l'huile de foie de morue, et
bien je vais vous dire, je plains les arbustes
de tout mon cur !!!
Grand-Père marche parfois longtemps
sans rien dire. Il tortille l'extrémité
de sa moustache. J'ai l'impression qu'il
réfléchit à des choses
graves et importantes et je respecte son
silence. Puis brusquement il se met à
sourire : " Je vais te raconter une
histoire ". Ses histoires sont généralement
courtes et gaies. Je ne sais pas s'il vient
de les inventer ou si ce sont des souvenirs
d'enfance qui sont remontés à
la surface. Il mime, il me fait participer
à l'action. Nous rions... Nous avons
tous les deux six ans. Heureusement que
personne ne nous voit. Je serais morte de
honte si on nous apercevait ainsi, faisant
les guignols.
En fait, j'ai deux grands-pères
dans le même homme. J'adore celui
du jardin, gai, souriant, qui fait le clown
à l'occasion, qui chante à
pleins poumons, qui m'enseigne la nature.
J'adore celui avec qui je semble communier
sans paroles ni gestes.
Je me demande bien pourquoi, de ses cinq
petits-enfants, je suis sa préférée,
celle qu'il traîne toujours avec lui.
Quand je me regarde dans la glace je ne
vois qu'une petite maigrichonne qu'on habille
en quatre ans, avec des baguettes de tambour
sur la tête. Bref pas une beauté.
Mon petit frère est beau, un joli
visage rond et souriant, une chevelure abondante,
soyeuse blonde et bouclée, des jambes
bien dodues. Ma cousine Nicole, malgré
ses quatre ans, est déjà une
beauté blonde et rose. Pierrette,
l'aînée de mes cousines est
grande, longue, mince, brune et très
sérieuse pour une enfant de sept
ans. Jean-Pierre est un fin bébé
de deux ans. Bon, et bien ne cherchons pas,
je suis incontestablement la préférée
de mon Grand-Père.
Pour moi, c'est différent. Il y
a celui que j'idolâtre, celui qui
vit au grand air. Il y en a un autre que
je respecte, à qui j'obéis
sans broncher, celui de la maison... Quand
il est midi moins cinq je change de grand-père...
Il est le chef incontesté de cette
tribu de femmes et d'enfants : Sa femme,
ses deux filles, ses cinq petits enfants
font silence. Il s'assied et chacun après
lui en fait autant. Il coupe le pain et
le repas commence. On entend seulement le
bruit des fourchettes. Parfois ma tante
Zabeth parle tout bas à son petit
Jean-Pierre tout en le faisant manger. Pépé
a déplié son couteau de poche,
lame tournée vers lui, manche face
à nous. Gare à celui d'entre
nous qui se tiendrait mal, qui oserait ouvrir
la bouche, qui ne terminerait pas le contenu
de son assiette ou qui négligerait
d'avaler le quignon de pain volontairement
abandonné. Le manche du couteau connaît
bien le chemin de nos petits doigts. Pépé
dirige la maison exactement comme son père
devait le faire au siècle précédent.
C'est dur... Quand il a terminé nous
devons aussi avoir terminé... Les
années passant, la nourriture étant
précieuse en ces temps de guerre,
il deviendra plus souple, fera une entorse
à son propre règlement, et
les enfants pourront continuer leur repas
à un rythme plus lent. Seule Grand'Mère
se lèvera en même temps que
lui pour lui servir un ersatz de café
chaud.
Les heures de repas sont immuables. Les
trois femmes abandonnent lessive et ménage
pour faire à manger. Le jour du marché,
elles partent tranquilles, le civet de lapin,
le ragoût de mouton, préparés
la veille sont meilleurs réchauffés.
Grand-Père veille aussi à
la bonne éducation de chacun. Son
code d'honneur est très strict. Il
aime le travail bien fait, l'honnêteté
intégrale vis-à-vis de tout
et de tous. Il n'admet le mensonge sous
aucune forme ; il appelle cela une lâcheté.
Grand-Père, c'est la droiture faite
homme. Je suis d'accord avec lui sur beaucoup
de points, mais je trouve que de temps à
autre un petit mensonge pour éviter
une fessée ça vaut la peine...
à condition de ne pas se faire prendre
sinon gare aux représailles...
Pépé s'occupe de toutes les
tâches compliquées qui existent
dans une maison. Dans une vieille maison
de campagne il y a toujours quelque chose
qui cloche. Une nuit nous sommes réveillés
par des " clops ! clops ! ". C'est
le toit qui se transforme en passoire. Mémé
court chercher toutes les bassines, toutes
les cuvettes et les lessiveuses. Elle installe
une cuvette sur mon gros édredon
juste en dessous de la fuite ; mais cela
ne va pas du tout car les gouttes rejaillissent
et ressortent avec plus de force que si
elles tombaient directement du plafond.
S'apercevant de son erreur Mémé
m'octroie la bassine à confiture.
Ne riez pas si je vous dis qu'après
avoir longtemps lutté contre le sommeil
je finis par m'endormir, la bassine bien
en équilibre sous la gouttière
improvisée.
Il y a aussi les vieilles canalisations
en plomb si usées que l'eau jaillit
à l'horizontal dans la chambre du
haut ou dans la cuisine à intervalles
réguliers. Grand-Père a beau
faire des soudures au plomb, cela reclaque
à côté. Il faudrait
refaire entièrement toute la tuyauterie...
Les clôtures, les pieux, les grillages,
le clapier, le poulailler et les hangars
demandent une surveillance constante.
Malgré tout, Pépé
trouve le temps de rire et de se distraire
en ma compagnie. Quel être merveilleux
!
Grand-Père parle rarement de lui.
Cependant il évoque parfois sa petite
sur Marguerite pour qui il a une immense
affection. Ils ont cinq ans de différence.
Je connais Tante Margot. Elle est petite,
vive, enjouée, dynamique exactement
comme lui. Elle est mariée à
un grand gaillard Frédéric,
fort, souriant, naturellement bon et donnant.
Un merveilleux couple plein d'amour et de
tendresse qui aurait pu faire de merveilleux
parents. Mais un jour, alors qu'elle était
toute gamine et qu'elle chahutait avec ses
frères et son futur mari la petite
Marguerite grimpa sur les brancards de la
charrette pour échapper à
leurs poursuites. Pour une raison inconnue,
la charrette si stable bascula, écrasant
la petite Margot. Elle fut ramassée,
disloquée, inconsciente et on la
crut perdue. Elle avait le bassin broyé.
Elle se rétablit, remarcha, et tout
sembla oublié jusqu'au jour où
le médecin lui déclara qu'elle
ne pourrait jamais avoir d'enfant. Pour
ce couple ce fut un choc déchirant.
Ils s'étourdirent. Leur maisonnette
se mit à bruisser en permanence de
neveux et nièces.
Grand-Père a raison, c'est la plus
fantastique petite tante que j'aie connue.
Je crois d'ailleurs que Grand-Père
s'en voudra toute sa vie d'avoir joué
avec sa petite sur ce jour-là.
Pourtant il n'y était pour rien...
Mais revenons au jardin. Grand-Père
ne me parle jamais de ses autres frères
et surs. Maman ne se gêne d'ailleurs
pas pour dire que ce sont tous des "
chameaux, des égoïstes et des
avares ", bref des paysans riches et
déplaisants.
Marguerite et Arthur sont deux êtres
d'exception parmi tous ces gens sans cur.
Hélas, Arthur, mon amour de Grand-Père,
a un défaut, il fume. Comme le paquet
de " petit gris mensuel " ne lui
suffit pas, comme il ne trouve pas de vrai
tabac, il s'en fabrique. Il fait des expériences.
Il met à sécher des feuilles
d'arbres fruitiers et d'autres plantes.
Il essaie de les fumer. L'odeur dégagée
est parfois épouvantable. Il renonce
pour un temps puis recommence une nouvelle
cueillette de plantes diverses. Il a la
gorge très irritée, il ne
chante plus. Il fait venir un médecin
; celui-ci déclare à Maman
stupéfaite " Votre père
est foutu, il a un cancer de la gorge. J'espère
que son cancer l'emportera avant que la
grosseur qu'il a au cou ne se développe
de trop, sinon il mourra étouffé
".
Là dessus il se fait largement payer
puis part nous laissant atterrés.
Nous n'avons jamais aperçu de grosseur,
il est vrai que Pépé est habillé
dès le matin. Désormais Grand-Père
a une assiette à fleurs très
reconnaissable et Grand'Mère Caroline
lave séparément tout ce qu'il
a touché. Elle lave les vêtements
d'Arthur dans une bassine lui étant
réservée. Caroline utilise
des tonnes d'eau de javel pour se désinfecter
les mains.
Arthur traîne encore quelque temps
à la maison puis il faut l'hospitaliser
à L'Hôtel-Dieu à Paris.
Nous allons le voir chaque dimanche. Mon
pauvre Pépé est perdu dans
ce grand hall contenant une cinquantaine
de lits répartis sur deux rangées.
Il ne se plaint pas. On lui fait des "
rayons ". Je lui donne la main pendant
la durée de la visite sans rien à
trouver à lui dire. Puis nous reprenons
le chemin du retour : métro, train,
marche à pieds.
Un jour on nous le rendra. " Il n'y
a plus rien à faire, autant qu'il
meurt parmi les siens ". Il se rétablit,
retourna même au jardin. Puis il se
coucha et ne se releva pas.
Il regardait sans cesse le calendrier.
Il disait " Alors cette Libération,
c'est pour quand ? ". Parfois la phrase
était un peu différente :
" J'attends la Libération, après
on verra ". Un jour, entre deux crises
d'étouffement qui le jetaient vers
la fenêtre grande ouverte, il murmura
" Bientôt toutes les églises
seront ébranlées par les cloches
de la Victoire ".
Mademoiselle Blazy vint à quatre
heures lui faire sa piqûre de morphine.
Elle le trouva très affaibli. Il
lui dit " Encore trois jours puis...
" et fit signe d'être étendu.
Il ne pouvait plus rien avaler. Le médecin
avait conseillé à Caroline
de battre un jaune d'uf dans un demi
verre de bon Bordeaux. C'était dur
de lui faire ingurgiter. Trois jours plus
tard, en fin de soirée, il but calmement
son verre de lait, s'endormit paisiblement
et ne se réveilla plus jamais. Il
avait cessé de souffrir. C'était
le 29 Avril 1945. Il n'entendit pas les
cloches de la Libération.
Au moment de la fermeture du cercueil je
me sauvai et courus me cacher dans les toilettes
à l'extérieur. Comme il est
d'usage chaque membre de la famille devait
faire un baiser " au cher disparu ".
Cela me sembla impossible. Les hommes attendirent
un peu, s'impatientèrent, Maman me
chercha, les hommes clouèrent le
couvercle. Cela peut vous paraître
lâche. Mais pour moi, l'homme étendu
là n'était pas Arthur, mon
Grand-Père bien-aimé... l'amour
de mes six ans.
Montpellier,
le 7 Mars 1995 |