Une vapeur humide s'élève
du sous-bois. Les sapins laissent à
peine pénétrer la lumière
matinale d'automne. Le Morvan se secoue
des pluies incessantes de la semaine passée.
François Foucher enfile ses meilleurs
sabots et se hâte. Il presse le pas
car il va chercher la sage-femme. Cela fait
des heures que Catherine, son épouse,
gémit et que le bébé
n'arrive pas. François se dit que
ce n'est pas normal et il craint un grand
malheur. Elle n'est plus toute jeune sa
Catherine, bientôt trente-neuf ans...
Comme le temps passe ! Elle est superbe,
de grands yeux noirs, durs et volontaires.
Sa chevelure très brune, abondante
et ondulée lui descend jusqu'aux
reins quand elle daigne retirer son bonnet
blanc. " Mais quel foutu caractère
! " murmure François en hâtant
de nouveau le pas. La venue des deux aînés
n'a posé aucun problème. Philibert
va sur ses quatorze ans : il est grand,
beau, plein de prestance et les filles du
village le regardent passer. Marie a onze
ans ; c'est une belle fille, coquette et
autoritaire. " Pourvu que j'arrive
à temps ! " se dit François
qui se met à courir. En le voyant
arriver tout essoufflé, la sage-femme
comprend mais ne se presse pas. " Tous
pareils ces futurs pères, et celui
là c'est son troisième enfant
; bon sang, il devrait être habitué
! " Elle repousse son chaudron sur
le côté de la cheminée
pour que la soupe reste chaude en son absence.
François s'énerve ; mais elle
prend le temps de s'emballer chaudement
dans un vaste fichu avant de tirer la porte
derrière elle.
En approchant de la maison, François
et la sage-femme entendent Catherine hurler
malgré l'épaisseur des murs
de cette robuste maison de montagne. Décidément
ce bébé tarde à venir.
L'accouchement sera interminable. Quand
enfin la sage-femme remettra à Catherine
épuisée une minuscule petite
fille violette et chiffonnée, celle-ci
se détournera, méprisante.
Elle utilisera toute son énergie
pour crier : " Et c'est pour ça
que j'ai tant souffert ! et moi qui espérais
un garçon ! "
Ainsi venait de naître une petite
Caroline, adorée par son père
dès l'instant où il fut autorisé
à la tenir et détestée
par sa mère qui projeta tout son
amour sur Marie la grande sur. C'était
le deux septembre 1889. Ma Grand'Mère
Caroline Foucher faisait une entrée
très remarquée au village.
La petite Caroline grandit et très
jeune fut chargée de nombreuses corvées.
François, le sabotier, gagnait bien
sa vie. Il produisait non seulement le sabot
courant mais il présentait souvent
au concours du canton, des sabots plus raffinés,
artistement décorés de cuir.
Il gagna le prix du chef-lieu en apportant
une nouveauté considérable
: des sabots pour enfants, solides certes,
mais plus légers qu'à l'ordinaire.
La bordure de cuir souple était ornée
de fleurs des champs que même la neige
n'arrivait pas à ternir.
Solides les sabots de Papa François,
bien sûr, mais cela dépend
de l'usage que l'on en fait. Agée
de cinq ans Caroline se rend à l'école
située à cinq kilomètres
du village. Pour sa première année,
ses parents la confient aux grands qui l'emmènent
et la ramènent. Un jour, Caroline,
la teigneuse petite Caroline, décide
que personne ne doit la dépasser
sur le chemin du retour. Elle n'a peur de
rien. Sa taille en dessous de la moyenne
ne la gêne pas dans ses actes. Les
grands garçons se moquent d'elle.
Elle n'hésite pas une seconde. Attrapant
ses sabots d'une main et courant à
vive allure sur ses gros bas de laine, elle
tape de toutes ses forces sur les garçons.
Ceux-ci se protègent comme ils peuvent.
A plusieurs reprises les sabots rencontrent
les gamelles contenant les vestiges du repas
de midi. Caroline gagne la première
manche. Elle perd la seconde. A l'entrée
du village elle se rechausse et s'aperçoit
avec horreur que ses sabots sont tellement
fendus qu'il est difficile de marcher avec.
Elle reçoit une sacrée volée
de coups de triques et s'en souvient toute
sa vie !
Catherine est une maîtresse femme.
Et ça tourne rond dans cette vaste
pièce. A peine levée Catherine
se précipite vers la cheminée,
réanime le feu, et met la soupe à
réchauffer. Elle donne la première
tétée à l'un des multiples
petits que l'Assistance Publique lui confie.
Peu d'orphelin, car un orphelin a toujours
une famille, un oncle, une cousine même
éloignée, une grand'mère,
qui recueillera l'enfant, surtout si c'est
un garçon. C'est un bon calcul, car
dans peu de temps ce gosse sans parents
travaillera pour vous.
En cette fin de siècle, contrairement
à la légende, ce n'est pas
La Belle Epoque, c'est le plein épanouissement
de l'industrie. Une classe sociale très
pauvre et très courageuse travaille
sans relâche dans ces usines florissantes.
Il ne s'agit pas pour une jeune femme de
perdre son travail. Si elle gagne assez,
elle placera l'enfant en nourrice, sinon,
elle l'abandonnera à l'Assistance.
Les enfants de l'Assistance sont légions.
Ce sont souvent des gosses des villes que
l'on expédie dans les campagnes les
plus reculées. Ils arrivent jusqu'ici,
en plein cur du Morvan, dans une montagne
coupée du monde extérieur
où les communications sont difficiles
parfois même inexistantes en hiver.
Catherine est nourrice agréée
par l'Assistance Publique. Elle gagne une
misère à faire ce travail
qui ne lui laisse aucun répit. L'Administration
est avare de ses deniers... Catherine reçoit
donc chaque année de jeunes nourrissons
qu'elle allaite, lave, change, soigne, berce
d'un pied dans un lit à bascule,
tandis qu'elle épluche des légumes.
Elle ne perd pas une seule minute. Et les
contrôles tatillons et fréquents
ne pourront jamais rien reprocher à
la nourrice attentive. Un jour, un contrôleur
a atterri au village. Il a fait sensation.
Cet homme des villes, en chaussures de cuir,
chemise à col et chapeau, s'est embourbé
devant l'unique porte d'entrée. Il
a regardé attentivement les nourrissons.
Puis il a contemplé Catherine allaitant
le petit Michel, le dernier venu. Cet homme
a déclaré à Catherine
interdite qu'elle le nourrissait trop. Elle
a regardé cet élégant
individu de toute la force de son regard
noir de colère. Elle a reposé
l'enfant, puis elle s'est prestement réajustée.
Elle lui a hurlé en le repoussant
avec violence vers l'extérieur "
Et si c'était le vôtre, ça
s'rait trop ? " Le représentant
de l'Assistance Publique glissa et s'affala
de tout son long sur le talus couvert de
paille détrempée de pluie.
Catherine pensa immédiatement qu'elle
venait de perdre son activité mais
elle ne sortit pas aider cet ignoble individu.
Cet incident hors du commun fit rapidement
le tour du village. Et durant tout l'hiver,
pendant la veillée, Catherine dût
raconter et encore raconter comment elle
avait chassé de chez elle un monsieur
très important. Ils étaient
fiers, les villageois, qu'une femme illettrée
ait osé tenir tête à
un homme de la ville.
Il n'y eut pas de conséquences ;
peut-être l'homme en question ne se
vanta-t-il pas de l'incident ? Au printemps
suivant apparut au village une femme d'âge
incertain, sobrement vêtue, qui venait
contempler le bon travail accompli par Catherine.
Elle emmena Joseph, le joli petit roux aux
yeux verts, qui avait maintenant six ans.
Ce fut un déchirement pour tous.
Joseph hurla " Maman Catherine garde-moi,
je n'ai rien fait de mal, garde-moi ! "
Catherine lui dit qu'elle attendait déjà
son retour. L'assistante l'emmena de force.
Encore un petit frère qui venait
de partir ! Il revint voir ses " Parents
" et à l'âge adulte vint
présenter sa fiancée à
sa seule famille.
Le travail causé par la présence
de nourrissons n'est qu'une des multiples
occupations de Catherine. Celle-ci, en bonne
maîtresse de maison, s'occupe de tout.
Par exemple, deux fois par mois, Catherine
se lève avant le jour. Elle ouvre
la maie, sort le reliquat de levain précieusement
conservé, tire jusqu'à elle
un lourd sac de farine suspendu à
la poutre pour que les souris des champs
ne viennent pas voler cette précieuse
denrée. Ce matin Catherine prépare
la pâte à pain. Tandis que
les grosses miches de pain gris lèvent
et gonflent sous le vaste édredon
en plumes d'oie, Catherine fait la vaisselle.
Elle a de la chance, et les voisines sont
jalouses de la belle pierre à évier
que son François lui a posée.
Elle peut faire sa vaisselle debout et jeter
son eau sale dans le trou spécialement
aménagé. Quel progrès
! Plus besoin d'être accroupie devant
la cheminée pour laver les assiettes
et surtout plus besoin de laisser échapper
la chaleur en ouvrant grande la porte pour
jeter l'eau sale à l'extérieur.
Catherine s'active et fait diligence. Un
bébé pleure, le pain est prêt
à cuire. Elle commence par le pain,
bien levé, et qu'il faut mettre à
cuire sans tarder. La cheminée n'est
pas trop chaude, juste à point, le
pain sera parfait. Elle tire une chaise
devant la cheminée, saisit l'enfant
affamé, s'assoit, sort un sein généreux.
Tandis que l'enfant s'étouffe de
plaisir tant il boit goulûment, Catherine
surveille attentivement la cuisson des miches
de pain. Elle cale le bébé
entre deux gros oreillers de plumes pour
qu'il fasse son rôt, puis retourne
vers le pain. Elle démaillote ensuite
le petit, trempé et souillé,
par une longue nuit de sommeil. Elle le
lave puis le change. Les couches sont de
grands rectangles de coton. Ce sont d'anciens
draps très solides mais qui ont fait
leur temps. L'usure au centre est si totale
qu'il a suffi de tirer un peu pour en faire
des morceaux. Elle met les linges malodorants
dans un grand seau d'eau glacée.
Ensuite, elle ne s'en occupera plus.
A cinq ans, par tous les temps, la petite
Caroline va donc à l'école.
Dix bons kilomètres aller-retour.
Elle aime l'école et malgré
son jeune âge apprend très
vite. Heureusement pour elle, car malgré
les supplications de François, Catherine
a exigé que, dès la deuxième
année, Caroline revienne après
le repas de midi. C'est un déchirement
pour la jeune enfant de laisser ses camarades
s'ébattre après le repas.
Comme ils ont de la chance, pense-t-elle.
Elle contemple avec émotion la belle
carte de géographie et les tableaux
d'histoire dont, cet après-midi,
elle n'entendra pas le commentaire. Un sentiment
d'aigreur et de révolte envahit ce
jeune cur d'enfant. Tandis que ses
camarades seront tranquillement assis ou
feront sournoisement des bêtises pour
" embêter " ce maître
d'école si méchant, elle fera
des corvées bien au-dessus de son
âge. Elle voudrait bien ne pas rentrer.
Parfois elle cueille un beau bouquet de
fleurs des bois ; mais ce bouquet est la
preuve formelle qu'elle ne s'est pas pressée
de rentrer. Alors tristement elle le jette
dans le ruisseau. Elle le suit du regard.
Le bouquet se faufile entre les roches.
Il glisse, s'éloigne en zigzaguant,
puis disparaît de sa vue dans le coude
du ruisseau. Elle flâne encore un
peu, pas trop cependant, car de toute façon,
elle n'évitera pas ses repoussantes
besognes. C'est elle qui lave les couches
des nourrissons de sa mère. A peine
arrivée à la maison, elle
se fait houspiller et sa mère d'un
mouvement de menton lui désigne les
seaux pleins de linges nauséabonds.
Au village, comme dans tout le Morvan,
l'eau source partout. Chacun a son puits,
sa fontaine, son ruisselet sortant à
ras de terre. Mais on lave dans l'Yonne,
dont l'eau rapide, pure et glacée
donne au linge une luminosité et
une odeur incomparables.
Caroline soulève à grand-peine
les deux énormes seaux, si hauts,
si vastes, qu'elle doit tenir ses bras écartés
de son corps, comme Jésus sur la
croix, pour qu'ils ne traînent pas
sur le chemin. Elle a essayé plusieurs
méthodes. La première consiste
à sortir de la maison avec les deux
seaux. Une fois hors de vue, elle en abandonne
un, au détour du sentier. Ensuite
elle revient le chercher. Elle a essayé
de transporter le linge à bout de
bras dans une vieille taie d'oreiller. Mais
dans tous les cas, elle est obligée
de refaire un trajet malaisé, long
et escarpé. En effet, les seaux sont
indispensables. Après le lavage,
nulle place possible sur les gravillons
de la berge pour déposer le linge
propre.
Ce chemin qui mène de la maison
au torrent est un raidillon encaissé,
creusé par les eaux de ruissellement.
Aujourd'hui, Caroline est fatiguée.
Les seaux lui semblent plus pesants qu'à
l'ordinaire. Et comme toujours, ils lui
cachent la sente. Caroline bute dans un
caillou, perd un sabot, s'affale de tout
son long dans les couches maculées
de déjections. Fort heureusement,
ses nombreux cotillons amortissent la chute.
Un court instant, elle s'assoit, découragée
; puis, d'un geste énergique et rageur,
elle se redresse, tire à elle son
sabot, ramasse toutes ces saletés
éparpillées. Son petit visage
fermé et buté reflète
une immense vague de colère. Elle
ne pleure pas. A cette heure là,
seule dans la nature déserte, elle
crie et jure que jamais elle n'aura de marmots,
de ces choses répugnantes, braillardes,
vomissantes, qui expulsent de leurs corps
si petits, des tonnes d'ordures. Caroline
dans la sagesse de ses sept ans ne voit
que cette immonde corvée...
Caroline ne tiendra pas sa promesse...
puisque nous sommes tous là, nous
ses descendants ! Soixante-six ans plus
tard, à la maison, nous avons une
des premières machines à laver,
peu performante et avec laquelle il faut
encore pas mal de manipulations. Caroline
regarde cet objet incongru avec mépris.
Dans le jardin, vous pouvez alors contempler
une petite Caroline âgée de
soixante-treize ans. Elle a installé
sur une caisse au soleil un grand baquet
d'eau bouillante, une planche à laver
et une brosse. Et vous ne devinerez sûrement
pas ce qu'elle fait la têtue de petite
Caroline. Reniant toutes ses promesses enfantines,
elle lave des couches, oui vous avez bien
entendu, des couches. Fière, ne laissant
ce soin à personne, Caroline lave
les couches de son arrière petit-fils
Dominique. Et elle le gâtera, et elle
le pourrira, et rien ne sera trop beau pour
cet enfant paré de toutes les qualités...
Mais en attendant d'être une arrière
grand'mère tendre et dévouée,
la jeune Caroline, sale, trempée,
descend le raidillon et arrive enfin à
l'endroit où le torrent fait un coude
et où il a déposé des
graviers. Elle se dirige droit vers la caisse
en bois familiale. Là, elle s'agenouille,
verse de la cendre sur le linge, frotte
pièce par pièce, de toutes
ses forces et rince une première
fois. Le battoir entre alors en action.
Elle rincera jusqu'à ce que l'eau
soit parfaitement claire. Remonter la pente
raide, ainsi chargée, demande de
l'entraînement. Après de nombreuses
pauses, Caroline voit enfin apparaître
la route et les premières maisons
du village. Elle pose ses seaux sur le bord
de la route et observe son village. Ces
toits de chaume apportent à l'enfant
un peu de chaleur. Elle aime ces toitures,
confortables l'hiver et fraîches l'été.
Elle aime le jour où les voisins
viennent donner un bon coup de main pour
découvrir totalement le toit, et
pour le couvrir le plus vite possible avec
adresse et précision. Une bonne toiture,
c'est la vie ! Et quand le bouquet est enfin
accroché sur le faîte du toit
près de la cheminée, les réjouissances,
repas copieux, boissons abondantes, chants
et musiques peuvent enfin se déployer.
Caroline cesse de rêvasser, rattrape
ses seaux et se dirige vers la maison. Pour
toute récompense, Catherine grogne
: " Tu en as mis du temps ! "
Caroline ne répond pas. Instruite
par l'expérience, elle sait que même
répondre poliment, c'est s'exposer
à une sévère raclée.
Elle plante les seaux devant sa mère
et s'éclipse vers l'atelier de son
père.
François s'est aménagé
un atelier de sabotier, calme et spacieux.
Situé derrière la maison,
l'atelier est jointif à la grange
et au bûcher. Une cheminée
de pierre permet à François
d'y séjourner du printemps à
la fin de l'automne. C'est son domaine et
nul, pas même sa femme, n'est autorisé
à y pénétrer. Par contre,
sous prétexte de lui apprendre à
lire, François a décidé
que Caroline, ses corvées terminées,
devait l'y rejoindre. Un grand élan
de tendresse précipite Caroline vers
son père. Puis François étonné
éloigne sa fille de lui et la contemple.
Les vêtements de l'enfant s'égouttent
tant ils sont trempés. François
pique une énorme colère contre
sa femme et s'apprête à entraîner
sa fille vers la maison pour qu'elle se
change. Caroline supplie son père
de n'en rien faire car elle court vers une
bonne volée assurée. François
ne dit rien. Sur un lit de copeaux, il entrecroise
des branchettes. Un bon feu réchauffe
rapidement l'atmosphère. Il met quelques
bûches plus grosses, installe un banc
devant la cheminée, sort sa blague
à tabac et sa pipe. Caroline retire
ses sabots inondés et les met à
bonne distance de la cheminée pour
qu'ils sèchent lentement sans se
fendre. Caroline s'assoit à côté
de son père. Peu à peu ses
vêtements et ses bas exhalent leur
trop-plein d'eau et fument. De quoi attraper
la crève, marmonne François
en serrant ses dents avec rage sur le tuyau
de pipe. La leçon de lecture peut
enfin commencer.
Le seul livre existant chez les Foucher
est un vieux missel. Mais François,
plutôt anticlérical ne va pas
apprendre à lire à sa fille
dans un livre en latin. C'est bon pour le
curé ces machins-là ! pense-t-il.
Le Français est la langue officielle
de la République. Alors le père
consciencieux déplie son journal,
" Le courrier de Château-Chinon
", et la leçon commence. Pendant
plusieurs mois ils se contentent des lettres
formant les gros titres et les sous-titres.
Puis Caroline reconnaît par cur
ces mêmes titres sans savoir lire
réellement. François s'en
rend compte et tourne la page. C'est la
revue nécrologique de l'arrondissement
qui permet à Caroline de fignoler
son apprentissage.
Chaque matin à l'école elle
emmagasine avec joie toutes les connaissances
proposées. Elle ne prend pas le temps
de chahuter comme la majorité de
ses camarades. C'est une bonne élève.
Elle expose à son père attentif
le contenu des leçons quotidiennes.
Et pourtant le maître d'école
est un drôle de personnage. C'est
un gros homme, à la tenue négligée,
qui sent l'alcool dès onze heures
et surtout qui se montre d'une extrême
violence vis-à-vis des enfants.
Cette après-midi Caroline rentre
à la maison les mains et les mollets
zébrés de vilaines traces
bleues, des traces si profondes que par
endroits la peau est fendue. Elle prétend
être tombée. Ses parents supposent
sans hésiter un seul instant qu'elle
s'est battue comme un garçon, et
pour la punir lui administrent une raclée
mémorable. A la question : "
Avec qui t'es-tu battue ? " Caroline
répond sans réfléchir
: " Avec l'Eugène."
Eugène a douze ans, il est grand,
fort et paraît plus que son âge.
Caroline a sept ans et n'en paraît
pas cinq. François ne dit rien, enfile
sa grosse veste de drap, sa casquette et
tirant Caroline par un bras dit à
sa femme : " Je vais lui en toucher
deux mots, moi, à l'Eugène
". Caroline supplie mais le père
est intraitable. Il traîne Caroline
qui refuse d'avancer. Elle crie " Papa,
ce n'est pas lui, c'est le maître
d'école. " De saisissement François
s'arrête. Le maître d'école
! répète-t-il. Ca ne fait
rien, conclut-il, Eugène nous expliquera
cela.
Eugène raconte que ce matin le maître
était totalement ivre dès
la rentrée. Il se promenait de long
en large tenant le tisonnier servant à
soulever le couvercle du gros poêle
de fonte. Il a tapé sur Caroline
simplement parce qu'elle est assise au premier
rang sous son nez, et que selon lui elle
répondait trop lentement. Les grands
élèves, dont Eugène,
sont intervenus. François, ému,
sert avec force la main de l'élève
courageux.
Le lendemain François attelle la
voiture et emmène Caroline et Eugène
à l'école. Il se contient
pendant les cinq kilomètres. Mais
à peine arrivé, il saute à
terre et se jette sur le maître d'école
en le tenant solidement par les revers de
sa veste. Il pénètre dans
la classe, prend le tisonnier et dit : "
Vous voulez en tâter de celui-là
? Ne touchez à aucun de vos élèves,
sinon, aussi sûr que je m'appelle
François Foucher, vous pourriez être
infirme pour le restant de vos jours ".
Le vieux maître ventripotent réussit
cependant à apprendre à lire
et à écrire en Français
à toutes ces têtes dures de
petits Morvandiaux agités qui parlent
entre eux un rude patois. Ils apprennent
aussi à compter dans les nouvelles
unités. Les mesures agraires, les
poids, comme le kilogramme, les volumes,
doivent être les mêmes pour
tous, sur le sol national. Il enseigne tout
ce qu'il sait lui-même et les grands
partent dans la vie aussi instruits que
leur maître. En réalité
il faudra plusieurs générations
pour abandonner des pratiques de vie séculaires
: Ces jeunes gens achèteront ou vendront
des animaux, des terres, du bois dans les
unités de mesures de leurs parents.
Le maître d'école s'efforçant
d'être sobre, reste donc en place.
Comme le printemps a beaucoup de mal à
s'installer cette année, les élèves
se sentent un besoin énorme d'évasion.
Le maître est toujours rude et peu
agréable. Le soleil s'active pour
faire fondre cette neige qui stagne encore
dans les sous-bois. Peu à peu les
sentiers deviennent praticables, l'eau glacée
s'écoule vers les ruisseaux et une
multitude de fleurs des champs et des bois
embaument l'air. Les élèves
fourmillent d'idées non scolaires
et préparent en secret une vaste
folie.
Fin juin, les journées sont longues,
et les terrains bien secs. Le maître
sort sur le pas de la porte et consulte
sa montre gousset. Personne n'est en avance
aujourd'hui. On voit bien que les travaux
des champs sont commencés. Après
cette réflexion le maître rentre
dans la classe et attend un peu. Il a prévu
une belle leçon sur le cheval, sur
son pied si bizarre. Cela va sûrement
intéresser ces rustres pense-t-il.
Il ressort, consulte de nouveau sa montre,
l'écoute pour constater qu'elle fonctionne
bien. Aucun enfant en vue. Il ne dit rien,
rentre en classe, sombre et angoissé.
Il se dit qu'une maladie grave, le charbon
peut-être, s'est répandue d'une
façon fulgurante sur les villages
alentour, avec l'arrivée du printemps.
Il s'enferme dans sa classe déserte
et... attend. A onze heures, il rentre dans
son logement, adjacent à la salle
de classe, et mange sans appétit.
A treize heures il réapparaît,
triste et désespéré,
sur le seuil de sa classe. Pas un élève,
pas un parent n'est venu. Il s'enferme de
nouveau, pris de panique à l'idée
que ses petits monstres puissent périr
comme les vaches. Il est sauvage, célibataire
endurci, mais il découvre avec stupeur
qu'il éprouve un certain attachement
pour ces têtes de pioche montagnardes.
Pendant ce temps, tous les enfants sans
exception, s'ébattent dans le grand
bois de sapins. Ils sont partis de chez
eux comme à l'ordinaire, le repas
dans la gamelle, en direction de l'école.
Puis avec des détours et des ruses
multiples, se sont retrouvés, joyeux,
dans la grande clairière. Tous, tous,
de l'enfant de cinq ans aux grands de douze
ans, ont réussi à tenir leur
langue, et n'ont pas flanché au dernier
moment. Les petits Morvandiaux font l'école
buissonnière. Une expérience
extraordinaire, une totale liberté,
sans autorité, sans parents, la vraie
vie en somme.
Ils jouent à tous les jeux qu'ils
connaissent, mais se lassent et commencent
à avoir faim. Ils s'installent en
rond et avalent le contenu de leur gamelle,
dévorent leurs tranches de pain,
les oignons, le lard, et bientôt il
ne reste rien. Fatigués, ils se reposent,
puis reprennent leurs jeux sans le moindre
entrain. En regardant le soleil à
travers la cime des sapins, ils constatent
que c'est l'heure de rentrer. Alors tristement
ils reprennent le chemin du retour, un peu
déçus à la fois que
" la bleue " soit déjà
terminée et qu'elle n'ait pas apporté
plus de bonheur. Cette école buissonnière,
préparée avec soin depuis
plusieurs semaines, n'est pas à la
hauteur des espoirs évanouis.
Les enfants sortent tous ensemble du bois,
et c'est là l'erreur. Le garde-champêtre
les rencontre sur le chemin du retour. Il
consulte sa montre et les interpelle. "
Le maître vous a lâché
bien tôt aujourd'hui ! " "
Oui, répond l'Apollinaire, c'est
la saison... " Il voudrait dire que
les travaux des champs appellent la jeune
main-d'uvre, mais il n'achève
pas son mensonge. En effet le garde champêtre
constate que les tout-petits, ceux qui ne
vont pas aux champs, sont là aussi.
Il comprend que le maître a sorti
la classe pour étudier les plantes.
" Oui, oui ", répondent
les enfants avec enthousiasme. Cela sonne
si faux que l'homme réagit. Il comprend
brusquement que le maître n'a jamais
été présent. Il les
ramène tous à l'école.
Chemin faisant ils rencontrent des villageois.
Le garde champêtre raconte sa trouvaille.
Inutile de dire comment se passe le retour,
ni comment les gamins sont accueillis par
le maître. Les familles averties,
n'hésitent pas. Elles donnent carte
blanche au maître : on envoie nos
enfants à l'école pour qu'ils
en sachent plus que nous, pas pour qu'ils
folâtrent dans les bois. Ce soir,
dans les villages, on entend hurler les
gamins sévèrement corrigés.
Et la vie reprend son train-train habituel.
Peu de fréquentation, à l'école,
en ce beau mois de juin finissant. Les cours
se terminent normalement après les
fêtes du quatorze juillet mais seuls
les inutiles, les petits et quelques filles
dont Caroline, suivent les leçons
du vieux maître assagi. Les fêtes
de la Saint-Jean avec ses grands feux qui
brûlent toute la nuit, les danses
au son du bandoléon, ne sont déjà
plus qu'un souvenir. Toute une main-d'uvre
gratuite, faucille à la main, s'active
en effet sur les versants hérissés
de roches. Il faut faire vite, toujours
plus vite, on prête main-forte aux
voisins. Une entraide séculaire s'organise
spontanément non seulement entre
gens d'un même village, mais aussi
avec les parents et alliés des villages
environnant. Les vieux qui n'ont plus personne
auront tout de même de quoi nourrir
leur unique vache ou leur maigre cheval.
On ne laisse rien, on coupe l'herbe sur
des pentes impressionnantes, dans des recoins
impossibles. Dans les champs les adultes
manient la faux avec dextérité.
Il s'agit de couper les foins, de rentrer
la paille et de mettre les précieux
grains à l'abri en un temps record.
Il s'agit aussi de ramasser les légumes
et les fruits qui sont à point sans
plus attendre. Les charrettes font de nombreux
aller-retour. Dans la cour de la ferme,
hommes et femmes en ligne battent les grains
au fléau. Cela donne lieu à
des concours, et si l'on travaille très
dur, on rit beaucoup.
Ici on ne peut pas dire " C'est l'été,
les journées sont longues, nous avons
le temps ". Car sans prévenir
surviennent les grêlons aussi gros
que des ufs de pigeon, les pluies
qui transforment les chemins en torrents,
les orages qui ravagent tout.
Aujourd'hui le temps est lourd, la chaleur
intense. Le village est écrasé
par une moiteur lourde et pesante. Au loin
on entend de sourds roulements, le ciel
se charge rapidement de vastes nuages noirs
en forme d'enclume. Les paysans ramassent
précipitamment les râteaux
et filent vers le village. Il est temps.
L'orage violent est là, sinistre
et angoissant. Une pluie diluvienne s'abat
soudain sur les montagnes et la vallée
encaissée de l'Yonne. Les grondements
du tonnerre se répercutent d'un flanc
à l'autre, dans un écho impressionnant.
Malgré l'étroitesse des fenêtres,
les éclairs fulgurants éblouissent
les humains apeurés. Le buis bénit
accroché juste au-dessus de la porte
est là pour protéger ses occupants,
certaines femmes prient et les chiens sont
autorisés à côtoyer
leurs maîtres. Car ici en montagne
la foudre tombe et tue. Chaque année
des arbres géants sont noircis et
fendus jusqu'aux racines. Chaque année
des animaux et des hommes sont fossilisés
dans les positions où les forces
de la nature les ont surpris. L'orage dans
ce Morvan rude et sauvage n'est pas une
plaisanterie. Et si par malheur les foins
ne sont pas rentrés, ils n'arriveront
jamais à sécher et pourriront.
Sous un ciel serein, où le soleil
brille avec vigueur, on aura beau les étaler,
les retourner, ils pourriront tout de même.
Pas de foin, pas d'animaux et une population
qui a faim jusqu'à l'année
suivante. Peu de gens ont de l'argent liquide
qui permettrait d'acheter ailleurs ce qui
a été saccagé au village.
On a des biens, des terres, des bêtes.
On se nourrit des légumes, des fruits,
des poules et de leurs ufs, des lapins
que l'on produit. Chaque famille élève
son cochon et le tue à tour de rôle.
Cela donne lieu à de grandes fêtes
où l'on mange et où l'on boit
plus que de coutume. Ce cochon devra faire
l'année, jusqu'au moment où
le suivant sera prêt à être
consommé. Ce n'est pas tous les jours
qu'on mange de la viande dans les chaumières
!
Caroline approche des huit ans. Elle n'a
pas un seul jouet, pas de poupée,
pas de ballon, rien. François, adroit
comme il est, n'a pas idée de lui
confectionner une poupée articulée
et pourtant il en est capable.
Cet été elle a décidé
de se promener seule. Elle marche longtemps,
un peu de nourriture dans ses vastes poches.
Elle s'enfonce dans la forêt, toujours
plus loin, marche encore et tombe enfin
sur ce qu'elle veut voir. Elle veut connaître
des gens peu recommandables, des parias,
des gens qu'on ne fréquente pas,
qu'on méprise. Tous les vols, les
crimes, les choses bizarres qui se passent
dans les villages sont attribués
aux charbonniers. Les charbonniers ce sont
ces gens étranges qui vivent seuls
une grande partie de l'année, qui
ne parlent jamais. Ils apparaissent de temps
à autre en quête de nourriture,
et les paysans en profitent pour se faire
payer grassement. Ce sont des sauvages,
des êtres à part. Les villageois
avec leurs tares multiples se croient parfaits.
Ils ont leur fou, leur simplet, leur gâteux,
leur fermier violent qui bat sa femme, l'ivrogne
que l'on retrouve dans le caniveau. Mais
voilà, ce sont des villageois ! Les
autres membres de la petite communauté
sont remplis d'indulgence pour leurs travers
et ferment les yeux. Par contre, les Morvandiaux
ne pardonnent pas aux charbonniers d'être
indispensables pour la fabrication du charbon
de bois, et d'avoir une renommée
qui dépasse nos frontières.
Les Morvandiaux trouvent tous les défauts
à ces gens différents d'eux,
et s'en écartent. Dire que les charbonniers
sont sales et pas bavards est plutôt
cocasse. Comme si dans les villages on était
propre, bien lavé, jamais barbouillé,
comme si on était causant, souriant
et affable dans ces montagnes retirées.
Caroline arrive enfin au cur de la
forêt. Elle n'a pas peur, et s'approche.
Elle voit de grosses meules fumantes recouvertes
de terre et d'herbe fraîche. Une grosse
voix l'interpelle dans un patois âpre
et saccadé. Cela la fait sursauter,
mais elle n'a pas peur. Elle répond
dans le même langage : " Je veux
savoir comment tu fais le charbon ".
L'homme n'en revient pas. Une gringalette
seule perdue au milieu du bois qui n'a pas
peur et qui veut parler à un exclu.
Il lui dit : " Assieds-toi, t'as faim,
tu veux un coup à boire ". Vraiment
ce rejeton de gamine le surprend. Il n'a
plus rien à dire. Elle fouille au
fond de sa poche, sort son guignon de pain
et mâche rapidement. L'homme rit de
bon cur. De toute sa vie, il n'a jamais
vu un tel spectacle. Il se lève,
ramène une petite marmite noircie
de fumée. Il s'en retourne, revient
avec une assiette en fer blanc et deux cuillères
à soupe. Il tend à Caroline
l'assiette pleine de bons gros haricots
et y plante une cuillère. Il s'assoit
tire la gamelle entre ses jambes et grogne
" J'ai qu'une assiette, mange pendant
que c'est chaud ". Il plonge son énorme
couteau dans la gamelle, coupe et en ressort
une solide tranche de lard qu'il fait glisser
dans l'assiette de Caro interdite. Face
à face, lui courbé, le nez
dans la marmite, elle raide et droite pour
avoir l'air plus grande, ils mangent sans
se regarder, sans sourire, sans parler.
Caroline ne veut rien laisser, mais elle
en a beaucoup trop et ralentit. L'homme
comprend et toujours sans aucune parole
retire l'assiette à l'enfant repue.
Caroline murmure " Merci Monsieur ".
Alors là, il n'en peut plus, il s'étouffe
de rire. Monsieur, lui, l'individu sur qui
les paysans lâchent les chiens, elle
est vraiment incroyable cette gosse.
Incroyable et têtue comme la bourrique
qui tire la charrette ce petit bout de femme.
Caroline ne se décidera à
partir qu'au moment où il lui aura
enfin raconté son secret, ce secret
qu'il ne livre à personne : la fabrication
du charbon de bois. L'homme se sent fatigué
d'avoir tant parlé. Soudain il regarde
la direction du soleil et réalise
que cette drôlesse va se faire prendre
par la nuit. Il attelle la carriole et ramène
à vive allure la petite effrontée
jusqu'à l'orée du bois. Il
fait demi-tour et disparaît sans dire
au revoir. Caroline est à l'heure
pour la soupe, mais elle n'a pas faim et
tombe de fatigue. Ses cheveux et vêtements
sentent la fumée mais elle dit qu'elle
a fait un petit feu au bord de la rivière
et s'endort épuisée.
Des années plus tard, Caroline raconte
à François sa visite au charbonnier.
La réaction cinglante de son père
la surprend : " Mais enfin Caro, tu
n'as aucun sens de l'honneur, un homme qui
t'a reçu, qui a partagé son
repas avec toi, à qui tu as fait
perdre son temps et que tu n'as même
pas remercié correctement ".
Sans réfléchir, sous l'impulsion
de la honte des convenances non respectées,
François attelle et conduit Caroline
dans le grand bois. Ils aperçoivent
un jeune homme hirsute et s'enquièrent
du charbonnier. " Le vieux, y'a bien
longtemps qu'il a cassé sa pipe !
" Et il leur tourne le dos. Le retour
s'effectue dans un silence lourd de tristesse.
Caroline a de la peine, mais elle se révolte
: tous ces montagnards sont aussi fautifs
qu'elle ! A la maison on accueille les chemineaux,
les colporteurs, les pèlerins. Celui
qui passe a droit a un bol de soupe, à
une botte de paille dans la soupente pour
s'y reposer. Mais jamais, au grand jamais,
un seul charbonnier ne s'est assis à
la table des Foucher. Alors à quoi
bon parler de cette rencontre à des
gens qui pensent " qu'être différent,
c'est être méchant ".
Voilà pourquoi les huit ans de Caroline
n'ont pas eu le courage d'avouer qu'ils
avaient rencontré un brave homme.
Adulte, elle s'en veut d'avoir été
une petite fille sans courage pour affronter
sa famille et peut-être le village.
Protégé par ses forêts
imposantes, le Morvan vit replié
sur lui-même. A quelque temps de là,
François décide donc d'emmener
sa fille voir les coupeurs de bois. Il veut
l'instruire et la distraire tout à
la fois. Et surtout il veut l'éloigner
d'une mère acariâtre et de
bébés piaillards. Pas plus
que sa petite Caro il ne supporte cette
atmosphère lourde et tendue en permanence.
Et pourtant, pense-t-il, on pourrait être
si heureux tous les trois. Philibert et
Marie, les deux aînés, se sont
placés et gagnent leur vie. Depuis
la Saint-Jean, Marie partie à la
ville, aide une cuisinière de grande
maison et adore cela. Elle est très
élégante et vient de moins
en moins au village.
Alors François délaisse un
peu ses sabots et s'occupe de sa fille.
Il attelle la carriole, sort un immense
parapluie bleu et le dépose fermé
à l'arrière du véhicule.
Ce parapluie est extraordinaire ; il est
d'abord exceptionnel par sa taille respectable
puisqu'il couvre toute la voiture ; ensuite
il est très particulier à
cause de sa fixation dans le plancher et
au dossier du conducteur, ce qui lui donne
une parfaite stabilité. Et cette
couleur insolite, ce bleu, serait-ce le
bleu " jean's " bien avant l'heure
? François prépare également
une grande musette, sorte de sac que l'on
peut porter en bandoulière. Il y
entasse de la nourriture pour plusieurs
jours. Catherine le regarde faire, elle
ne pose aucune question, il ne lui donne
aucune explication. Il dit simplement "
Nous serons là dans trois jours,
tâche que la soupe soit chaude à
mon retour ! " Et les voilà
partis, abandonnant Catherine à ses
inséparables nourrissons. Caroline
a un petit sourire narquois. A cause de
l'escapade bien sûr ! Mais elle se
dit que sa mère va bien être
obligée de laver, et avec l'eau du
puits, car elle ne va pas s'éloigner
de ses protégés. Et malgré
ses sabots et ses lourds cotillons, la gamine
saute allègrement dans la carriole.
Le soleil présent, intense, inonde
la robuste carriole fraîchement repeinte
en vert, du beau vert des sapins. Assise
à l'avant à côté
de son père, Caroline se laisse aller
à sa joie. Elle retire sa coiffe
et sent le vent lui caresser les joues.
François remarque la bonne mine rose
et enjouée de sa fille. Il bourre
sa pipe et fredonne un air de fête,
l'air qu'il chante à la fin des repas
de noces auquel il est convié. Caroline
n'en revient pas de voir son père
ainsi transformé et se serre tout
contre lui. " Attention ! tu vas te
brûler avec les étincelles
qui voltigent autour de ma pipe " bougonne-t-il.
Mais Caroline ne s'émeut pas d'une
telle remarque, elle sait que François
ne veut pas laisser transparaître
ses émotions à l'extérieur,
et elle reste appuyée contre l'épaule
de son père. Les moments où
elle peut se frotter à la veste de
toile rude sont si rares et si doux à
la fois qu'elle en profite pleinement en
cet instant.
Ils traversent plusieurs villages très
éloignés les uns des autres
et Caroline s'étonne de les voir
si espacés. Parfois, au détour
d'un chemin, ils s'arrêtent et laissent
passer quelques belles vaches, solides,
d'un beau marron rouge. " La race du
pays " précise François,
car tu sais, il existe aussi des vaches
noires, des blanches, des noires et blanches,
des blanches et marron, des beiges. Mais
Caroline ne le croit pas. " Papa raconte
des blagues, comme le soir à la veillée,
une vache, c'est rouge et puis c'est tout
". Et Caroline rit de bon cur.
François s'étonne bien un
peu que la couleur de la robe des vaches
fasse tant rire sa fille. Comme ce voyage
transforme Caro, elle qui ne rit ni ne pleure
jamais. La pipe s'est éteinte depuis
longtemps et François recommence
à fredonner.
Ils voyagent ainsi une grande partie de
la journée. Bientôt ils ne
rencontrent plus aucun village. Ils traversent
alors de vastes chênaies, bizarres,
tordues, noirâtres. Ensuite viennent
des hêtraies plus claires, plus douces,
plus accueillantes. Après une montée
régulière suivie de descentes
et de remontées en dents de scie,
on aperçoit enfin les premières
masses sombres des sapins et l'on pénètre
dans le sous-bois.
Une courte halte permet à la fillette
de se dégourdir les jambes tout en
avalant un gros morceau de fromage. Caroline
a soif et se précipite vers la première
source. François arrête son
élan et lui explique que l'eau est
trop glacée pour la boire directement
à sa sortie de terre. Pourtant c'est
bien ce qu'elle a toujours fait ! François
s'accroupit devant la source, rapproche
ses deux mains en forme de petit bol, se
promène un instant puis boit lentement
le contenu de ses mains. A toi, dit-il.
Caroline essaie d'imiter son père,
mais l'eau se sauve à travers les
petits doigts mal joints, et elle s'abreuve
goulûment le nez dans la source. La
nuit commence à descendre quand un
village apparaît soudain. " Nous
faisons halte chez les Gaumard, dit François,
ils sont de notre famille ". L'accueil
est chaud et chacun s'extasie sur la bonne
mine et l'air dégourdi de la petite
cousine qu'ils n'ont jamais vue. "
Si ma mère pouvait sourire comme
la maîtresse de maison... " pense
Caroline. Et ils passent une formidable
soirée où chacun donne des
nouvelles fraîches des autres membres
de la famille. On ne manque pas de place
où coucher. La petite Caro se glisse
entre ses cousines, sous le gros édredon,
et s'endort immédiatement. A l'aube,
l'odeur de la soupe aux légumes réveille
les enfants. François et Caroline
ne peuvent repartir qu'avec une foule de
provisions pour offrir à Catherine,
la parente restée au village.
Les grands bois ne sont plus loin. Une
fraîche vapeur qui stagnait au ras
du sol s'élève doucement et
dégage progressivement le sous-bois.
Des senteurs suaves et fortes à la
fois ondulent dans la futaie. La fillette
aime cette odeur très particulière
de la sapinière qui se réveille.
Une douce luminosité matinale se
glisse progressivement entre les jeunes
sapins et les rayons de soleil s'amusent
à dessiner de longues obliques dorées.
L'air est frais et Caro, assise à
l'arrière de la carriole, attache
frileusement son bonnet et entoure ses jambes
dans la grosse couverture de laine. Encore
quelques tours de roue sur des chemins de
plus en plus défoncés, de
plus en plus boueux, et les deux voyageurs
abandonnent la carriole. La marche réveille
tout à fait la fillette. Elle lève
la tête, ouvre ses grands yeux gris,
emmagasine cette foule d'images qui la frappe
et qu'elle restituera si fidèlement
cinquante ans plus tard.
Même un sapin, qui a la réputation
de croître rapidement, ne devient
pas un adulte bon à couper en un
jour. Alors au fil des générations,
on les regarde grandir puis on les abat.
Une activité intense, une agitation
méthodique, des gestes et des bruits
précis s'effectuent dans la haute
futaie. Une équipe d'hommes a investi
la forêt et s'est répartie
sur une vaste surface. Deux gars solides,
musclés, scient énergiquement
un énorme sapin. Ils scandent des
cris bien rythmés pour s'encourager.
Soudain ils aperçoivent François
et Caroline. " Fichez le camp, ici
ce n'est pas un lieu de promenade pour les
citadins, déguerpissez en vitesse
sinon on va vous apprendre à connaître
les scieurs ! "
François écarte Caroline
et leur crie " Je suis Foucher, le
sabotier de Mouron, vous ne me reconnaissez
pas ? " " Sabotier ou pas quand
tu seras écrabouillé par le
géant, il ne sera plus temps, écarte-toi
à vingt pas de là, et serre
ta gamine ! "
François obéit, mais il sait
bien que, placés comme ils étaient
sa fille et lui, ils ne couraient aucun
danger. Les scieurs sont susceptibles et
fiers de leur travail. Ils règnent
en maître sur la forêt et ne
veulent personne sur leur terrain. A bonne
distance puisqu'il le faut, ils observent
la chute du monumental sapin. Caroline est
un peu triste et se demande bien pourquoi.
Les arbres ce n'est pas ce qui manquent
dans le Morvan. Celui-là lui était
peut-être apparu plus superbe, plus
fort que les autres, une sorte de roi. Elle
est triste Caro mais reste plantée
là, à contempler la chute
incessante des grands fûts. Couchés
sur le sol humide, ils sont équarris,
ébranchés. Bientôt il
ne reste que des troncs magnifiques, rectilignes,
prêts pour le transport.
Mais François et Caroline ne verront
pas la suite. Il faut rebrousser chemin
si on ne veut pas se faire prendre par la
nuit. Ils reviendront une autre fois...
Caroline se glisse à l'arrière
de la voiture, s'allonge sous la couverture
et s'endort. Elle est réveillée
par un froid humide et pénétrant.
Un brouillard dense, épais, lourd,
pèse sur la montagne. Le cheval avance
au pas et la lanterne forme un inutile petit
halo. François saute de la charrette,
la contourne, contemple le sol et essaie
de se repérer. Prenant le cheval
par la bride, il marche lentement, en suivant
fidèlement les hautes herbes qui
bordent les chemins. Il marche des heures,
de chemins en bifurcations, d'intersections
en chemins plus larges. Caroline est morte
de peur et, tandis que le pauvre cheval
marche au pas, son imagination galope. Elle
se souvient des aventures extraordinaires
que l'on raconte le soir à la veillée.
Dans ces histoires-là, il y a toujours
un brouillard intense, des gens égarés
et un sinistre hibou qui hulule dans un
arbre creux. Et justement, elle vient de
l'entendre, cet animal qui porte malheur.
Elle crie : " Papa, on va mourir !
" François se retourne, étonné,
et répond d'une voix calme : "
Le brouillard n'a jamais fait mourir personne,
si tu as trop froid, fais comme moi, marche
! " Mais Caroline préfère
se recroqueviller et s'enfouir la tête
sous la bonne couverture. Le temps s'écoule
lentement. La fillette somnole, sombre dans
d'horribles cauchemars et se réveille
plus angoissée encore. Soudain un
chien aboie avec fureur. François
remonte dans la carriole et pénètre
dans une immense cour de ferme.
" Y'a quelqu'un ? " crie-t-il.
Il attend longtemps avant qu'une tête
d'homme n'apparaisse. François se
nomme et ajoute : " Je suis de Mouron
". Le fermier ne connaît pas
ce village. Il fait entrer les deux voyageurs
et les installe au chaud près de
la cheminée. François demande
à mettre le cheval à l'abri.
L'homme hoche la tête en signe d'accord,
se désintéresse de ses hôtes
et retourne se coucher. Caroline et François
se serrent l'un contre l'autre en attendant
le jour naissant. Aux premières lueurs
de l'aube ils s'éclipsent dans le
brouillard. François se rend compte
qu'ils sont bien loin du trajet normal et
rebrousse chemin. Le soleil essaie de faire
son apparition et diffuse une lumière
opaque. Le brouillard devient plus léger,
plus transparent. De grands lambeaux de
vapeur s'élèvent du sol comme
de vastes rubans obliques et voilent pour
quelque temps encore un beau soleil tout
neuf.
Caroline est totalement réveillée
et son estomac de gamine hurle sa douleur
d'être vide depuis hier midi. Ils
roulent ainsi une heure ou deux et François
décide d'entamer les provisions.
Mais auparavant il s'occupe de l'animal,
lui aussi affamé. Ensuite, ensuite
seulement, il coupe de larges tartines de
pain et y dépose de belles tranches
de jambon séché. Elles sont
englouties avec délectation au cours
d'une courte promenade sur le chemin encore
humide. François plonge le seau dans
le ruisseau et l'apporte au cheval qui s'abreuve
longuement.
Le soleil est déjà très
haut, quand enfin rassasiés, les
voyageurs égarés retrouvent
le bon itinéraire. Le calme revient
dans le cur de la petite fille. Elle
s'amuse des montées et des descentes.
Soudain sa joie disparaît. Elle vient
de réaliser qu'elle retourne vers
la maison, vers une mère qui ne lui
procure qu'aigreur et esclavage. Elle n'a
pas envie de revoir ce visage renfrogné,
ces bébés pleurnichards. Jamais
un moment de tendresse, jamais un élan,
jamais un petit sourire complice comme il
en existe parfois entre deux instincts féminins.
" C'est vraiment trop dur de revenir
; je n'aurais pas dû partir du tout
" pense la fillette. Et elle qui a
pépié à l'aller, reste
muette au retour. Caroline décide
que dès qu'elle sera capable de gagner
sa vie, elle s'expatriera à Paris.
Il faudra attendre encore quelques années
pour qu'une fraîche petite jeune fille
de dix-huit ans débarque dans cette
capitale bruyante et agitée, avec
en poche l'argent prêté par
son père.
La nuit est tombée depuis fort longtemps
quand nos deux vagabonds reconnaissent la
silhouette noire de leur village qui se
découpe sur un magnifique ciel étoilé.
François rentre la carriole, dételle
le cheval. Caroline reste auprès
de lui et ne se décide toujours pas
à rentrer. Son père lui donne
une secousse amicale sur l'épaule
et lui souffle " Ne t'inquiète
pas, c'est la première fois que nous
partons, ce n'est pas la dernière
! " et il la pousse devant lui pour
l'obliger à franchir le seuil.
Face à l'âtre, assise dans
l'obscurité, Catherine entretient
le feu sous la marmite de soupe. Elle ne
s'est pas couchée. François
avait dit " Tâche que la soupe
soit chaude à mon retour ! "
La soupe est prête. François
grogne " Va donc te coucher, tes pensionnaires
ne vont pas oublier l'heure de la tétée
! " Catherine ne se fait pas prier.
Tandis que les deux complices se régalent
d'une bonne potée odorante et copieuse,
on entend soudain un ronflement sonore qui
provient du grand lit. A peine éclairés
par un restant de chandelle fumeuse, le
père et la fille se regardent et
étouffent leur fou rire.
Pour la petite Caroline, la vie reprend
avec des vaisselles, des légumes
à éplucher, des bêtes
à soigner, du bois à rentrer,
des couches à laver. Cela s'appelle
les grandes vacances d'été
! Caroline ne joue jamais, elle n'a pas
un instant à elle. Et plus elle grandit,
plus le nombre de corvées augmente.
De temps à autre, elle lit le journal
en compagnie de son père. Catherine
trouve indécent qu'une gamine lise
de la politique, qu'elle se tienne au courant
des événements mondiaux et
par-dessus tout qu'elle acquière
au contact de François un esprit
anticlérical qu'elle conservera toute
sa vie. En fait, Catherine enrage de ne
savoir ni lire ni écrire. C'est ce
qui éloigne son mari mais c'est ce
qui rapproche le père de la fille.
Lire, quelle perte de temps ! Une femme,
c'est fait pour se marier et élever
des enfants !
Voici de nouveau l'automne et le Morvan,
tel un roi, se pare d'or, de fauve, de roux
et de toutes les nuances de brun de la palette.
Les oiseaux chantent moins mais ils sont
partout et se gavent d'une multitude d'insectes,
de chaque petite graine qui traîne
sur le sol. Ils doivent être forts
pour affronter l'hiver. Caroline retourne
à l'école emmitouflée
dans un grand châle. Ce n'est pas
tant le froid qui est pénible, ce
sont ces pluies torrentielles qui transpercent
en totalité les épaisseurs
de vêtements. Parcourir ainsi cinq
kilomètres est une pure folie. On
ne manque pas de parapluies à la
maison. Mais essayez donc de tenir le grand
parapluie noir, bien creux, bien enveloppant
d'une main et, de l'autre, la gamelle et
la plus grosse bûche possible pour
le poêle de fonte de l'école.
Essayez donc de maintenir un équilibre
entre tout cela quand de brusques rafales
de vent transforment votre parapluie en
Montgolfière et vous entraînent
en zigzaguant sur le chemin. En arrivant
au seuil de la classe, Caroline retourne
ses sabots l'un après l'autre car
on croirait des barques coulées.
L'écolière elle-même,
son maigre chignon défait, semble
s'être jetée dans l'Yonne tout
habillée. Ce matin le gros poêle
de fonte ronfle de toutes ses forces. Quelques
enfants entourent déjà la
précieuse source de chaleur et Caroline
se glisse parmi eux.
Les enfants arrivent et leur degré
d'humidité dépend de l'éloignement
de leur village par rapport à l'école.
La mare s'agrandit autour du poêle.
Le Maître pénètre dans
la classe. Il tangue légèrement.
Il a une manière bien à lui
de se réchauffer. Néanmoins
il constate le désastre et grommelle
-"Vont tous attraper la crève
ces chenapans". Dans un coin l'Hippolyte
taquine la douce Emilie. C'est un grand
échalas rigolard, une petite tête
au bout d'un grand corps maigre, des bras
longs et maladroits qui balaient l'espace.
Il habite la plus grosse ferme du village,
non loin de l'école.
- Vous, l'Hippolyte, avec vos grandes jambes,
filez chez votre Père.
- Mais, Monsieur, j'ai rien fait de mal
!
- Ecoutez donc, âne bâté,
courez, mettez vos bottes de sept lieux,
que pour une fois vos jambes servent à
quelque chose... Dites à Monsieur
votre Père que j'ai besoin immédiatement
d'un seau de lait... De la traite de ce
matin, compris ? Et une grosse miche. Bon
sang, ne partez pas si vite, dites à
Madame votre Mère que ces demoiselles
ont besoin de linges secs pour essuyer leur
chevelure.
Tandis que le lait chauffe, les filles
un peu honteuses, n'osent pas défaire
leurs nattes et leurs chignons. Les convenances
veulent qu'on soit présentable dès
le réveil. On ne fait pas sa toilette
devant la famille et encore moins devant
des étrangers. Le Maître se
fâche et déclare tout net :
" Je ne fais pas la classe devant des
sorcières, Mesdemoiselles quand vous
serez présentables, nous commencerons."
Les filles se cachent mutuellement et reprennent
un aspect avenant. Chacun tend sa timbale
à la grande Pauline qui distribue
équitablement le lait bouillant.
On mâche lentement le pain. Le poêle
et les tuyaux sont rouges. "Attention
!" dit le Maître "vous voulez
donc brûler l'école !"
Une douce torpeur envahit cette petite classe
de campagne. Nul n'est pressé de
commencer la classe. Soudain le Maître
se redresse et clame : " Système
métrique !" Tout est rentré
dans l'ordre. Le soir Caroline raconte à
son Père cette classe mémorable.
François reste songeur : " Drôle
de bonhomme en vérité, un
jour il massacre ses élèves,
un autre jour il devient paternel... A moins
que..." François n'achève
pas sa pensée mais Caroline comprend.
Peut-être qu'aujourd'hui le Maître
n'avait pas envie de faire la classe...
Mais l'affaire n'en reste pas là.
Certaines mères soupçonneuses
insinuent que, privé de présence
féminine, ce vieux célibataire
a besoin de contempler des chevelures éparses.
Cette chose qu'elles-mêmes ne font
jamais que dans le secret de l'alcôve,
leurs filles l'ont fait aux yeux de tous,
de leur futur mari peut-être. Les
hommes calment les femmes insistant sur
le seau de lait que le Maître a payé
de ses propres deniers. Dans ces villages
isolés le moindre événement
prend des proportions inattendues.
A un automne court aux pluies violentes
succède un hiver long et rigoureux.
A peine les pommes ramassées, la
neige tombe en abondance. Vers la mi-Novembre,
un redoux facilite une fonte partielle puis
un froid glacial s'abat sur le Morvan. La
montagne est paralysée, coupée
du monde, les communications terrestres
et fluviales anéanties. Les chemins
vicinaux deviennent des patinoires, l'Yonne
et ses affluents gèlent, les hommes
et les bêtes immobiles recherchent
un peu de chaleur. Dans les chaumières
les hautes cheminées flambent jour
et nuit, mais n'arrivent pas à combattre
le froid présent partout. Il est
difficile de ravauder car les doigts des
femmes sont gourds. Les hommes fument la
pipe en silence, les enfants restent accroupis
face au foyer, les chats s'approchent de
l'âtre à s'en faire roussir
les poils. Plus de veillées avec
les voisins, plus de contes, plus de chants,
et la vielle de François reste suspendue
par ses trois clous. A l'étable les
vaches se serrent les unes contre les autres,
les plus hargneuses en oublient leur caractère
irascible. Le cheval, plus fragile est protégé
par une grosse bâche imperméable.
François veille sur les bêtes
et remplit les stèles de paille.
Chaque jour il fait tiédir de la
neige dans un vieux chaudron et oblige les
animaux à boire. Et cela dure des
jours et des jours. De mémoire de
vieux on n'avait jamais vu cela. On se raconte,
mais nul n'a pu le prouver, qu'au début
du siècle, au temps du Grand Napoléon,
il fit si froid que pas un jeune du Morvan
ne fut enrôlé. Et cette catastrophe
naturelle reçut des villageois une
action de grâce. On prétendit
que le ciel avait préservé
les enfants du pays, voués à
une mort certaine, dans ces guerres permanentes.
Et les jours s'écoulent interminables.
On se lève, et transis, on attend
l'heure du coucher. Aux alentours de onze
heures une faible clarté rappelle
à François et aux siens qu'il
fait jour. Quand l'horloge sonne trois heures,
elle fait sursauter les êtres statufiés.
Caroline constate alors qu'il fait nuit
noire. Catherine a de moins en moins de
lait et les bébés troublent
le silence de leurs cris affamés.
Rouge de honte, la fière Catherine
se résout à compléter
leur alimentation par de la mie de pain
dissoute dans un peu d'eau tiède.
Elle, la nourrice renommée, baisse
la tête, c'est la première
fois que cela lui arrive.
Des vieillards affaiblis s'éteignent
doucement, sans souffrir. Des nouveau-nés
disparaissent avant même d'être
baptisés. C'est une honte pour les
familles car ces petits innocents n'iront
jamais au Paradis. Quand le temps le permettra,
on les enterrera à part, loin de
la communauté chrétienne.
Les animaux crèvent de froid et de
faim.
A la fin du printemps, quand on peut enfin
sortir des habitations aux odeurs douteuses,
quand enfin on retrouve les voisins, on
dresse le bilan des pertes. Le fossoyeur,
aidé de quelques solides gaillards,
creuse sans relâche dans la terre
qui dégèle lentement. Tout
doucement la vie reprend, on réapprend
à bouger, à parler à
haute voix. Les femmes retrouvent leur énergie
et recommencent à médire sur
leurs voisines, ce qui est un signe de bonne
santé. François retrouve ses
sabots, ses outils, sa cheminée,
sa pipe et son journal. Catherine retrouve
son allant et sa hargne. La petite Caroline
retrouve ses seaux de couches et part pour
la rivière. Durant la période
de gel, les bébés n'ont été
changés qu'une seule fois par jour
et enduits d'un peu de saindoux. Le linge
souillé a été éjecté
sur le bas côté de la porte
et s'est amoncelé au fil des semaines.
Ce matin un drame d'une violence inouï
éclate entre Catherine et François.
Celui-ci, à la fourche, a ramassé
les couches, a fait un énorme tas
dans la cour arrière et y a mis le
feu. Catherine scandalisée par un
tel gâchis devient hystérique
et Caroline disparaît une bonne heure
en attendant que cela passe. Caroline revient
à pas de loup et constate un silence
absolu. Catherine a ouvert la porte et la
fenêtre et nettoie le sol à
renfort de grands seaux d'eau. Elle époussette
avec ardeur la haute armoire, l'alcôve,
l'horloge, la maie couvertes d'une suie
épaisse et grasse. Elle ne peut rien
sortir car la terre dégèle
en surface et ruisselle sous les premiers
rayons du soleil. Caroline est prise à
la gorge par une fumée âcre
et une odeur pestilentielle : les couches
ne brûlent pas mais se consument lentement.
"Ma Mère a tort d'ouvrir, nous
allons sentir les poils de cochons grillés
pendant huit jours." pense la gamine.
Le ciel bas et uniformément gris
laisse entrevoir un soleil surpris et étonné
de contempler cette terre qu'il avait presque
oubliée. La fumée dense et
opaque refuse de s'élever et stagne
longtemps à hauteur d'homme. Les
maisons voisines sont joyeuses de partager
de si délicates effluves... Et les
commentaires désobligeants soutiennent
Catherine et accusent François. Caroline
a raison, la fumée s'infiltre partout,
imprégnant de son suave parfum chaque
être, chaque objet, chaque vêtement
et cela pour longtemps.
Caroline part donc laver à la rivière.
Elle n'a guère grandi durant cet
hiver mais tout de même elle constate
avec étonnement que les seaux lui
paraissent moins lourds que l'an passé.
Et la voilà partie, presque heureuse
de sortir enfin de la maison. Elle est contente
de se dégourdir les jambes. Elle
traverse d'un bon pas le terre plein et
pan ! Première bûche au moment
où elle amorce le petit dénivelé
qui surplombe la route. Là, pas de
problèmes, elle marche sur le bas
côté en regardant bien où
elle pose les pieds. Elle traverse la route
et hop ! Elle se retrouve assise au beau
milieu de la chaussée. Après
plusieurs essais infructueux, elle parvient
à se dresser et à repartir
comme un funambule, les seaux lui servant
de balancier. Elle se souvient du funambule,
elle l'a vu à la foire de Corbigny
l'an passé. Alors toute fière,
elle traverse la route les bras écartés.
Mais il n'y a personne pour l'applaudir.
Seul le corbeau noir qui cherche quelque
maigre nourriture, fait un saut de côté
à l'approche de la fillette, puis
continue sa quête. Attentive, elle
regarde la pente sinueuse du raidillon qui
étincelle sous le soleil. Mais, c'est
encore gelé ! Dit-elle à haute
voix. Prudente, elle ne prend qu'un seul
seau, s'agrippe au moindre branchage et
attaque la descente. A aucun moment il ne
lui vient l'idée de rebrousser chemin.
Son instinct la guide : Elle se tient droite
ou s'accroupit selon les conseils qu'il
lui souffle. Lentement, très lentement
elle progresse sur la pente. Soudain, elle
glisse, glisse et ne contrôle plus
rien. Elle serre le seau sur son cur
et attend que cela passe...
En 1907, à Paris, son fiancé
voudra l'étonner et l'emmènera
sur un toboggan géant. Alors ? Dit-il.
Et elle, froidement, de répondre
: "Glisser sans pouvoir se retenir,
je connais ça depuis bien longtemps,
mais j'ignorais que cela pouvait être
un jeu". Elle prendra un air sévère
et le pauvre Arthur rencontrant les yeux
gris acier dépensera une partie de
sa paie de la semaine pour essayer de distraire
sa Caroline.
Donc, son seau de couches bien serré
sur son cur, elle dévale le
raidillon sur le postérieur sans
pouvoir modifier les événements.
Soudain, elle bute sur un mamelon et se
retrouve à plat ventre, la tête
dans un buisson. Elle se redresse et finalement
trouve que c'est la bonne solution. Elle
se laisse glisser jusqu'aux abords de l'Yonne.
Là, une surprise de taille l'attend.
Le torrent est encore gelé. Personne
ne s'est hasardé jusque-là
et personne n'a pu la renseigner. Elle en
perd son Français et s'exclame en
patois : "Ca alors, ben ça alors
!" L'idée de faire demi-tour
ne l'effleure même pas. Elle est venue
pour laver, elle va laver. Elle ne sait
pas encore comment, mais elle le fera. Chaque
hiver on voit apparaître une mince
pellicule de glace sur le torrent, mais
quelques bons coups de sabot libèrent
l'eau pure. Aujourd'hui, malgré tous
les efforts obstinés de Caroline,
la glace ne cède pas, elle s'effrite
en surface et vole en éclats comme
du verre. Le torrent est pris en profondeur.
Pourtant l'enfant entend le bruit assourdi
de l'eau qui s'écoule. Elle jette
des pierres mais celles-ci rebondissent
et glissent sur la nappe scintillante. Elle
se sert du tranchant de son battoir et ô
! miracle réussit à faire
un trou gros comme une noix. Alors elle
s'acharne et méthodiquement frappe
et frappe la glace qui ose lui résister.
De multiples petits trous constellent une
surface grande comme la gueule du seau.
"Je l'aurai" dit-elle à
haute voix. Et elle continue, en nage malgré
la fraîcheur du lieu. Soudain, elle
s'arrête et hurle à pleins
poumons : "la pelle, la pelle doit
être dans les buissons !". Souvent,
après un orage violent, l'Yonne ramène
des graviers, des branchages, des animaux
crevés, des objets divers. Quand
les femmes viennent laver en groupe, elles
nettoient d'abord l'étroite bande
de gravillons puis s'installent. Caroline
cherche la pelle et a bien du mal à
la trouver. Oubliée depuis des mois,
couchée, enfouie, la pelle ne laisse
apercevoir que l'arrondi du manche. L'énergique
gamine tire de toutes ses forces et ramène
le précieux objet. Victorieuse, elle
se rue vers la rivière et donne de
formidables coups de pelle. La glace s'ébrèche
de plus en plus. Des fentes rejoignent les
trous faits par le battoir, mais toujours
pas d'eau libre. Caroline perd la notion
du temps qui s'écoule. Elle tape,
elle frappe, elle rugit et parvient à
transformer la belle surface lisse en un
cahot hérissé. Maintenant,
elle pioche et creuse avec le tranchant
de la pelle. Et le temps passe. Sans relâche,
elle éjecte du trou les morceaux
de glace. Alors elle pousse un cri de lionne
triomphante : elle a attrapé sa proie,
elle a atteint l'eau libre. Le trou n'est
pas bien grand, mais suffisant pour y glisser
le seau. Elle s'agenouille dans la caisse
en bois attrape son battoir, et se met à
laver. C'est une horreur. Avec deux doigts
elle glisse une couche dans l'eau glacée.
Elle la ressort, jette la cendre dessus,
frotte avec ardeur, frappe du battoir et
rince. Elle frissonne. Elle a tant remué
que, maintenant, immobile, elle sent un
froid profond l'envahir. Et le temps passe.
Maintenant, elle plonge sans hésiter
les mains dans le torrent, elle relève
ses manches et y plonge ses avant bras...
Le contenu du seau est propre. Caroline
tente de se redresser, pose ses mains sur
les rebords de la caisse, mais elles ne
lui sont d'aucun secours. Ses mains et ses
avant bras sont violets, presque noirs.
Après de longs efforts, elle se soulève
et veut empoigner le seau. Elle a beaucoup
de mal à refermer ses doigts engourdis.
Finalement, à deux mains, elle parvient
à le déplacer de quelques
mètres. Elle ne sait plus très
bien où elle en est. Il faut, il
faut qu'elle remonte le raidillon ; Elle
gravit lentement un mètre, deux mètres,
pose le seau à terre et repart. Elle
entend des appels, lointains comme irréels
:
- Où es-tu ? Caroline, ma fille,
réponds, où es-tu ?
Alors sortent d'elle des sons rauques qu'elle
ne connaît pas :
- Je suis là.
Sa voix assourdie ne porte pas. Les appels
reprennent, plus proches. Inlassablement
elle répond :
- Je suis là.
Alors, tel un sanglier blessé, débouche
François apeuré, effrayé
devant le spectacle qui s'offre à
lui. Sa petite Caroline, bleue, hagarde,
méconnaissable, est là, plantée
sans bouger. Il se rue sur elle, la secoue,
lui parle, la serre dans ses bras, lui frotte
les mains et le visage. Elle entend la voix
de son père qui lui dit :
- Parle, parle ma petite Caro, dit quelque
chose.
Comme dans un nuage, elle articule : "J'ai
lavé."
François devient fou de douleur.
La remontée commence, lente et pénible.
Il se met derrière sa pauvre gosse,
et l'aide à marcher, il la pousse
ou la traîne selon les difficultés
du chemin. Quand ils débouchent enfin
sur la route, François montre à
Caroline le deuxième seau :
- Tu n'es pas rentrée pour le repas,
nous avons mangé sans toi. Je suis
venu et j'ai trouvé ce seau. Il jure,
François : "Bon Dieu de Bon
Dieu ! Quelle vie !" Et d'un coup de
pied envoie promener l'objet. Puis il se
ravise et le rapporte. Sans bouger, Caroline
entend et regarde. Ils retraversent la route
qui brille sous le doux soleil. La chaleur
et la lumière font souffrir la fillette.
Enfin elle réagit et se plaint doucement
:
- J'ai mal, j'ai mal, mes mains, ma tête,
ma poitrine.
Elle n'en a jamais tant dit de sa vie.
Debout devant le seuil Catherine attend.
De sa force robuste, elle soulève
sa fille, la rentre à la maison,
la change, la couche, lui fait avaler la
soupe restée dans la cheminée.
Caroline somnole mais capte une discussion
âpre et violente bien que faite à
voix basses. François accuse Catherine
d'avoir envoyé leur fille à
la mort. D'ordinaire, quand François
bougonne, elle ne réagit même
pas. Mais là, elle part en flèche
:
- Je l'ai envoyée laver, je ne savais
pas que le torrent était pris.
- Tu la terrorises, qu'aurais-tu fait si
elle était revenue sans avoir lavé
?
- Elle aurait reçu une bonne raclée,
avoue Catherine.
Là dessus, toussant et gémissant,
la fillette s'endort. Après deux
journées passées à
dormir d'un sommeil agité, la fillette
assise dans le fauteuil de son père
reste prostrée et ne fait rien sinon
se plier sous la douleur de la toux. Pendant
huit jours, Caroline s'efforce d'avaler
les décoctions de plantes diverses
que sa mère lui prépare. Elle
accepte aussi les inhalations de menthe
séchée. Mais la fièvre
ne baisse pas. Des quintes de toux, violentes
et sèches la secouent et lui font
porter ses mains à la poitrine.
Catherine a besoin d'aide. Une vieille
femme sans ressources accepte de laver les
couches. Elle prend l'eau du puits et se
poste devant la maison. En échange
elle mange chez les Foucher à midi
et remporte la soupe et le pain pour le
soir.
La santé de Caroline ne s'améliore
pas. François décide d'entamer
ses économies et d'aller consulter
un médecin. François emmitoufle
Caroline dans la grosse couverture. Il attelle
la carriole, emballe les pattes du cheval
de vieux sacs de jute bien rêches.
Les chemins peuvent encore être glissants
pense-t-il. Alors, tenant la bride, il marche
à côté de l'animal.
Il marche ainsi longtemps, jusqu'à
ce qu'il arrive sur les hauteurs tout à
fait dégagées. Enfin, il grimpe
dans la carriole et s'en va lentement vers
la ville.
Pour vivre dans ce coin perdu, il faut
avoir l'âme bien trempée et
posséder une santé de fer.
Ce médecin de campagne, est un homme
de forte corpulence, jovial. Il parle le
patois mieux que le français et il
a su se faire respecter. Quand les villageois
l'appellent, il est généralement
trop tard : Le médecin et le curé
se croisent au seuil de la ferme. Quand
ils viennent au cabinet, c'est que le rebouteux
n'a rien pu faire ou que les plaies sont
salement infectées. Les malades ne
veulent pas payer. L'argent, c'est fait
pour acheter une bête, une terre,
pas pour se soigner. Alors ils rechignent,
mais le médecin ne s'en laisse pas
conter. Il les connaît et dit : "Quand
la vache aura vêlé, vous viendrez
me régler avec la vente du veau."
Des plus démunis, il accepte une
volaille, des ufs, un bout de lard.
François entre dans le cabinet du
médecin suivi de Caroline tremblante
et fatiguée. "Tiens, je ne les
connais pas ceux-là, jamais vus."
Il s'adresse à eux en patois mais
François lui répond en Français.
De plus en plus intrigué, il écoute
le récit : L'Yonne gelée,
le lavage des couches... Caroline, dans
son coin, tousse éperdument. "Approche,
petite" dit-il. Il emmène la
fillette derrière un rideau, l'ausculte
et la renvoie vers son père. Tandis
qu'il se lave les mains, il hurle d'indignation.
Il agonit François à qui on
en n'a jamais tant dit. Connaissant son
père, Caroline a peur et veut intervenir.
Mais François encaisse sans broncher.
Caroline n'en revient pas. François
attend et finit par dire : "Je vous
dois combien ?" Le médecin reste
pantois : L'homme qu'il vient de traiter
d'assassin veut le payer. Décontenancé
le brave médecin dit : "Vous
prendrez bien une petite goutte avant de
repartir, le chemin est long". François
accepte et les voilà qui parlent,
qui parlent, de foires, de politique. Caroline
s'impatiente et tire sur la manche de son
père. François paie la consultation
et promet de revenir discuter lors de la
prochaine foire. Le médecin donne
toute une réserve de médicaments
pour la fillette.
Une solide amitié, faite de sympathie
et de respect de l'autre, de joie de vivre
et de concordances d'idées, venait
de naître entre le médecin
du gros bourg et le sabotier du village.
Et, chaque fois que François en aura
l'occasion, il viendra discuter et boire
une "petite goutte" avec son ami
le médecin de campagne.
Il faudra six mois avant que Caroline ne
soit complètement rétablie
: contusions multiples, gelures, congestion
de tout le tronc et en particulier, double
pneumonie.
Un printemps tardif mais resplendissant
apporte des bouffées de douces senteurs
des bois. Le soleil redonne vigueur et joie
à tous, même aux vieillards.
Petit à petit, Caroline retrouve
des forces et tousse moins. Pleine de bonne
volonté, elle apporte une aide lymphatique
à une mère bouillante d'énergie.
La vieille dame continue de venir laver
les couches et l'on entend François
chanter à tue-tête dans son
atelier grand ouvert... La vie a repris
son cours...
De cet hiver long et glacial, le village
a souffert plus qu'il n'y a paru au premier
abord. En particulier, les toitures un peu
anciennes n'ont pas résisté
à la fonte de leur épais matelas
de neige. L'humidité a victorieusement
eu raison des chaumes. Or, tout ce qui de
près ou de loin pouvait ressembler
à de la paille, a été
utilisé. Outre l'usage normal pour
les animaux, les portes et les fenêtres
ont été calfeutrées.
Les granges sont désespérément
vides. Que faire ? A des heures de marche
à la ronde tous les villages se posent
le même problème. Alors on
se souvient qu'il existe, quelque part,
pas très loin, des pierres grises
qui se découpent toutes seules, des
pierres qui font du bruit quand on y pose
le pied, des pierres qui "chantent."
Et, de chaque village sortent les charrettes
et les hommes de lieux différents
se rejoignent, se parlent, s'apostrophent,
de vieilles connaissances se reconnaissent
après des années de séparation.
Un formidable élan, une énergie
débordante, nés de ce cataclysme,
explosent sous le soleil renaissant. Pendant
des jours et des semaines on aperçoit
le va et vient des charrettes. On découvre
les toitures, on arrache les vieilles "poutres",
et tant qu'à faire, on supprime les
chaumières dangereuses. L'organisation
s'est faite spontanément. Tandis
que certains plus mal habiles peut-être,
continuent de charrier la pierre, d'autres
plus adroits attaquent la reconstruction.
Reconstruire oui, mais quand on abat une
masure, il faut d'abord accueillir les gens
et leurs bêtes ainsi que tout leur
avoir en meubles et en matériel agricole
Et cela jusqu'à ce que la nouvelle
maison soit habitable. Ce n'est pas une
mince affaire. Curieusement, ce ne sont
pas forcément les amis de longue
date qui offre l'hospitalité. Du
coup, de nouvelles relations se créent
et que l'on espère éternelles
!
Et les femmes dans tout cela, vous croyez
qu'elles se tournent les pouces ? Elles
rassemblent des tonnes de nourriture, elles
vident les tonneaux de petit salé,
elles tuent lapins et poulets, elles passent
leur temps en cuisson, en vaisselles géantes.
"Ca mange encore plus qu'à l'ordinaire
des hommes qui travaillent dur ! Et même
ça dévore !" Mais elles
restreignent la boisson. "Vous ne voyez
pas que nos maisons soient de travers pour
un petit coup de trop !"
Chaque maison est prise en charge à
tour de rôle par tous les bras valides.
On rebattit, solide et pour des générations.
Les villages aux toits fauves se métamorphosent
en bourgades aux jolies toitures aux reflets
argentés. La tradition ne sera pas
abandonnée : chaque toiture recevra
comme jadis son bouquet de fleurs des champs.
Et l'on boira jusqu'à en oublier
où l'on habite sous le regard indulgent
des femmes.
Et maintenant ? Pas le temps d'admirer
son beau village tout neuf, pas le temps
de souffler, la terre appelle au travail,
aux semences. "Nous avons pris pas
mal de retard, va falloir mettre les bouchées
doubles ! " Et là, vraiment,
la vie reprend son cours avec ses heures
de dur labeur, ses jalousies, ses fâcheries,
ses médisances et ses haines qui,
comme les amitiés, se veulent éternelles.
Deux années s'écoulent sans
faits notables. François se sent
de nouveau des fourmis dans les jambes et
un besoin irrésistible d'évasion.
Emmener ma petite Caro voir le flottage
du bois, la sortir de ce trou perdu, pourquoi
pas ? Il faut compter une bonne semaine
d'absence, si tout se passe bien. Bon, dès
son retour de l'école, je lui en
parle. Pour Catherine ? Bah ! je lui dirai
toujours trop tôt. Le plus tard sera
le mieux. Et François sifflote de
joie dans la bonne odeur de copeaux éparpillés
à ses pieds. Mais ce soir-là,
comme par hasard, la gamine est submergée
de travaux ménagers. Pas un instant
pour s'isoler dans l'atelier. Demain, demain
je trouve un prétexte pour un tête-à-tête,
bougonne-t-il ! Alors François pour
se détendre, bourre sa pipe et se
dirige calmement vers l'encadrement de la
porte de l'atelier et s'y adosse. Humant
l'air frais de sa montagne, le regard errant
sur les belles teintes du soleil déclinant,
il se prend à rêver
La
voix acide de Catherine lui rappelle que
c'est l'heure de la soupe. Il se déplace
avec une certaine lenteur vers la maison,
ce qui a le don d'exaspérer sa femme.
Une bonne soupe de légumes, bien
épaisse, est déjà servie
dans les bols géants. Il aime cette
soupe-là, et d'habitude il émet
de petits grognements de satisfaction. En
l'écoutant, Caroline pense que son
Père ronronne comme un jeune chat.
Mais ce soir il l'avale à vive allure,
au risque de se brûler et n'y prête
aucune attention. Catherine s'inquiète
: - Est-ce trop cuit, pas assez salé,
enfin quoi ? - Toujours bonnes tes soupes
! Je me régale, tu vois, j'ai fini
!
Pourtant comme sa Mère, intuitivement
Caroline sent bien que son Père est
ailleurs
D'aussi loin que Caroline
se souvienne, chaque soir son Père
s'assoit sur le banc près de la cheminée,
allume sa pipe, regarde les volutes de fumée,
tandis que les femmes font la vaisselle.
Mais aujourd'hui, à peine le dîner
avalé, François ressort fumer
la deuxième pipe de la soirée
tout en arpentant le terre-plein. Et pour
une fois, la mère et la fille, muettes,
semblent être d'accord pour penser
que l'homme de la maison ne tourne pas rond. |