Une pomme de terre ! C'est la meilleure
chose au monde. Quand tu réfléchis
bien, la France n'aurait peut-être
pas fait la révolution de 1789 si
les pauvres avaient eu ces délicieuses
choses farineuses, nutritives et savoureuses.
Si tu proposes à un enfant des petits
haricots verts, tendres et fondants, des
carottes roses et délicatement parfumées,
des vieilles pommes de terre ridées,
germées de fin de saison, le gosse
n'hésite pas : il choisit ces infâmes
choses molles et chiffonnées.
En 1942 les Français ont faim, ils
sont rationnés. En ville comme à
la campagne chaque parcelle de terre devient
un champ à " patates ".
A treize kilomètres à l'est
de Paris, Maman transforme ainsi les charmants
parterres couverts de fleurs multicolores
en jardin potager. Mais la terre dure et
incroyablement mêlée de coquillages
ne veut rien savoir.
L'année suivante, les myosotis,
les capucines, les mufliers, les soucis,
les giroflées, les cosmos, les pois
de senteurs, les illets d'Inde (dont
je déteste l'odeur) couvrent de nouveau
les deux plates-bandes bordées de
coquilles Saint-Jacques. Bien sûr
le jardin continue à produire des
rutabagas, des carottes géantes,
des radis, des laitues, deux rangées
de haricots et trois lignes de pommes de
terre.
Maman est très attentive. Elle prend
grand soin de ses légumes et de ses
fleurs. Elle les arrose à la tombée
de la nuit, retire les mauvaises herbes...
Un jour elle se met à crier très
fort. Je crois d'abord, qu'en buttant les
pommes de terre, elle vient de se blesser
aux pieds avec la binette. Je sors en trombe
de la maisonnette. Elle dit avec rage "
Saleté de boches, saleté de
doryphores ". Je ne vois vraiment pas
ce que les occupants ont à faire
avec le bout de jardin de Maman. Maman est
très en colère et hurle "
Non mais, regarde ça un peu, des
doryphores dans mon jardin ".
Je regarde et je vois de jolies petites
coccinelles, rayées de noir, un peu
vertes un peu dorées qui me plaisent
bien. Je ne trouve pas qu'il y ait lieu
de hurler comme cela, d'autant plus que
moi " je m'étais précipitée
pour porter secours à ma pauvre mère
blessée ". Bref ! C'est un drame
auquel il faut remédier immédiatement.
Tout en ramassant ces charmantes bestioles,
Maman m'explique qu'elles sont nuisibles
et dévorent tout. Maman les jette
dans une vieille cuvette, verse du pétrole
et met le feu. C'est pour moi un cauchemar
malodorant mais surtout je ne croyais pas
ma Maman capable d'un acte aussi révoltant.
Alors quand elle vient me dire que ces pauvres
bêtes cuites à point, ont la
même teinte que les uniformes allemands,
je suis farouchement opposée à
cette idée. Ces coccinelles à
rayures vertes et noires qui brillent sous
le soleil, ne seront jamais pour moi des
Allemands.
Deux ans plus tard, à la campagne,
nous cultivons des pommes de terre sur un
grand champ abandonné près
du cimetière. Chaque enfant reçoit
une boîte de conserves vide. Pour
les adultes il s'agit évidemment
de débarrasser chaque pied de pommes
de terre des doryphores et de leurs larves
dévastatrices. Mais les enfants pensent
différemment. Cela devient un véritable
concours : " Qui remplira le plus grand
nombre de boîtes de doryphores ? ".
Nous courons pour jeter le plus vite possible
le contenu de nos boîtes dans un grand
tonneau de fer rouillé et pour recommencer
" la cueillette. Je ne suis pas la
dernière à ce jeu et apparemment
j'ai laissé ma trop grande sensibilité
dans ma chère banlieue parisienne...
Montpellier, le 1er mars 1995 |