| Deux petits jumeaux se roulent dans la 
          poussière de la rue. Ils ne craignent 
          rien, aucune voiture ne passe jamais sur 
          cette placette près de la ligne de 
          chemin de fer. Ils sont assis, et ensemble, 
          jouent au triangle. Vous connaissez le triangle 
          ? On pose une poignée de billes dans 
          un triangle tracé à la craie 
          sur la chaussée. Chaque enfant placé 
          à une distance donnée vise 
          avec sa bille et essaie de faire sortir 
          les autres billes du triangle. Toutes les 
          billes sorties sont à toi. C'est 
          simple et très amusant. Les deux jeunes enfants jouent de tout 
            leur cur. Ils sont si heureux, les 
            jumeaux, qu'ils rient aux éclats. 
            De loin, tu ne sais pas qui est Claudie, 
            qui est André, dit Dédé. 
            Ils ont les mêmes yeux gris-clair, 
            les mêmes cheveux blonds cendrés, 
            les mêmes bouclettes qui encadrent 
            leur visage rond et resplendissant de vie 
            et de bonheur. Ils sont habillés 
            du même polo et leur culotte courte 
            est identique. Seulement voilà, ils ne sont pas 
            réellement jumeaux. L'inconvénient 
            en ces temps de guerre, ce sont les ancêtres. André, dit Dédé, a 
            une chance qu'il est incapable de soupçonner 
            Ces ancêtres, sont de bienheureux 
            " cul-terreux ". Des ancêtres 
            qui, à la fin du seizième 
            siècle, ont mangé " la 
            poule au pot " chère à 
            notre Henri IV national. André ne 
            sait pas qu'il est protégé 
            par tout un arbre généalogique. Claudie, son inséparable copain, 
            lui, est menacé par une triste lignée 
            qui pèse lourd sur ses petites épaules 
            de gosse de quatre ans. Lui, non plus, n'a 
            pas conscience que des vieux os dispersés 
            à travers le monde peuvent nuire 
            à un si charmant bambin. Dédé Michel, ne craint rien, 
            il pourra continuer à jouer jusqu'à 
            la fin de cette stupide guerre. Claudie 
            Tradousky, est menacé. Ah ! Si seulement 
            il y avait quelques vieux crucifix ornés 
            d'un rameau de buis, pendus dans sa maison, 
            comme il y en a dans toutes les maisons 
            de France, quelle protection il aurait ce 
            bel enfant innocent. On n'a pas idée de s'appeler Tradousky 
            et d'avoir des Grands-Parents maternels 
            qui osent se nommer Gordon en ces temps 
            d'occupation et de milice française 
            plus coriace et plus sûrement féroce 
            que les Allemands. Egalité des chances entre Dédé 
            et Claudie ? Aucune. Pour de la malchance, nos amis Gordon, 
            ils en ont. D'origine russe, ils se sont 
            sauvés à la Révolution 
            de 1917 et sont venus s'installer en France, 
            terre d'accueil et de douceur de vivre comme 
            chacun le sait. Ils ont eu quatre enfants 
            très espacés. Les deux aînés 
            sont mariés depuis longtemps. Vient 
            ensuite une jeune femme, la maman de Claudie. 
            Enfin est venu sur le tard un petit dernier, 
            Yvon, guère plus vieux que son neveu 
            Claudie. Yvon, un tonton ? Cela nous amuse 
            beaucoup de voir un tonton si jeune et qui 
            joue aux billes ! Chez nous les oncles et 
            tantes sont des grandes personnes, pas des 
            enfants. Ils sont charmants les Parents 
            Gordon. Maman aime cette vieille dame si 
            douce si gentille et qui parle un français 
            un peu zézayant. Elle appelle Maman 
            : Eh ! Eh ! Madameu-Missel ! Elle a peur, une peur panique, car elle 
            est parfaitement consciente de ce qui se 
            trame. Un jour elle a fait porter une énorme 
            malle dans notre salle à manger. 
            Maman a posé dessus un lourd tapis, 
            genre tapisserie indienne et nous nous asseyons 
            dessus avec un air innocent. Egalité des chances entre Dédé 
            et Claudie ? Aucune. Bientôt les enfants et les petits-enfants 
            Gordon partent en zone libre. La fille Gordon, 
            la Maman de Claudie, supplie ses Parents 
            de partir avec eux. Les Parents refusent 
            et attendent leur sort en courbant le dos. 
            Ils partiront donc tous, emmenant avec eux 
            leur petit frère, Yvon. Personne dans le quartier ne sait où 
            ils sont partis, pas même les Parents 
            Gordon. Et puis, un jour sinistre, les Parents 
            âgés et découragés 
            se laisseront embarquer sans résistance, 
            lassés de cette vie stupide. Une 
            image atroce qui reste dans ma tête 
            de petite fille : une vieille dame, petite, 
            douce et un peu ronde, qui sort de chez 
            elle pour la dernière fois, son fichu 
            à fleurs sur la tête, son mari 
            serré contre elle semble vouloir 
            la protéger. Cela se passera sans 
            brutalité apparente, mais une fois 
            les franges du foulard disparues au coin 
            de la rue il ne restera rien de nos doux 
            amis. La malle est restée dans notre salle 
            à manger quelque temps encore. Un 
            matin, alors qu'il faisait à peine 
            jour, deux hommes inconnus sont venus la 
            réclamer. Maman a d'abord nier avoir 
            quoi que ce soit appartenant aux voisins. 
            A cette époque tu te faisais " 
            embarquer " pour bien moins que cela. 
            Les hommes ont parfaitement compris. Ils 
            ont donné des explications irréfutables, 
            prouvant qu'ils venaient de la part des 
            enfants Gordon. Maman a rendu la malle en 
            pleurant. Devant ces inconnus, elle n'arrêtait 
            pas de répéter " J'espérais 
            tant rendre moi-même cette malle à 
            mes amis "... Et moi j'aurais tellement 
            voulu savoir ce qu'elle contenait...  Longtemps après la guerre, la famille 
            Gordon réapparaîtra, opulente, 
            sûre d'elle, habillée avec 
            ostentation, un certain mépris dans 
            le regard pour tous ces gens modestes qui 
            vivaient paisiblement dans le quartier où 
            leurs Parents avaient vécu. Petit Claudie n'était plus le jumeau 
            d'André. C'était un homme 
            fort, volontaire, qui allait réussir 
            dans la vie. Son nom même avait changé 
            : C'était maintenant un monsieur 
            Tradou. L'argent l'avait transformé 
            et il ignora ses anciens amis. André, devenu un mince jeune homme, 
            rêvait aux jeunes filles qu'il approchait. 
            Il allait au cinéma avec sa sur. 
            Il portait une cravate à rayures 
            assortie à son costume bleu-pétrole, 
            et de jolis gants de peau. Il gagna bien 
            sa vie. Il avait de nombreux copains, gentils, 
            gais, sincères. C'était un 
            vrai plaisir que de les voir arriver à 
            la maison. Nos Parents avaient toujours 
            une assiette pour l'ami qui venait... De 
            vrais amis, sur qui tu peux compter... Et si j'entends encore quelqu'un parler 
            devant moi de l'égalité des 
            chances, je l'étrangle...
 Montpellier, le 27 Février 
            1995 |