Août 1939 s'achève joyeusement.
Il fait beau et nous prolongeons nos vacances.
La rentrée scolaire est encore loin,
au premier octobre. D'ailleurs, Pierrette
et moi n'avons que cinq ans et l'école
maternelle n'est pas obligatoire. Depuis
quelques jours Papa et Tonton Pierre ont
repris le travail. La vie continue, tranquille,
Pépé Arthur ramasse fruits
et légumes. Mémé Caroline
fait des conserves. Tata Zabeth écrit
de longues lettres à son mari qui
ne revient que le dimanche. Maman tricote
pour toute la famille... Et nous, les quatre
cousins, nous continuons à faire
des bêtises.
Soudain, l'atmosphère change. La
T.S.F. fonctionne toute la journée.
Elle hurle cette horrible radio, plus de
jolies chansons tendres, plus d'histoires
drôles comme à l'ordinaire.
Non elle parle, parle, de la même
voix d'homme toujours sur le même
ton. Ca m'énerve, je veux l'éteindre,
mais grand'mère m'éjecte d'une
secousse et me crie : "Ne reste pas
dans mes jambes, et laisse la radio tranquille,
sinon gare." Je sors en trombe de la
maison et file jusqu'au bassin de pierre.
J'aime ce bassin, ses vieilles sculptures,
sa mousse verte, son humidité qui
t'imprègne quand tu te mets sous
le vent. Je regarde les gros poissons gris
qui s'ennuient autant que moi. Le jet d'eau
sort de la statue, et retombe en fines gouttelettes
sur la surface pleine de jolis reflets.
Je reste là longtemps, mais les poissons
se cachent sous les herbes. Je rentre à
fond de train et ne reconnais pas la maison.
Un désordre, un désordre dont
tu n'as pas idée règne dans
cette maison. D'ordinaire Pépé
Arthur regarde les trois femmes s'activer
et ricane malicieusement en disant : "Une
place pour chaque chose, chaque chose à
sa place, hélas ! Dans cette maison
tout est tiré au cordeau, pire que
dans mon jardin, franchement ça manque
de fantaisie." Mais aujourd'hui, il
est servi grand-père, du désordre,
il y en a !
Fébrilement les femmes font les
valises, y enfournent des choses précieuses
qui n'y étaient pas au début
des vacances. Mémé cache l'argenterie
dans les clapiers vides puis y ajoute de
la paille. Elle inspecte les armoires et
récupère de petits objets
auxquels elle tient. Elle les glisse dans
les moindres interstices des bagages et
bientôt il est impossible d'ajouter
quoi que ce soit. La déclaration
de guerre sème la panique dans les
foyers. Jean, mon Père, et Pierre
sont mobilisés. Ils disparaissent
de notre univers.
Et c'est l'attente, l'attente interminable
d'événements qui ne viennent
pas. Une semaine passe, puis deux. C'est
la guerre mais rien n'a changé dans
la vie quotidienne. Ce qui a changé
c'est quelque chose que je ne comprends
pas. Les trois femmes ne sont plus comme
avant la confection des grosses valises.
Elles ne les ont pas vidées, mais
on a besoin de nos habits. Elles nous obligent
à mettre des affaires un peu justes
qui sont restées dans les armoires.
Elles ne sourient plus, les femmes, elles
nous envoient promener, elles n'ont plus
envie de jouer avec nous. Et nous les grandes
de cinq ans on se dit que si c'est ça
la guerre, ce n'est pas amusant. Ce qui
a changé c'est l'atmosphère
mais en 1939, la fillette que je suis, ne
connaît pas ce mot.
Et puis tout doucement la vie reprend son
cours. Tante Zabeth rentre à Reims
avec ses filles et son embonpoint qui augmente
chaque jour. Le bébé est prévu
pour Noël. Maman, Dédé
et moi repartons pour Villemomble. Nous
reviendrons tous à Jouarre pour fêter
Noël, à moins bien sûr
que la guerre change nos projets. Les mois
passent. Chaque semaine Maman écrit
à ses parents et à sa sur
et reçoit deux lettres en retour.
Maman cultive notre petit jardin, s'occupe
de nous et tout va bien sauf que Papa n'est
pas là. Vers la mi-décembre,
tata revient chez ses parents et Bébé
Jean-Pierre naît à Jouarre.
En Février Papa arrive à Villemomble
habillé en militaire marron. Je le
trouve très rigolo avec son petit
calot et il me le prête. Mais il se
remet en civil, comme il dit. Il fait un
froid de loup, nous avons du mal à
chauffer. Comme il a beaucoup neigé
on fait un immense bonhomme de neige et
Maman prend des photos. Papa dit qu'il ne
se passe rien sur le front. Les soldats
attendent les Allemands, mais ils ne les
ont ni vus ni entendus. Au bout d'une semaine
Papa repart. Le printemps arrive. En mars
nous retournons à Jouarre chez les
parents de Maman. Et de nouveau la joie
règne. Pépé entoure
ses cinq petits-enfants de sa tendresse
et de son éternel bonne humeur. Le
joli bébé blond aux yeux bleus
nous attire comme des mouches et Tata nous
chasse car nous passerions notre temps à
l'étouffer sous nos bisous. Les grandes
personnes écoutent chaque jour la
T.S.F. Mars s'achève.
Soudain, exactement comme en Septembre,
l'atmosphère change. A nouveau les
femmes bouclent les valises desquelles elles
avaient sorti un minimum de choses. Les
Allemands enfoncent tous les fronts et vont
bientôt arriver sur la Marne qu'ils
connaissent bien. Nous fuyons devant cette
possibilité : nous partons en exode.
Les femmes emmènent les enfants.
Pépé nous rejoindra plus tard.
Ah ! Ce voyage, une pure folie ! Cela ne
ressemble en rien à tous les voyages
que nous avons pu faire avec nos parents.
Un petit voyage à Dieppe pour passer
la journée à la mer, un petit
voyage à Strasbourg, en dormant assis
dans le train, c'était bien. Mais
là, tu attends, attends, et tu ne
sais même pas s'il y aura un train.
Le quai est plein de monde, de valises,
de malles, de chiens ; de gosses, de vieux,
et pour mettre un peu d'ordre dans tout
cela, de jeunes femmes comme ma mère
ou ma tante. Et tu attends encore. Un train
arrive, la foule se rue, les enfants bousculés
perdent leur mère et pleurent. Chacun
pour soit, il faut monter dans ce train.
"C'est peut-être le dernier
avant l'arrivée des boches"
dit une grosse bonne femme qui m'aplatit
sur la porte ouverte du wagon. Elle monte,
nous montons aussi. Personne ne sait où
va ce train, personne ne sait où
il s'arrêtera, ni jusqu'où
il pourra aller, ni quelle est sa destination
finale. Quand le chef de gare peut enfin
obtenir des indications précisant
l'itinéraire et nous les transmettre
à l'aide d'un porte-voix, c'est l'horreur.
Des gens coincés dans les couloirs
veulent redescendre. Ils écrasent
ceux qui se sont déjà assis
sur les valises, rentrent leurs volumineux
bagages dans les estomacs qui se trouvent
sur leur passage. Ils veulent ressortir,
c'est aussi simple que cela. Finalement
toutes les grandes personnes décident
de descendre, et évacuent le couloir.
Les enfants gardent les bagages. Sur le
quai les femmes organisent la remontée.
Ceux qui occupent le milieu du couloir montent
en premier. Ceux qui ont leurs affaires
aux deux extrémités du wagon,
grimpent les derniers. Ils se coincent le
long des portes qui ont bien du mal à
se refermer. Les gens assis dans les compartiments
n'ont guère plus de chance. En principe,
un compartiment est prévu pour huit
personnes assises, des filets pour mettre
les bagages, une porte pour être tranquille
chez soi, des rideaux qui se coulissent
de haut en bas pour faire l'obscurité
totale et une petite veilleuse pour la sécurité.
Un petit confort ; même en troisième
classe où les banquettes sont en
bois, tu finis par t'installer agréablement.
Mais aujourd'hui ce n'est plus le cas !
Entre les rangées de jambes des voyageurs
assis, d'autres individus ont glissé
leurs valises, et se sont installés
dessus. Personne ne peut bouger. Au bout
d'un moment, une femme crie : "J'ai
une crampe, il faut que je bouge les pieds".
Une femme en 1939, ça porte une robe,
des bas, des chaussures à hauts talons,
il lui est impossible de s'accroupir sur
son siège comme les gamins. Aucune
femme ne porte de pantalon, sauf les femmes
osées. Tout le compartiment s'agite
donc et permet à la dame de remuer
un peu ses pieds ; elle remercie tristement.
Le train roule longtemps. Assise dans le
couloir, je somnole bercée par le
mouvement cadencé. Ma tête
heurte de temps à autre le coin de
la baie vitrée, j'ouvre un il
puis je repars dans mes vagabondages. Maintenant
il fait nuit. Le train roule encore, sans
chauffage, sans éclairage. Je voudrais
bien aller aux toilettes, mais c'est impossible.
La place assise sur le siège des
toilettes a été gentiment
offerte à tante Zabeth et son bébé
par un monsieur qui s'est mis debout dans
le soufflet entre les deux wagons. Tata
et ses filles sont certainement les voyageurs
les mieux installés de ces gens qui
partent Dieu sait où. Combien de
temps vais-je pouvoir me retenir ? Soudain,
c'est le miracle. Le train ralentit, freine
dans un grincement que je trouve merveilleux
; on va s'arrêter.
A l'extérieur une forte voix d'homme
crie : "Vierzon, tout le monde descend
avec ses bagages !" Une voix de femme
ajoute : "Une soupe chaude attend tout
le monde, des lits de camps sont dressés
dans la salle d'attente, le train ne repartira
que demain matin. Venez !" Des infirmières
de la Croix-Rouge nous accueillent avec
le sourire malgré l'heure tardive.
Tout se passe bien. Mais la chose la plus
importante pour moi c'est de me baisser
sans plus attendre et de faire pipi sous
le ballast le long du train... Je ne suis
pas la seule... La soupe me paraît
délicieuse, moi qui fait toujours
un tas de chiqué pour manger. On
s'installe pour la nuit. Il fait froid :
un petit courant d'air glacial se glisse
sous mon lit de camp et finalement je suis
mieux à même le sol, roulée
dans une couverture un peu rêche.
La nuit, n'est pas une bonne nuit comme
chez Mémé où tu rabats
le gros édredon sur tes yeux pour
t'endormir. Ce grand hall plein de monde
abrite un chur qui chante faux : quelqu'un
tousse, une autre toux lui répond,
le gémissement d'une vieille apporte
sa contribution, les pleurs d'un bébé
ajoutent quelques notes aiguës à
cette chorale de campagne mal dirigée.
Un chien se balade et vient te lécher
le nez, un monsieur âgé se
lève dix fois et ouvre toute grande
la porte qui grince. Tu as aussi les gens
qui parlent tout haut et ceux qui ne dorment
jamais, le monsieur très bien qui
va en appeler à la Direction de l'obliger
à une telle promiscuité...
Bref une superbe nuit inoubliable, comme
il s'en produit rarement dans une vie.
Au petit matin, les dames de la Croix-Rouge
viennent nous annoncer le petit déjeuner.
Elles font un peu de discipline : "Ne
vous bousculez pas, il y en aura pour tout
le monde" La plus jeune ajoute malicieusement
: "Il y aura même du rab comme
à la cantine" Je ne mange pas
à la cantine et je n'ai jamais mangé
de rab. Le "rab" (râble)
pour moi c'est du lapin en sauce. Je me
tourne vers Maman et demande : "Est-ce
qu'elles vont donner du lapin au petit déjeuner
?" Maman ne comprend pas ma question.
Je répète : "La jeune
infirmière a dit qu'il y aurait du
rab." Malgré la situation, Maman
pouffe de rire, appelle Mémé
et Tata Zabeth et leur raconte ma dernière.
Je reste plantée là devant
ces trois adultes qui n'arrêtent pas
de rire. C'est énervant à
la fin, les autres personnes n'ont pas ri
de la jeune infirmière, pourquoi
ma famille rit-elle de moi ? J'ai dit la
même chose qu'elle ! Quand enfin Maman
se calme, elle se tourne vers moi et commence
à m'expliquer : " Le rab c'est...
et elle recommence à rire. Je n'en
peux plus, je crie : "C'est quoi ?"
Les personnes qui nous entourent me trouvent
mal élevée de crier ainsi
en public et manifestent leur réprobation.
Maman s'approche de moi et me dit tout bas
: "Rab, cela veut dire rabiot, avoir
du supplément, comme deux parts de
tarte aux pommes, tu comprends ? Mais ne
répète pas ce mot, c'est un
gros mot." J'accepte l'explication,
n'empêche que ce gros mot-là
les a bien fait rire !
"Du café chaud pour les adultes,
du lait pour les enfants" dit la plus
âgée des infirmières,
en déposant d'immenses chaudrons
sur une table improvisée, faite de
tréteaux et de longues planches.
Elles apportent aussi des pains de quatre
livres, du gros pain qu'elles taillent en
énormes tartines. De vieux messieurs
sortent leur couteau de poche et les aident.
Maman tend le biberon de Dédé.
La vaste louche s'écoule tant dans
le biberon qu'autour et en masque les graduations.
Maman essuie le trop plein et emporte le
précieux liquide. Elle fouille au
fond de son sac à main et en ressort
deux morceaux de sucre emballés dans
un mouchoir de fine dentelle. Maman a toujours
du sucre dans son sac (Claudette aussi !)
Et aussi de l'alcool de menthe pour le cas
où l'on aurait mal au cur.
Dédé boit son lait, mais la
tétine se bouche. Maman enlève
cette tétine, la nettoie et Dédé
se précipite sur le biberon qu'il
vide complètement bien que bouillant.
On me donne une timbale en fer blanc, brûlante
que j'ai du mal à tenir. Au-dessus,
surnage la peau, la crème de lait
qui a bouilli : une horreur, mon cur
se soulève et je dépose ma
timbale dans un coin. Je bois une gorgée
de café dans la tasse de maman :
ça, c'est bon. (Dans ma famille on
m'appelle Miss Passette, car cette petite
passoire est pour moi plus indispensable
que tout autre chose.)
Le train revient sur le quai après
avoir dormi je ne sais où. Les gens
se précipitent de nouveau comme des
fous, abandonnant un désordre inimaginable.
Peu de personnes ont plié les couvertures
sur les lits de camp. Des verres, des timbales,
des papiers gras traînent partout.
C'est comme sur la place du marché
après la foire. Tirée par
un bras, je suis Maman. Nous nous réinstallons
dans notre couloir. Le train repart. Au
milieu de l'après-midi, il s'arrête
en pleine nature sans aucune explication.
Les gens s'éparpillent dans les hautes
herbes et reviennent soulagés vers
la locomotive. Un autre train arrive en
sens inverse et déverse lui aussi
ses passagers. Les mécaniciens et
les chauffeurs bavardent. On regrimpe dans
le train qui roule jusqu'au soir. Là,
c'est fini pour lui, il a assez travaillé.
C'est son terminus. Des michelines emportent
les voyageurs dans plusieurs directions.
En fait, les trains font n'importe quoi.
Vierzon, là où l'on a dormi,
c'est trop loin pour nous, pas dans le bon
sens. Vierzon, c'est un peu dans le même
coin que Tonton Joseph, le frère
de Pépé. Lui, Joseph il habite
près d'une rivière qui s'appelle
le Cher et où l'on peut se baigner.
Nous on veut aller dans le pays de Mémé
Caroline. Ca s'appelle la maison du Morvan.
Et c'est là qu'on veut aller, pas
ailleurs.
Après plusieurs journées,
et plusieurs changements de trains et de
michelines, on finit par arriver dans une
ville qui s'appelle Clamecy. Là,
il n'y a plus rien. Des habitants de cette
ville font payer très cher pour nous
conduire en voiture à cheval jusqu'à
une autre ville, Corbigny. Nous sommes abandonnés
sur le bas côté de la route.
Les habitants de Corbigny prennent le relais
et nous conduisent vers le village de Mémé.
Il s'appelle Thaveneau. La carriole nous
dépose sur le bas-côté
de la route. Nous sommes exténués.
Nous restons figés quelques instants
respirant l'air qui sent si bon. Cela nous
secoue et toute la famille se met à
marcher en même temps. Il y a si longtemps
que nous n'avons pas utilisé nos
jambes.
Mémé se fait reconnaître
des voisins et demande sa clef. Mon cur
est heureux, heureux, je vais me plaire,
je me plais déjà, je veux
rester là toute ma vie. Je m'assois
sur le talus, dans l'herbe... Et je m'endors.
Je dors longtemps quand, soudain, je suis
réveillée par une merveilleuse
odeur d'omelette au lard. Une omelette !
Mais j'ai faim ! Cela fait presque une journée
que je n'ai rien avalé. Je cours
vers la maison, enjambe un banc. Mon nez
arrive à la hauteur de la table.
Je tends mon assiette. Tout le monde rit.
J'ai dormi deux heures. Les femmes ont eu
le temps d'épousseter partout, de
chasser les toiles d'araignée, de
faire cuire des pommes de terre à
l'eau. Une voisine a prêté
les ufs, le lard, le pain et le fromage.
Un festin... J'avale sans regarder autour
de moi, sans me soucier des mouches qui
volent ni du décor qui m'est totalement
inconnu.
Les femmes laissent la vaisselle sur la
table en attendant que l'eau chauffe dans
la cheminée. Elles fouillent dans
une grande armoire, trouvent des draps et
font les lits. Nous venons de prendre possession
de notre chère Maison du Morvan.
Montpellier, le 23 février 1996 |