| La fuite devant l'arrivée des Allemands 
              sur le territoire français, "l'exode", 
              nous a conduits dans un minuscule hameau 
              du Morvan, appelé Thaveneau... C'est 
              là que Mémé Caroline 
            avait passé toute son enfance.  C'est le printemps, mais les journées 
              sont déjà longues et belles. 
              Par la porte ouverte un agréable 
              soleil couchant pénètre et 
              éclaire la pièce. Il y a dix-sept 
              mois que Grand-Pépé François 
              a été enterré au cimetière 
              du village, mais la maison est aussi belle 
              et agréable que s'il était 
              parti faire une courte promenade digestive 
              après le repas. Une longue table 
              et des bancs coupent la salle. Des chaises 
              paillées occupent un coin. L'horloge 
              à balancier sonne toutes les demi-heures. 
              La maie, un grand coffre en bois très 
              ouvragé, brille sous la lumière 
              du jour déclinant et attend que l'on 
              y pétrisse le pain. La grande armoire 
              qui va jusqu'au plafond fait admirer ses 
              portes sculptées et devient brun-rosé. 
              Cette armoire ouverte, on aperçoit 
              des planches ornées d'une bordure 
              de dentelle et du linge à ne plus 
              savoir qu'en faire : des gros draps de toile 
              écrue qui vous râpent les fesses, 
              des taies de polochon aux initiales de la 
              Grand-Mémé, des taies d'oreiller 
              vastes comme des nappes et des serviettes 
              de tables si grandes qu'elles servent de 
              draps de berceau à Jean-Pierre. La 
              cheminée flambe avec ardeur car malgré 
              la chaleur extérieure, c'est notre 
              seule possibilité de faire cuire 
              à manger. Au fond de la pièce 
              un grand lit à alcôve recouvert 
              d'un énorme édredon d'un rouge 
              un peu fané attend notre sommeil. 
              Il y a d'autres pièces derrière 
              et une petite chambre glaciale à 
              l'étage. Dans l'ombre, près 
              de l'entrée un bel évier de 
              pierre permet de faire la vaisselle et d'évacuer 
              les eaux sales. Deux fenêtres, ce 
              qui est exceptionnel dans ce village, donnent 
              une grande luminosité à la 
              pièce. La porte est un solide panneau 
              de bois plein. A l'intérieur de la 
              pièce, au-dessus de la porte, un 
              énorme bouquet de buis, fané, 
              poussiéreux qu'il faudrait bien jeter. 
              Non, me dit Mémé Caroline, 
              mes vieux pensaient que ce buis bénit 
              le Jour des Rameaux protège la maison 
              et ses habitants de la foudre. Ici, l'orage 
              est violent, tu verras ! Mais ce soir je ne pense pas à l'orage. 
              J'ai presque cinq ans et je suis heureuse, 
              incroyablement heureuse. Impossible d'expliquer 
              pourquoi j'ai l'agréable sensation 
              d'avoir été adoptée 
              par La Maison. Un peu comme si, elle et 
              moi, on se connaissait depuis toujours. 
              Et pourtant je ne suis jamais venue là. 
              Mon arrière-grand-père François 
              est venu à mon baptême à 
              La Ferté. Je ne me souviens pas que 
              mes parents m'aient emmenée à 
              Thaveneau étant bébé. 
              Bon, je ne cherche plus. En tous cas entre 
              elle et moi c'est le coup de foudre. Dans ma joie, je prends mon élan 
              depuis la porte et je me jette à 
              plat ventre sur le gros édredon. 
              La réplique ne se fait pas attendre 
              : "Ici, comme ailleurs, les chambres 
              sont interdites en dehors des heures de 
              nuit, et ce n'est pas parce que les lits 
              sont dans la salle qu'on doit tout se permettre" 
              La règle n'a pas changé, la 
              tape sur les fesses non plus. Alors commence une vraie vie de bonheur. 
              Mémé Caroline nous fait parcourir 
              le village et nous présente à 
              chacun. Malgré nos bouilles pâlottes 
              de citadins nous sommes bien accueillis. 
              Je trouve que les gens sont un peu rouges 
              mais Maman m'explique que le grand air hâle 
              les visages. Un après-midi nous dégringolons 
              comme des fous la sente qui débouche 
              sur la rivière. Alors là, 
              la surprise est de taille. Mais qu'est-ce 
              qu'elle a donc à s'agiter comme ça 
              ? Je connais la Seine. Quand on va à 
              Paris faire des achats à la Samaritaine, 
              on se promène sur les berges sans 
              déranger les pêcheurs. Ensuite 
              on se poste sur le pont pour regarder les 
              péniches. La Seine est une gentille 
              rivière bien calme, bien plate, bordée 
              de ciment. Je connais aussi la Marne. Elle est large 
              et calme comme la Seine. La Marne est plus 
              jolie que la Seine car elle est entourée 
              d'arbres. On peut y faire de la barque et 
              s'y baigner, si on aime ça évidemment. 
              Mais la rivière de chez Mémé 
              est encaissée, étroite, profonde 
              au milieu. Elle court vite, fait des vagues 
              et de la mousse en se heurtant aux gros 
              cailloux. Et surtout elle est assourdissante. 
              Tu dois parler très fort si tu veux 
              qu'on te réponde. Moi, cette rivière 
              ne m'inspire pas confiance. Tante Zabeth 
              m'apprend à faire des ricochets. 
              Je prends un caillou, je lève le 
              bras droit très haut, très 
              raide et je lance le caillou de toutes mes 
              forces. Le résultat est décevant, 
              le caillou tombe à un mètre 
              de la rive, je suis aspergée par 
              trois gouttes d'eau et je piaille. Ma tante 
              tient le caillou près de son corps, 
              se penche sur le côté droit, 
              met le coude sur sa hanche. D'un geste rapide 
              elle jette le caillou bien à plat, 
              "A l'horizontal" comme elle dit. 
              Le caillou fait trois bonds avant de disparaître. 
              Toute la famille applaudit. Mais il est 
              temps de remonter préparer le repas. 
              La grimpette est dure pour nos petites jambes 
              et nos mères nous poussent un peu 
              dans le dos pour nous aider. Nous mourrons 
              de faim. Comme les journées passent 
              vite ici, comme je suis heureuse, de vraies 
              vacances... J'en oublie l'absence des hommes, 
              Papa, Tonton Pierre et Pépé. 
              J'en oublie La Guerre, mais c'est quoi la 
              guerre ? A table les femmes discutent. Maman dit 
              : Ce petit village de Thaveneau, perdu dans 
              l'Yonne boisée et mamelonnée, 
              les "boches" ne le trouveront 
              jamais ! Ce n'est même pas sur la 
              carte d'Etat-major. Ca, c'est sans compter avec l'intelligence 
              des Allemands. Nous avons mis trois jours 
              pour venir de Jouarre (Seine et Marne) jusqu'à 
              Thaveneau, commune de Mouron (Nièvre). 
              Les Allemands arrivent en tractions-avant 
              noires, des voitures françaises, 
              quatre jours après notre arrivée 
              au village. Fuir devant eux et se faire 
              rattraper à l'arrivée, quelle 
              tristesse. Nous sommes morts de frousse, 
              les Huns et Attila n'étaient rien 
              à côté de la description 
              faite par Mémé Caroline. Elle 
              a vécu la guerre de 14-18 et elle 
              les connaît, les "Chleuhs". 
              Mais ceux qui viennent à nous parlent 
              français, sont charmeurs, connaissent 
              Paris que les villageois eux n'ont jamais 
              visité. L'un a fait l'Ecole du Louvre, 
              deux autres le Conservatoire de Musique. 
              Et, ce qui est un comble, certains s'occupaient, 
              en temps de paix, de relations diplomatiques 
              ou commerciales avec notre pays. C'est l'armée 
              de métier, qui a de la classe, des 
              bonnes manières et dont l'accent 
              n'est pas plus rocailleux que celui de certains 
              paysans du coin. Dans ma tête de petite 
              fille la peur cesse dès le premier 
              contact. Pourtant, deux choses me gênent 
              : cette façon détestable de 
              s'habiller d'une couleur atroce, ni vert, 
              ni marron ; et puis cette façon de 
              marcher, raide comme des piquets, ils ne 
              peuvent pas être souples comme tout 
              le monde ! Mais ce qui révolte les adultes, 
              c'est la réquisition des logements. 
              La grande ferme est occupée par un 
              état-major et chacun doit fournir 
              au moins une pièce. Je ne vous raconte 
              pas la tête de la veuve dont le fils 
              est au front et qui doit céder la 
              chambre de celui-ci à l'ennemi... 
              Sur la cheminée trône une photo 
              du fiston en uniforme et elle veut "suicider 
              son officier". Bien que nous soyons 
              nombreux, il nous faut céder la chambre 
              du fond, celle qui a une fenêtre et 
              une cheminée. Le nouvel occupant 
              est grand, mince, blond et paraît 
              plus jeune que mes parents. Un soir, en 
              rentrant à la maison il entend Jean-Pierre 
              qui n'a que quelques mois. Les femmes sont 
              chez la voisine et l'enfant pleure. Délicatement, 
              il sort l'enfant de son berceau, le promène 
              en chantonnant. Les pleurs cessent. Ma tante 
              arrive comme une folle, voit le spectacle, 
              arrache le bébé des mains 
              de l'ennemi et le recouche. L'homme ne saisit 
              pas tout de suite le geste de cette femme 
              et puis il réalise : elle pense que 
              j'allais lui faire du mal. Il dit : "Non, non, j'ai un bébé, 
              moi aussi, exactement le même." 
              Il déboutonne sa veste, sort son 
              portefeuille et nous montre la photo de 
              son enfant. La ressemblance est frappante, 
              deux petits blondinets, dont les yeux clairs 
              illuminent les mêmes visages allongés. Ma tante, hors d'elle, s'interpose entre 
              l'homme et le berceau. "N'y retouchez jamais !" hurle-t-elle. Le soldat répond calmement : "J'aimerais 
              être dans ma famille, mais je suis 
              un soldat et je fais mon devoir." Et 
              il s'éloigne vers sa chambre... en 
              pleurant. Je ne savais pas qu'un homme, 
              surtout un soldat, ça pouvait pleurer 
              ! Beaucoup plus tard, j'ai compris cette 
              ressemblance : Les grands-parents de Jean-Pierre 
              sont des Vosgiens, l'Allemand lui, est natif 
              de la frontière, juste de l'autre 
              côté. Peut-être que dans 
              les temps anciens ce coin de terre était 
              un seul et même pays, peut-être 
              que ces deux petits avaient des ancêtres 
              communs, qui sait ? La soirée s'annonce calme. Mais 
              quand les trois femmes, Mémé, 
              Tata Zabeth et Maman ne prononcent pas un 
              seul mot, c'est que le feu couve ! Gare 
              à nos "côtelettes". 
              Nous les quatre cousins et cousines, nous 
              avons tout intérêt à 
              être "mignons". (Inachevé 
              Mars 1996 ) Une bonne soupe de légumes, bien 
              épaisse, une bonne tranche de lard 
              salé régalent toute la tablée 
              et semblent faire oublier la rancur 
              des femmes. Mignons, nous le sommes sans 
              difficulté aucune. Epuisés 
              par une journée au grand air, nous 
              venons nous asseoir près de la cheminée, 
              somnolents et rêvasseurs à 
              souhaits. De vrais enfants modèles 
              ! Mémé nous bouscule et nous 
              écarte pour attraper le gros chaudron 
              où l'eau frémit pour la vaisselle. 
              Le jour décline, le soleil couchant 
              envahit la salle. Dans la cheminée 
              les flammes deviennent de plus en plus courtes 
              puis seule la bûche scintille. Quelle 
              merveilleuse maison ! Quel bruit, quelle agitation ! J'ouvre 
              un il que je referme aussitôt, 
              aveuglée par une lumière intense. 
              Je respire profondément. Une odeur 
              délicieuse de café au lait 
              et de pain grillé me fait ouvrir 
              le deuxième il. Toute la famille 
              déjeune sans moi... Je ne me souviens 
              même pas m'être couchée. 
              Je me laisse glisser le long de l'énorme 
              matelas de plumes, comme sur un toboggan, 
              passe vaguement mes mains dans la cuvette, 
              prononce un bonjour inaudible et viens m'installer 
              devant un bol fumant. Et la famille rit. 
              Et la famille rira toujours, surtout mon 
              mari, étonné de voir sa jeune 
              mariée s'endormir à table 
              ! Il fait un temps magnifique. Le petit déjeuner 
              avalé, je fais une toilette des plus 
              sommaires, enfile une tenue légère 
              et les femmes m'éjectent sur le terre-plein 
              où je rejoins les trois autres qui 
              jouent déjà. Elles font les 
              lits, le ménage, elles rangent, elles 
              entassent le linge sale, elles épluchent 
              des légumes et elles parlent sans 
              arrêt. Ca m'énerve parce qu'une 
              seule grande salle à balayer avec 
              un vieux balai de jonc, ça va vite, 
              elles pourraient quand même prendre 
              le temps de venir jouer avec nous ! D'ailleurs 
              "j'aime pas jouer". Je me glisse 
              derrière la maison et regarde l'ancien 
              atelier où Grand-Papa François 
              fabriquait des sabots. Les voisins l'ont 
              transformé en un espèce de 
              débarras fourre-tout ; ils ont conservé 
              la grange et l'étable. L'atelier 
              a disparu depuis longtemps ; c'est vrai 
              qu'il est mort à quatre-vingt- dix 
              ans et qu'il y avait des années qu'il 
              ne fabriquait plus de sabots, le Grand-Pépé. 
              Mémé Caroline nous a tellement 
              parlé de l'atelier et des sabots 
              : dommage, j'aurai aimé voir ça. 
              A propos de Grand-Pépé, les 
              voisins nous ont raconté que plus 
              il devenait vieux moins il dormait la nuit. 
              Alors il se promenait dans les rues du village, 
              martelant le sol de ses sabots. Chacun savait 
              que le vieux Foucher était encore 
              alerte à la cadence où ses 
              pas résonnaient dans l'obscurité. 
              Je rêvasse encore un peu. Soudain 
              j'aperçois la voisine plantée 
              sur le pas de sa porte. Tout en essuyant 
              ses mains sur le devant de son tablier elle 
              me dit d'un air bougon : "Ne reste 
              pas là il fait froid entre ces bâtiments, 
              va jouer devant au soleil". Je pars 
              sans répondre. Je ne sais pas pourquoi 
              elle m'expédie, mais elle ment, il 
              fait si bon à l'ombre. Je rejoins 
              les autres et on s'amuse à se laisser 
              glisser sur les fesses le long du talus. 
              On s'ennuie un peu. Dans les énormes 
              valises apportées par nos mères 
              il n'y a pas de jouets, juste des choses 
              sérieuses, du linge et des habits. Tiens voilà l'Allemand suivi d'un 
              jeune soldat portant une drôle de 
              marmite et un gros pain de quatre livres. 
              Il grimpe notre raidillon et frappe à 
              petits coups sur la porte grande ouverte. 
              Curieux, nous le suivons. Les trois femmes 
              accourent. Nous avons tué le cochon 
              hier, dit-il, voilà un bon bouillon 
              avec du lard. Il fait signe à son 
              aide d'approcher et tend la grande gamelle 
              aux femmes interloquées et réticentes. 
              Je sais, dit-il encore, pas de soupe à 
              midi chez vous, alors pour ce soir. Et il 
              s'en retourne tout content suivi de son 
              second. Tata Zabeth soulève le couvercle. 
              Une agréable odeur se dégage 
              du bouillon encore chaud. J'en voudrais 
              bien tout de suite, je le dis. Grand'Mère 
              réagit avec une violence que personne 
              ne comprend. Eloignez-vous de cette table, 
              dit-elle, les boches ne pensent qu'à 
              une chose, nous empoisonner. Maman et Tata 
              Zabeth protestent et disent poliment mais 
              fermement à Mémé qu'elle 
              se trompe. Mémé explose : 
              Et les gaz asphyxiant, c'était vrai 
              ou je l'invente ? Mais maman, répond 
              Tata, ça, c'est de la soupe ! Soupe 
              ou pas personne ne touchera à cet 
              envoi de l'ennemi. Je n'ai pas envie que 
              les voisins nous trouvent raides morts sur 
              le sol demain matin. Moi je sais ce que 
              c'est "raide mort". A la Maternelle 
              on jouait avec les garçons à 
              "pan t'es mort" ; on se couchait 
              sans bouger sur les gravillons les bras 
              le long du corps. La Maîtresse rouspétait 
              et nous faisait relever. On n'était 
              plus mort. Alors là si on mange de 
              la soupe on va tous être morts pour 
              de vrai ? Mais où jeter ce bouillon ? Les 
              femmes s'interrogent. Pas devant la porte, 
              pas derrière la maison, les voisines 
              sont si commères, pas dans le caniveau, 
              c'est gras et ça se verrait. C'est 
              Tata qui trouve la solution. Elle part laver 
              à la rivière avec un grand 
              balluchon, la marmite dedans. Longtemps 
              après elle revient souriante, la 
              marmite vidée et reluisante. Le pain 
              non plus ne sera pas consommé. Entouré 
              d'un linge il diminuera chaque jour sans 
              que jamais on en mange une miette ; pour 
              moi cela reste toujours un mystère. 
              Quand notre Allemand est revenu le soir 
              tard, Mémé a beaucoup remercié, 
              a rendu la gamelle et a ajouté qu'il 
              restait un peu de bouillon pour le dîner 
              du lendemain. L'Allemand a paru très 
              heureux, il a dit bonsoir et est parti dans 
              sa chambre. Les jours s'écoulent joyeux et ensoleillés 
              ce qui est, paraît-il, tout à 
              fait exceptionnel pour un mois d'Avril dans 
              le Morvan. Nous, les cousins, on ne s'en 
              plaint pas. Nos joues sont moins pâles, 
              plus hâlées et nous mangeons 
              de bon appétit. Me voir avaler sans 
              rechigner le contenu de mon assiette laisse 
              Maman estomaquée : c'est bien la 
              première fois depuis qu'elle est 
              née, dit-elle, pourvu que ça 
              dure ! Nous descendons régulièrement 
              jusqu'à la rivière. Elle a 
              beaucoup grossi ces derniers temps et le 
              courant est très fort. Aujourd'hui 
              les femmes lavent et elles cramponnent sauvagement 
              le linge pour qu'il ne se sauve pas. Mémé 
              regarde l'Yonne et dit : Il a plu fortement 
              sur les Monts, on va y avoir droit d'ici 
              quarante-huit heures. Et se tournant vers 
              nous elle ajoute : Profitez-en bien. Comme 
              si nous attendions son conseil pour jouer, 
              crier, courir, bourrer nos poches de jolis 
              cailloux polis par la rivière et 
              nous chamailler à en perdre le souffle 
              ! Ce soir encore, la dernière cuillerée 
              avalée nous dormirons comme des souches. 
              Demain, ah ! Demain il faudra être 
              en forme pour aller faire des courses à 
              la ville la plus proche. Il fait à peine jour et Maman me 
              secoue avec énergie. J'émerge 
              lentement d'un sommeil profond mais elle 
              me sort du lit et me plante sur mes deux 
              pieds en disant à voix basse : Viens 
              déjeuner. Le sol est froid, j'enfile 
              mes sandalettes et me dirige vers la table 
              sans bien réfléchir à 
              ce que je fais. Je dors encore en dedans 
              ! Ma cousine Pierrette est déjà 
              pomponnée et Mémé attise 
              le feu. Tata Zabeth gardera ses deux plus 
              jeunes et mon petit frère Dédé 
              pendant notre absence. Toujours à 
              moitié endormie, j'avale le café 
              au lait sans prendre de tartine quand une 
              grosse voix rude venant de l'extérieur 
              me fait sursauter. Au mouvement que je fais, 
              le bol que je tiens à deux mains 
              tressaute aussi et du café au lait 
              gicle sur mon joli gilet jaune. Tandis que 
              Mémé va ouvrir la porte au 
              voisin, ma Mère me hurle dessus. 
              Je suis tout à fait réveillée, 
              les autres aussi. J'abandonne le déjeuner. 
              Maman trempe un grand torchon dans le seau 
              d'eau claire et frotte mes habits avec énergie. 
              La gamine qui franchit le seuil est impeccable, 
              humide et gelée. Oh ! Le gros cheval ! Un grand cheval gris 
              avec des taches blanches attend sur la route. 
              Vu de la butte où je suis perchée, 
              il est énorme, ses pattes sont aussi 
              grosses que moi et sûrement beaucoup 
              plus hautes. Je n'ose pas m'approcher. Mais 
              le fermier dit qu'il est vieux, gentil et 
              habitué aux enfants. Moi, je n'ai 
              pas confiance, c'est trop gros ! Les voisins 
              et le fermier sortent une vaste charrette 
              du hangar, lui font dévaler le raidillon 
              en la retenant de toutes leurs forces et 
              attelle le cheval entre les brancards. Je 
              n'avais encore jamais vu cela. Le fermier 
              explique que tous les chevaux ont été 
              réquisitionnés par l'armée 
              française dès la mobilisation 
              et ceux qui restaient, récupérés 
              par les Allemands. Personne n'a voulu de 
              Bijou parce qu'il était tellement 
              vieux, qu'il était bon pour l'abattoir. 
              Maman me traduit en disant que dans le village 
              il ne reste que trois chevaux et que tous 
              les autres sont partis faire La Guerre. 
              Je comprends encore moins. Les Papas et 
              les chevaux sont absents, des Allemands 
              sont ici. Mais c'est quoi La Guerre ? Il me faudra 
              bien un an avant de réaliser ce que 
              veulent dire ces mots-là. D'abord 
              on ne pourra plus faire tout ce qu'on veut, 
              on ne pourra plus acheter quand on veut, 
              autant qu'on veut. On fera des choses bizarres 
              comme peindre en bleu les lumières 
              de dehors. Il y aura les sirènes 
              et il faudra courir se cacher dans les abris. 
              Il y aura surtout les bombardements avec 
              leur bruit effrayant et les murs des maisons 
              qui tremblent. Et aussi l'apparition sur 
              toutes les hauteurs de canons appelés 
              D.C.A. (défense-contre-avions). Longtemps 
              après, la curiosité nous poussera 
              à aller voir la ville de Noisy-le-Sec. 
              Le bombardement avait été 
              tellement violent qu'à Reuil, à 
              soixante kilomètres de là, 
              les vitres avaient volé en éclats. 
              Noisy était sans gare, sans maisons, 
              pleines d'énormes trous, les rails 
              et les trains disloqués. Au fil des mois je comprendrais que ce 
              n'est plus comme avant, comme avant La Guerre, 
              quoi ! Mais pour le moment je suis heureuse, un 
              peu anxieuse cependant quand le fermier 
              me soulève et me dépose doucement 
              sur la banquette de la charrette. Il aide 
              Pierrette puis Mémé et Maman 
              car le marchepieds est très haut. 
              Le fermier prend les rênes, donne 
              un ordre au cheval et la carriole démarre 
              lentement sur les gravillons de la route. 
              Nous sommes un peu remués de droite 
              à gauche, un peu secoués en 
              hauteur. Je ne suis pas tranquille. Plus 
              le temps passe, plus je me détends 
              et je finis même par regarder les 
              talus qui défilent calmement au rythme 
              lent du cheval. Il fait beau. Le soleil 
              monte dans le ciel et Maman m'enfonce mon 
              bob blanc jusqu'aux oreilles pour me protéger. 
              La route monte et le cheval peine. Soudain, 
              du sommet de la colline, on aperçoit 
              la ville en contrebas. Le cheval accélère. 
              Que c'est amusant ! J'aurais aimé 
              que le voyage dure plus longtemps ! Le fermier 
              fait le tour de la place, arrête la 
              carriole non loin d'un bistrot, nous aide 
              à descendre et disparaît. Mémé 
              et Maman nous entraînent vers le marché. 
              Elles remplissent les paniers et les sacs 
              à provisions de légumes, de 
              fruits, de volailles, de lapins. Elles achètent 
              aussi des chaussons chauds pour toute la 
              famille en prévision du froid. Elles 
              voudraient du gros bois pour la cheminée, 
              mais il n'y en a plus. Elles en commandent 
              pour la semaine suivante. Elles jettent 
              un coup d'il rapide sur les marmites 
              et les tissus et se précipitent vers 
              la carriole. Elles ne veulent pas faire 
              attendre le fermier une minute de plus. 
              Nous patientons mais notre conducteur tarde. 
              Maman dit tout bas à Mémé 
              : Il fait le plein ! Mais quand il arrive, 
              il a les mains vides, il n'a rien acheté. 
              Ca veut dire quoi faire le plein ? Le fermier installe nos provisions, grimpe 
              sur son siège et oublie de nous aider 
              à monter. Nous nous hissons tant 
              bien que mal. Très vite, il sort 
              de la place et fonce sur la route à 
              toute allure. Le cheval ralentit en amorçant 
              la côte qui part de la ville vers 
              le sommet de la colline. L'homme n'est pas 
              de bonne humeur et gronde son cheval. Je 
              vois, il a fait le plein de mauvaise humeur. 
              Il ne desserre pas les dents jusqu'à 
              l'arrivée, dépose nos bagages 
              sur le bas-côté de la route, 
              exécute un demi-tour fou, frôle 
              le talus d'en face et risque de verser. 
              Tata Zabeth nous attend sur le seuil et 
              dit : Il est complètement ivre. J'ai 
              enfin compris : Il a fait le plein... de 
              vin. Les femmes rangent les provisions de la 
              semaine. Maman tire le banc, grimpe dessus, 
              attrape un paquet que lui tend Mémé. 
              Suspendu au plafond par des chaînettes 
              de métal, le garde-manger est une 
              grande boîte carrée ; toutes 
              les bordures sont en bois mais les côtés 
              recouverts d'un petit grillage laissent 
              voir l'intérieur. Maman referme la 
              petite porte en tournant la targette, redescend 
              du banc, se tord un peu la cheville et crie. 
              Mais ce n'est pas grave car elle court dans 
              la maison comme d'habitude. Pierrette et 
              moi devons faire la sieste car nous nous 
              sommes levées de bonne heure. Vers 
              quatre heures Tata nous secoue. Nous allons 
              à la ferme voir si on peut obtenir 
              du fromage et du beurre. Pour le lait il 
              n'y a jamais de problèmes. Quand 
              la fermière aperçoit ces quatre 
              jeunes enfants, timides, poussés 
              par leurs mères, elle "craque" 
              comme on dit maintenant. Elle ne nous laisse 
              pas le temps de regarder le gros coq et 
              les poules qui courent sans arrêt 
              en caquetant et en piquetant le sol. Elle 
              chasse les oies d'un coup de baguette ; 
              elles sont mauvaises, dit la fermière. 
              Elle nous entraîne vers l'étable 
              et donne un verre de lait tout frais trait 
              à chacun... Et vend moyennant beaucoup 
              de billets le beurre et le fromage désirés. 
              Nous avons de la nourriture pour une semaine 
              au moins. Mais où est le pain ? Bon 
              sang, en ville on a oublié de prendre 
              du pain, s'exclame Mémé, il 
              va falloir quémander chez les voisines. 
              Et se tournant vers Maman elle ajoute : 
              Tu ne pouvais pas y penser ! La riposte 
              ne se fait pas attendre : Et toi, t'en as 
              ramené du pain ? Et c'est parti ! 
              Elles se disputent tout le temps ces deux-là 
              ! (Inachevé 20/11/97) Brusquement, au cur de la nuit, un 
              tintamarre épouvantable nous réveille. 
              La pluie, la pluie de printemps, vient de 
              s'installer pour plusieurs jours. Mémé 
              nous l'avait dit mais on ne l'avait pas 
              cru. Comme la maison n'a pas servi depuis 
              plus d'un an et que Grand-Pépé 
              François à quatre-vingt-dix 
              ans se désintéressait de ces 
              choses-là, Mémé se 
              lève une lampe à la main et 
              inspecte murs, plafond, portes et fenêtres. 
              La maison tient bon, dit-elle. Assise, le 
              gros édredon serré contre 
              mon cou, je regarde les ombres amusantes 
              que la lampe-pigeon dessine au fur et à 
              mesure que Mémé se déplace. 
              C'est une petite lampe à pétrole 
              : le réservoir est en cuivre muni 
              d'une poignée. Une mèche de 
              coton plonge dans le réservoir et 
              peut monter ou descendre à l'aide 
              d'une petite roue crantée, selon 
              que tu veux beaucoup ou peu d'éclairage. 
              Un verre rond entoure la mèche et 
              renvoie la lumière. Soudain, on frappe à la porte et 
              on voit apparaître "Riquet à 
              la houppe", tu sais dans le livre d'images, 
              celui qui a ses cheveux dressés comme 
              une crête de coq. Je m'enfouis sous 
              l'édredon pour rire aux éclats. 
              L'Allemand, en tenue de nuit, une veste 
              sur les épaules, très courtois 
              vient demander si nous avons besoin d'aide. 
              Nous avons tellement l'habitude de le voir 
              impeccable ! Grand-Mère répond 
              sèchement" tout va bien merci 
              ". Et chacun repart se coucher et terminer 
              sa nuit. Au matin, le jour ne se lève 
              pas. La pluie, le brouillard enveloppent 
              tout. On devine le terre-plein devant la 
              maison, mais on ne distingue pas la route. 
              Il va falloir s'occuper jusqu'à l'heure 
              du coucher, ce n'est pas drôle, et 
              en plus il fait froid. Pierrette et moi 
              apprenons à faire du point de croix 
              sur de petits morceaux de tissu. Avec une 
              grosse aiguille et du fil rouge, nous nous 
              efforçons de broder nos initiales. 
              Ma cousine aime bien cette activité, 
              mais je trouve cela long et ennuyeux. Nous 
              n'avons pas de crayons de couleurs mais 
              de multiples crayons à papier et 
              de petits carnets traînent au fond 
              d'un tiroir. Nicole et Dédé 
              gribouillent, je veux dire dessinent sur 
              des morceaux de carton. La maison est calme, 
              tranquille car ici il n'y a même pas 
              de T.S.F.(téléphonie sans 
              fil autrement dit radio). De temps à 
              autre le bébé Jean-Pierre 
              pleure, c'est l'heure de la tété. 
              Cela nous donne un prétexte pour 
              bouger et regarder comment cela se passe. 
              Nicole réclame de téter aussi, 
              mais Tata Zabeth refuse et la petite fille 
              est triste. Dans cette atmosphère 
              douce et feutrée, la voix de Maman 
              nous fait sursauter. Elle tient son lourd 
              Dédé à bouts de bras 
              et nous le montre : éclats de rire 
              général. Dédé 
              a des moustaches violettes, des pommettes 
              violettes, des mains zébrées 
              de violet. Tout en dessinant le bon gros 
              gamin a léché le crayon. Cette 
              mine de crayon mouillée fait de l'encre 
              violette et des désastres familiaux. 
              La pluie incessante tambourine toujours, 
              et nous sommes obligés d'allumer 
              le plafonnier. En effet, bien qu'il y ait 
              l'électricité au village, 
              une grande lampe à pétrole 
              séjourne en permanence sur la table 
              à cause de nombreuses coupures de 
              courant aussi soudaines qu'imprévues. 
              L'abat-jour du plafonnier est très 
              amusant. Il est en verre blanc, je veux 
              dire peint en blanc, pas transparent, il 
              fait comme une assiette renversée 
              qui a de la dentelle autour. Ah ! J'ai trouvé, 
              cet abat-jour est blanc mais brillant. Il 
              brille comme mon joli collier de nacre que 
              je porte autour du cou. Et surtout, le grand 
              fil peut monter et descendre en passant 
              dans une sorte d'uf. Si j'avais le 
              droit de grimper sur la table, j'attraperais 
              le bout du fil et je jouerais bien à 
              ça toute la journée. Et il 
              pleut, il pleut sans arrêt et, comme 
              dit ma Tante, me voyant si désuvrée, 
              "celle-là elle ne sait pas quoi 
              faire de sa peau". Je regarde ma peau 
              et je me dis que c'est tout moi qui ne sais 
              pas quoi faire. Je m'ennuie, je suis triste 
              et vais regarder les étincelles qui 
              jaillissent des bûches humides. Je 
              suis réveillée par mon propre 
              ronflement : ce n'est pas de ma faute, il 
              paraît que j'ai des végétations. Et cette pluie violente, incessante, glaciale 
              dure huit jours sans discontinuer, jour 
              et nuit. Les trois femmes sortent à 
              tour de rôle pour les tâches 
              indispensables. Nous, les quatre cousins 
              restons à l'intérieur, accumulant 
              les bêtises. Nous courons dans la 
              maison, nous jouons à cache-cache 
              en se fourrant sous l'édredon, d'où 
              on se fait déloger avec une bonne 
              fessée. Cela ne nous empêche 
              pas de recommencer. On s'introduit aussi 
              dans le cagibi, la réserve de nourriture. 
              Je me glisse sous la table et Pierrette 
              qui me court après s'attrape le coin 
              de la table en plein front. Mémé 
              lui passe de l'arnica mais ma cousine garde 
              un magnifique uf de cane entre les 
              deux yeux. Malgré ses trois ans et 
              demi, Nicole découpe avec minutie 
              de petits bouts de papier qu'elle enfile 
              dans une vieille enveloppe jaunie. Dédé 
              caresse avec tendresse le chat tigré 
              de la voisine. Les femmes jettent cet intrus 
              à l'extérieur mais il revient 
              toujours. Alors puisqu'il n'est pas agressif, 
              elles abandonnent la partie. Mon petit frère 
              passe des heures avec cette bestiole, lui 
              parle doucement, le câline. Toute 
              son enfance Dédé sera l'ami 
              des animaux et le restera étant adulte. 
              On s'ennuie... Et puis, une après-midi, on a soudain 
              l'impression qu'il fait jour. La pluie se 
              calme. Nous restons plantés sur le 
              pas de la porte car nous ne sommes pas chaussés 
              pour attaquer le sol détrempé. 
              Au prochain marché je rapporte une 
              série de bottes, dit Maman. En petites 
              sandalettes, nous sommes quand même 
              autorisés à faire un pas à 
              l'extérieur pour contempler le magnifique 
              arc-en-ciel. Il est juste vers le trou de 
              la rivière, tout rond et rempli de 
              belles couleurs. Nous respirons fort, l'air 
              sent si bon dehors, nous sommes lassés 
              de la cheminée et de sa fumée. 
              Maman, je voudrais dessiner un arc-en-ciel, 
              tu me rapporteras des crayons de couleurs 
              ? Promis, me répond Maman. Des crayons, 
              des bottes et... du pain. Elle regarde Mémé 
              droit dans les yeux. Elle lui en veut encore, 
              quinze jours après leur oubli. Dans trois jours j'aurai des bottes. C'est 
              interminable trois jours, le sol est trempé 
              mais le ciel est tout ressuyé. Cette 
              attente est pire que l'obligation de rester 
              à l'intérieur quand il pleut. 
              J'aime un peu moins la Maison du Morvan 
              aujourd'hui, mais je l'aime encore bien 
              sûr. Une explosion de joie salue l'arrivée 
              de la charrette tirée par le cheval 
              blanc tacheté de gris. Le fermier 
              est détendu. Il aide Maman à 
              grimper à côté de lui. 
              Vivement qu'ils reviennent. La matinée 
              passe, mais ils ne reviennent toujours pas. 
              Cela fait dix fois, quinze fois que je me 
              glisse sur le seuil espérant entendre 
              le grincement de la charrette et le martèlement 
              des sabots du cheval. Un chien aboie, un 
              coq chante, mais de fermier point. Exaspérée 
              j'interroge Tata : Mais qu'est-ce qu'ils 
              font ? Dis-donc, c'est toi qui charge le 
              bois ? Répond Grand-Mère à 
              qui je n'ai rien demandé. Les voilà, les voilà, crie 
              soudain Pierrette. Ca c'est trop fort, depuis 
              le temps que je guette, j'ai loupé 
              l'arrivée. La charrette est pleine 
              à craquer. Maman ne descend pas tout 
              de suite Elle a des sacs entre les jambes 
              et sur les genoux. Le fermier la débarrasse 
              avant qu'elle ne puisse s'extirper de là. 
              Toute la partie arrière de la charrette 
              regorge de bûches de toutes tailles. 
              Le fermier et les trois femmes attaquent 
              le travail. Il faut vider la charrette, 
              grimper le raidillon, déposer les 
              bûches bien en ordre devant la maison, 
              redescendre et recommencer. Ca dure, ça 
              dure une éternité. Maman s'arrête 
              de décharger un moment et fouille 
              dans le grand cabas. Radieuse elle me tend 
              une magnifique boîte de crayons de 
              couleurs. Je fais une tête sinistre 
              et dis à peine merci. Maman s'étonne, 
              ne comprend pas. C'est bien ça que 
              tu voulais ? Alors je hurle : j'veux pas 
              de crayons, j'veux des bottes, j'veux sortir. 
              Jamais contente, dit Maman en me giflant 
              à toute volée. Je me réfugie 
              dans le cagibi pour pleurer : "J'ai 
              plus besoin de bottes, voilà" 
              et en disant cela je pleure de plus belle. Tandis que mon chagrin s'écoule 
              entre les murs étroits du placard, 
              Maman distribue à chacun un gentil 
              cadeau. Pierrette a les mêmes crayons 
              que moi, Nicole et Dédé deux 
              énormes crayons rouge et bleu. Maman 
              a aussi rapporté des albums à 
              colorier et des crayons à papier 
              pour tous. Je sors de mon refuge. Maman 
              tend un minuscule hochet à Bébé 
              Jean-Pierre mais Tata Zabeth dit qu'il vaut 
              mieux le savonner avant de le donner à 
              l'enfant. Maman proteste et fait remarquer 
              qu'il est soigneusement emballé. 
              Rien n'y fait. Tata frotte avec vigueur 
              le petit objet puis rassurée le donne 
              à son fils. Alors j'aperçois devant la fenêtre 
              une rangée de bottes en caoutchouc, 
              rouges et bleues, brillantes, superbes. 
              Je fais semblant de ne pas les voir, je 
              les ignore, je suis trop vexée de 
              la gifle que j'ai reçue. Et quand 
              les femmes décident que les gosses 
              doivent prendre l'air en attendant le repas 
              de midi, je dis que j'ai froid et je me 
              loge près de la cheminée. 
              Elle est franchement impossible, dit Maman. 
              Et moi je pense qu'elle ne comprend rien. 
              Et je reste muette, moi que mon Grand-Père 
              appelle ma petite pie chérie. Tiens 
              je voudrais bien le voir Pépé. 
              Il me manque. Et puis je n'y tiens plus. 
              Attirée par les cris de joie des 
              trois autres gamins qui se défoulent 
              de onze jours de séquestration, je 
              fonce tête baissée ramasser 
              les bottes restantes. Je me redresse. Vlan 
              ! Je me prends le coin de la fenêtre 
              en plein milieu du crâne. Je n'ai 
              pas trop mal, mais je hurle à la 
              vue du sang qui m'aveugle. Mémé 
              attirée par mes cris, rentre en trombe 
              dans la maison, m'attrape sous son bras 
              comme un balluchon, me penche sur la cuvette, 
              rince avec un gant de toilette et dit : 
              ne braille pas comme cela, c'est juste une 
              petite coupure. Elle m'assoit sur le banc 
              et ajoute : reste tranquille dans cinq minutes 
              il n'y paraîtra plus. Et elle repart 
              à la corvée de bois. J'attends 
              en regardant le balancier de la pendule, 
              saute du banc, jette le gant de toilette 
              dans la cuvette rougie et fonce rejoindre 
              la famille. Je suis heureuse... Nous courons, nous rions, nous poussons 
              des cris de joie, au grand étonnement 
              des voisins. Il faut dire que des vrais 
              gamins, il n'y en a plus beaucoup au village. 
              Il y a des vieilles personnes de cinquante 
              ans comme ma grand'mère ou de très 
              jeunes mamans qui ressemblent plutôt 
              à de grandes surs. Les quelques 
              gosses qui ont notre âge sont sérieux, 
              aident leurs parents, sont utiles et ne 
              jouent pas. En tout cas c'est formidable 
              d'être dehors et de se dépenser. 
              Cela nous donne une faim de loup. J'ai pourtant 
              l'impression que les femmes sont tout le 
              temps en train de faire à manger 
              tandis que nous attendons que cela vienne. 
              C'est une sensation nouvelle pour moi d'avoir 
              faim et d'être contente de venir à 
              table. L'après-midi passe vite, et 
              de nouveau nous devons aller à la 
              ferme pour le ravitaillement. La fermière 
              est de plus en plus gentille. Aujourd'hui 
              elle nous entraîne vers l'étable. 
              Bon, si c'est pour voir son fils qui sort 
              la paille qui empeste avec sa fourche, j'aime 
              mieux ne pas entrer. Je laisse la famille 
              traverser la cour et fais semblant de regarder 
              ailleurs. Ma mère qui voit tout, 
              m'attrape par un "abattis", je 
              veux dire par un bras et me force à 
              avancer. Nous voici dans l'étable 
              obscure. Nous faisons très attention 
              où nous mettons les pieds. Soudain 
              la fermière soulève Dédé 
              et lui montre quelque chose. Je veux voir 
              aussi. J'en oublie le caniveau et son odeur 
              et je me précipite coller mon nez 
              entre les lattes de bois. D'abord je ne 
              vois pas grand chose. Puis j'aperçois 
              une vache, une très grosse vache. 
              Et, couché sur la paille, un petit 
              veau à longues pattes, né 
              cette nuit. Il se soulève péniblement, 
              avance en titubant. La vache de son mufle 
              le pousse doucement vers ses mamelles. Il 
              s'y accroche et tête goulûment. 
              C'est le bébé Jean-Pierre 
              de la vache. Et puis il s'affaisse, épuisé 
              d'avoir tant bu. Je reste pour voir s'il 
              va encore se passer quelque chose. Maman 
              me tape gentiment sur l'épaule et 
              dit : Pour quelqu'un qui ne voulait pas 
              entrer, tu ne veux pas ressortir, je suppose. 
              Je pense : Si elle continue, je vais la 
              "bouffer" et je me précipite 
              dans la lumière sans rien dire. Est-ce possible que Maman ait été 
              un jour une petite fille ? Est-ce que Mémé 
              Caroline a vraiment été une 
              gamine ? Est-ce qu'elles n'ont jamais pensé 
              ou réfléchi sans l'aide des 
              grandes personnes ? Est-ce qu'elles étaient 
              toujours d'accord avec ce qu'on leur disait 
              de faire, sans réagir, sans se rebeller 
              ? Connaissant leurs caractères à 
              toutes deux, j'en doute. Alors, elles ont 
              tout oublié ! Et bien moi quand je 
              serai grande, il faudra que je fasse bien 
              attention avec ma fille. Je marche en fixant le bout de mes sandalettes 
              bleu-marine. Tiens, nous sommes déjà 
              arrivés devant la maison ! La voix 
              de Maman me fait sursauter : Tu es plus 
              bavarde d'ordinaire. Si elle savait ce que 
              je pense. Et la petite pie chérie 
              de Grand-père Arthur répond 
              sans rougir : Je pensais au petit veau. 
              Au fait, la fermière a dit : Le petit 
              veau de La Roussette. Voilà le nom 
              le plus idiot que je n'ai jamais entendu, 
              car dans ce village toutes les vaches sont 
              des roussettes. Il n'y a pas une vache blanche, 
              pas une noire, pas une à deux couleurs. 
              Enfin ! Les jours passent. Il fait beau et l'on 
              s'ennuie un peu. Un soir après le 
              dîner, les femmes mettent un grand 
              chaudron dans la cheminée. Mais puisqu'on 
              a mangé, qu'est-ce qu'on va en faire 
              de tous ces ufs ? Je regarde les bulles 
              qui se glissent entre les coquilles. Mémé 
              me dit : attention tu es trop près 
              du feu. Je recule un peu puis j'abandonne 
              les bulles, c'est trop long d'attendre. Le lendemain matin les femmes emballent 
              les ufs dans de vieux torchons. Des 
              "cannettes" de bière remplies 
              d'eau fraîche sont déjà 
              dans le panier. Une cannette, c'est une 
              petite bouteille avec un bouchon en porcelaine 
              qui serre très fort sur le goulot 
              par un ressort en fer. La surprise c'est 
              que l'on part tous en pique-nique dans la 
              petite forêt à quelques kilomètres 
              du village. Jean-Pierre est installé 
              dans un vieux landau prêté 
              par une voisine et en avant pour la promenade. 
              Cette petite route est à nous, complètement 
              à nous. Pas un villageois, pas un 
              Allemand, tous envolés, tous disparus. 
              Nous sommes devant nos mères à 
              courir et à gambader. Quand même, 
              il commence à faire chaud et nous 
              recherchons l'ombre. Nous ralentissons et 
              finissons par être à la traîne 
              derrière nos mères. Grand'mère 
              marche d'un bon pas, toujours le même, 
              et se retrouve bientôt seule en tête. 
              Elle s'arrête, prend Nicole d'une 
              main et Dédé de l'autre et 
              les entraîne. Maman porte le gros 
              panier. Tata Zabeth a les plus grandes difficultés 
              avec le vieux landau. La roue avant droite 
              n'a pas de capuchon, elle gigote sur son 
              axe, fait éjecter le bout de ficelle 
              qui doit la maintenir et s'échappe. 
              Arrêt pour réparation sommaire 
              : nouveau bout de ficelle, en espérant 
              que ça tienne quelque temps. Après 
              deux nouvelles réparations et une 
              nouvelle courbe de la route, nous apercevons 
              enfin le petit bois. Du même coup, 
              nous entendons des voix rauques, des coups 
              de sifflets, des bruits de machines, des 
              craquements d'arbres qui s'affaissent. Nous 
              pensons d'abord à des bûcherons. 
              Mais plus on s'approche, plus ces voix sont 
              hargneuses, terribles, scandées ; 
              ce sont des sons rauques, des ordres en 
              allemand, incisifs et coupants. Nous sommes 
              figés sur le bas-côté 
              de la route. Nous venons de prendre contact 
              avec l'ennemi tel que Mémé 
              nous l'avait décrit. Un gradé 
              à casquette débouche soudain 
              dans notre espace et nous hurle en allemand 
              : Interdit, interdit. Et nous fait signe 
              de faire demi- tour. Bouleversés, 
              fatigués, nous rebroussons chemin. 
              On se traîne assez loin pour ne plus 
              rien voir ni rien n'entendre et on s'affale 
              à l'ombre, sur l'herbe du talus. 
              Les ufs durs ne nous semblent pas 
              trop bourratifs, le jambon de pays non plus. 
              Maman sort des verres et distribue l'eau 
              fraîche. Nous boudons le fromage et 
              les pommes. Allongée sur le dos, 
              je regarde les petites feuilles s'agiter 
              puis perds la notion du temps ; je crois 
              bien que j'aie dû m'assoupir. Longtemps 
              après nous regagnons la maison, drôle 
              de pique-nique. Quand nous sommes tous rentrés, 
              Mémé referme la porte avec 
              énergie. Mais, pourquoi ? Il fait 
              si beau ! Alors à voix basses les 
              trois femmes laissent exploser leur colère 
              : "Les voisines, la fermière, 
              le maire, tout le monde savait que les Allemands 
              installaient du matériel de guerre 
              sur les terrains de la commune et personne 
              ne nous a rien dit. Celle qui nous a prêté 
              le landau savait où nous allions 
              et nous a laissé faire avec nos cinq 
              gosses". Grand'mère que je n'ai 
              jamais vu pleurer, va fondre en larmes, 
              c'est sûr. Elle se reprend et dit 
              d'une voix éteinte : "Je me 
              croyais encore une fille du pays"... 
              Puis se tournant vers Tata Zabeth et reprenant 
              toute son assurance : "Dis, tu le changes 
              quand ton gosse ?" N'empêche 
              qu'à partir de ce jour nous n'avons 
              plus rien emprunté aux voisines et 
              juste un bonjour du bout des lèvres. Maintenant nos promenades partent à 
              l'opposé du bois, nous allons vers 
              les champs et les cultures, nous ramenons 
              d'énormes bouquets de marguerites 
              que nous déposons dans les seaux 
              à eau car nous n'avons pas trouvé 
              de vase. Il y a bien de grands bocaux pour 
              les conserves, mais c'est nettement trop 
              petit. Que la maison est jolie avec toutes 
              ces fleurs ! Nous sommes si heureux dans 
              cette maison. On manque un peu de jouets, 
              mais au fil des semaines Maman ramène 
              du marché un minuscule ballon en 
              caoutchouc multicolore, une corde à 
              sauter, deux petites voitures, des découpages, 
              des perles et surtout du papier pour dessiner. 
              Cette semaine elle a réussi à 
              persuader le marchand de couleurs de lui 
              vendre une grande feuille de papier Krafft 
              alors qu'il s'y refusait obstinément. 
              Rentrée à la maison, elle 
              a taillé cette feuille en carrés 
              à l'aide du couteau à découper 
              le jambon, a distribué un morceau 
              à chacun, et a dit de ne pas gâcher 
              car elle n'est pas sûre d'en obtenir 
              la semaine prochaine. Nous les grandes de 
              plus de cinq ans, on comprend. Nicole espère 
              une poupée mais Maman n'en a pas 
              encore trouvé. Il fait de plus en plus chaud et les femmes 
              ont décidé que nous irions 
              faire trempette dans l'Yonne cet après-midi. 
              Nous emporterons aussi le goûter. 
              Nous devenons de plus en plus hardis et 
              nous descendons le raidillon avec de plus 
              en plus d'assurance. On joue, on court, 
              on crie, on se trempe un doigt de pied parce 
              qu'on est venu pour ça, on se sauve 
              en hurlant parce que l'eau est glaciale, 
              on se laisse tomber sur les serviettes de 
              toilette et on dévore les tartines 
              de compote. La remontée est toujours 
              aussi difficile. De la route nous apercevons 
              la voisine qui s'agite devant notre maison. 
              "Qu'est-ce qu'elle veut encore celle-là 
              ?"dit grand'mère. Nous nous 
              précipitons. Elle crie en agitant 
              la main " Caroline, une lettre de votre 
              mari !"Quel culot, dit Grand'mère, 
              elle a même regardé d'où 
              elle vient !" Grand'mère pénètre 
              dans la maison avant d'ouvrir soigneusement 
              l'enveloppe avec un couteau. Nous nous agglutinons 
              à elle comme les mouches sur le papier 
              collant pendu au plafond par une punaise. 
              "Votre grand-père arrive" 
              dit-elle. Maman file à toute allure à 
              la ferme pour acheter un gros lapin ou un 
              vieux coq ou des poulets, ce que la fermière 
              voudra bien céder. Elle tarde à 
              venir et cela nous inquiète un peu. 
              Finalement elle revient triomphante avec 
              un panier de jardin : un lapin recouvert 
              d'un torchon propre y trône sur un 
              grand plat. Dans un bol, en équilibre, 
              le sang du lapin mélangé à 
              du vinaigre. Il y a aussi la carcasse, les 
              abats, les ailerons d'une dinde pour faire 
              un ragoût. C'est la fête. Toute la journée Grand'Mère 
              s'agite, bougonne. De temps à autre 
              elle murmure : J'vais lui dire, j'vais lui 
              dire. Grand'Mère qui parle toute 
              seule comme les vieilles décrépites 
              du village, cela me chagrine. Et puis, elle 
              va dire quoi et à qui ? Chaque soir 
              quand l'Allemand arrive en disant : Bonsoir 
              Mesdames, Grand'Mère fait semblant 
              de ne pas le voir. Mais ce soir, la voilà 
              qui se précipite dès qu'elle 
              entend ses pas, sort la lettre de la poche 
              de son tablier, se hausse sur la pointe 
              des pieds et tenant la lettre à bout 
              de bras, la fourre sous le nez de notre 
              hôte forcé. Il est tellement 
              plus grand qu'elle ! Elle crie presque "Mon 
              Mari arrive ! Mon Mari arrive !" Lui, 
              imperturbable, fait un signe de tête 
              et dit "Compliments, Madame". 
              Et il disparaît dans sa chambre. J'ai 
              à peine le temps de penser : en voilà 
              une curieuse façon de parler, que 
              Grand'Mère se déchaîne, 
              furieuse. "On ne va pas s'entasser 
              comme des lapins tandis que l'Autre va se 
              prélasser dans la grande chambre". 
              Maman et Tata Zabeth se ruent sur Mémé 
              pour lui imposer silence. "Tu vas nous 
              faire avoir des ennuis avec tes hurlements" 
              dit l'une. "Ca s'est bien passé 
              jusqu'à présent, dit l'autre, 
              il faut que cela continue." Grand'Mère 
              éclate de nouveau, mais soudain l'Allemand 
              réapparaît, toujours impeccable 
              dans son costume civil. Nous sommes muets, 
              mais lui, se tenant respectueusement devant 
              Mémé dit d'une voix ferme 
              : "Ne craignez rien, Madame, dès 
              demain matin je prendrais mes dispositions 
              pour que l'Etat-Major me trouve un autre 
              logement. Bonsoir". Cette fois Grand'Mère 
              s'avoue vaincue, et pas par les armes. La 
              joie éclate, les femmes s'embrassent. 
              Mais moi je me demande ce que l'Allemand 
              va emporter. Il a dit : mes dis-po-si-tions. 
              Je ne lâche pas Maman tant qu'elle 
              ne m'a pas expliqué ce mot. Elle 
              me rabroue en disant : "Il va partir 
              et il n'emportera rien de notre maison." 
              Alors, je suis contente moi aussi. Le lendemain 
              matin le soldat dit : "J'envoie mon 
              ordonnance chercher mes affaires, il emportera 
              également les draps et vous les rapportera 
              dès que possible. Adieu." Je 
              suis triste de le voir partir, je m'étais 
              habituée à sa présence, 
              mais je ne le dis pas à cause des 
              grandes personnes. A peine l'Occupant sorti, 
              Mémé pénètre 
              dans la chambre et nettoie rageusement comme 
              s'il avait attrapé la rougeole. En 
              fin de matinée, l'ordonnance arrive 
              et fait disparaître toute trace de 
              son supérieur. Mémé 
              prépare de l'encaustique avec de 
              la cire et une sorte d'essence. Elle astique 
              les meubles et les fait reluire. En quelques 
              instants plus de poussière non plus 
              sur le sol dallé. Elle refait le 
              lit, aplatit l'édredon avec le manche 
              à balai et satisfaite, ressort. Vite, 
              Pépé, arrive !  Vu le temps que la lettre a mis, Pépé 
              débarque deux jours plus tard, un 
              peu poussiéreux mais toujours aussi 
              vif et gai. J'aime sa moustache grise en 
              guidon de vélo de course et je réclame 
              une double ration de bisous. Je l'adore 
              mon Grand-père. Pépé 
              dit avec un air malicieux : "La maison 
              de Jouarre est nette, je n'ai rien laissé 
              traîner ; enfin, c'est presque aussi 
              bien que votre rangement, mesdames". 
              Et il rit Pépé, heureux de 
              nous avoir retrouvés, heureux de 
              nous taquiner. Pour nous c'est la joie. Dès le lendemain, il creuse une 
              rainure au milieu du terre-plein, ce qui 
              met les femmes en fureur. "Voilà 
              une source d'eau stagnante, de chutes, de 
              plaies et de pleurs" dit Grand'mère 
              exaspérée. "Vous allez 
              voir ce que vous allez voir" répond 
              Pépé. Il examine attentivement 
              le tas de bois, prend la plus grosse bûche 
              qu'il peut trouver et la roule dans la rainure. 
              Il plante quelques morceaux de bois autour 
              de la bûche, vérifie qu'elle 
              ne bouge plus et file derrière la 
              maison. Il bavarde longtemps avec les voisins 
              et revient avec une longue planche bien 
              lisse qu'il pose en travers de la bûche. 
              Il fait semblant de s'asseoir à l'extrémité 
              de la planche et dit "qui grimpe à 
              l'autre bout ?" "Moi" répondent 
              quatre voix. Il nous installe et retourne 
              à l'autre bout. C'est la plus merveilleuse 
              balançoire qui existe ! Personne 
              n'a idée de descendre. Mais soudain 
              Pépé arrête le jeu, 
              regarde sa montre et dit "A table". 
              Il se dirige vers la salle mais on entend 
              la voix de Mémé qui l'apostrophe 
              vertement : "Ce n'est pas près 
              d'être cuit, tu crois que c'est facile 
              de faire un civet dans une cheminée, 
              ou ça brûle ou ça ne 
              cuit pas, et tu sais bien que cette sauce 
              ne doit pas bouillir. Il a fallu faire cuire 
              les pommes de terre à l'eau d'abord. 
              Tu te crois encore à la maison." 
              Pépé est sidéré, 
              jamais au grand jamais Mémé 
              n'a élevé la voix quant à 
              l'heure des repas. Depuis leur mariage, 
              il y a très longtemps, ils sont passés 
              à table à midi juste et à 
              sept heures tapantes. Deux années 
              plus tard Pépé racontera à 
              Tonton Pierre que cela ne vaut rien de donner 
              trop de liberté aux femmes, qu'elles 
              n'en font qu'à leur tête, et 
              qu'elles ne respectent même plus l'heure 
              des repas. Il n'a jamais digéré 
              ce merveilleux civet avalé à 
              deux heures de l'après-midi. Et pourtant 
              c'était si bon : Mémé 
              m'a donné mon morceau préféré, 
              l'omoplate, avec trois petites pommes de 
              terre rondes et cette sauce brune si parfumée, 
              un délice ! Le plus dur ça 
              été de finir le pain resté 
              à côté de mon assiette. 
              Maman sans rien dire a versé un peu 
              de sauce dans mon assiette et j'ai fini 
              le pain. Ouf ! Plus faim ! Des heurts, il y en aura souvent. Depuis 
              quelques mois les trois femmes se sont organisées. 
              Avant l'arrivée de Pépé, 
              elles se chipouillaient entre elles mais 
              jamais très gravement. Maintenant 
              on sent que le feu couve. Pépé 
              veut retrouver son autorité à 
              part entière, les femmes font front 
              commun. Pépé est saisi de 
              voir que ses filles ne lui obéissent 
              plus, qu'elles osent émettre des 
              opinions contraires à ses dires. 
              A l'abri des oreilles et des regards indiscrets, 
              la maison en entend, des voix coléreuses. 
              Nous restons dehors loin des grandes personnes 
              qui se disputent. Dommage on les aime tous 
              ! (Inachevé le 08-04-98 et repris 
              le 20-10-99) Le printemps s'écoule lentement, 
              sans fait notable. Le soleil qui réapparaît 
              entre deux violentes ondées, sèche 
              l'herbe des talus. Nos petites bottes s'agitent 
              et s'enhardissent à traverser la 
              rue. Un jour Pierrette et moi décidons 
              d'aller seules à la ferme. On joue 
              puis on s'éclipse. On file, on file 
              le plus vite possible. La ferme est en vue. 
              C'est merveilleux ! Soudain des éclats 
              de voix et des pas précipités 
              nous arrêtent dans notre élan. 
              Mémé et Maman nous rattrapent 
              et d'un même élan nous saisissent 
              par un bras, nous faisant faire demi-tour 
              comme une toupie. Elles nous font courir 
              jusqu'à la maison et referment la 
              porte avec énergie. La raclée 
              que nous avons reçue ! Nos fesses 
              nous en ont brûlé jusqu'au 
              lendemain matin. De leurs cris qui scandaient 
              leurs coups je n'ai retenu que " Les 
              Boches, la Guerre, le Danger, pas de Cervelle". 
              Quand on n'a pas six ans et qu'on veut aller 
              voir les poules, est-ce qu'on pense à 
              toutes ces choses-là ! Et tout doucement arrive l'été. 
              Et avec lui un soleil ardent, dense, insupportable 
              qui vous tombe sur la tête dès 
              que l'on franchit le seuil. La lumière 
              est trop vive, la chaleur étouffante, 
              du réveil au coucher. Nous nous calfeutrons 
              dans la fraîcheur de la maison. La 
              porte de bois reste fermée et quand 
              nous l'ouvrons par nécessité 
              une bouffée d'air brûlant s'engouffre. 
              Il y a toujours une main pour repousser 
              rapidement le battant derrière l'individu 
              sortant. Les volets mi-clos laissent passer 
              juste assez de lumière pour s'occuper 
              sans difficulté. Oui, mais à 
              quoi s'occuper sinon à "faire 
              l'andouille" comme dit ma Grand'mère. 
              Nous accumulons les bêtises, forcément. 
              Nous sommes trop nombreux dans une seule 
              pièce. Et l'on entend : "Ote-toi 
              de mes jambes tu vas me faire tomber avec 
              le bébé, garez-vous la marmite 
              est brûlante, groupez-moi ces crayons 
              de couleur que j'aie une place pour éplucher 
              les légumes." Les grandes personnes 
              sont incroyables ! La table est immense, 
              elle n'a qu'à se mettre à 
              l'autre bout puisque j'étais-là 
              la première. Ma mère veut 
              que je me réduise en Petit Poucet 
              ou quoi ? Il faudrait savoir, en général 
              elle se plaint qu'à bientôt 
              six ans j'en parais quatre et aujourd'hui 
              je la gêne partout où je me 
              trouve dirige. Je ne dis rien, je ramasse 
              mon "bazar", me glisse sous la 
              table, bien au milieu pour ne gêner 
              les pieds de personne. J'explose de colère 
              silencieuse en gribouillant rageusement 
              une page de mon album à colorier. 
              Et quand on veut jouer à chat en 
              courant partout, on nous assoit de force 
              sur le banc. Cinq minutes de tranquillité, 
              annonce Mémé. Mais après, 
              qu'est-ce qu'on va bien pouvoir faire ? 
              J'en ai assez du dessin, des perles et du 
              point de croix. Ah ! Si seulement je savais 
              lire. Je reconnais déjà les 
              lettres et certains mots. "Maman, Maman, 
              apprends-moi à lire !". Réplique 
              de ma Mère qui détache chaque 
              mot : "apprends-moi à lire, 
              s'il te plaît". Et c'est ainsi 
              que j'ai commencé l'apprentissage 
              de la lecture par une après-midi 
              torride d'été dans le Morvan. 
              C'était facile, mais facile... et 
              j'étais si heureuse. Maman a toujours 
              prétendu que je savais pratiquement 
              lire à force de jouer avec le gros 
              dictionnaire rose. Ce qui est sûr 
              c'est que de retour à Villemomble 
              je lisais couramment et pouvais affronter 
              la Onzième (C.P.) en avance sur les 
              autres. Bon, en voilà au moins une de calmée, 
              souffle Maman à sa sur. Je 
              fais semblant de n'avoir pas entendu et 
              fixe le livre d'images qui s'étale 
              devant moi. Pierrette est plus accommodante 
              que moi et ne paraît pas souffrir 
              des remontrances permanentes, mais après 
              tout je n'en sais rien. Les petits, assis 
              par terre dans un coin, jouent avec des 
              cubes en bois un peu défraîchis 
              que Maman a trouvé au Fourre-tout 
              du marché. Ils sont vraiment très 
              sages et composent les différentes 
              images avec l'aide occasionnelle de Tata. 
              Le calme semble s'installer dans la maison. 
              Seul le bruit du marteau résonne 
              de temps à autre : Pépé 
              fait quelques réparations provisoires 
              mais urgentes. Il fait de plus en plus chaud 
              et nous buvons beaucoup d'eau fraîche. Soudain, des grondements sourds, des roulements 
              s'enflent puis s'atténuent, suivis 
              par d'autres grondements plus sonores encore 
              et par des roulements assourdissants. Il 
              fait de plus en plus sombre. Mémé, 
              si économe, ferme complètement 
              les volets et allume la lampe à pétrole. 
              Chacun arrête toute activité 
              et s'étonne. La lumière en 
              pleine journée ! Curieux ! Elle clôt 
              aussi les fenêtres et nous rassemble 
              autour de la table. Soudain un craquement 
              violent fait vibrer la maison, suivi immédiatement 
              d'un éclair qui filtre à travers 
              les interstices des volets. Nous sursautons, 
              effrayés. Le vacarme et les éclairs 
              se succèdent. Le tumulte augmente 
              encore quand la pluie sauvage se met à 
              marteler la toiture. Rien de tel pour nous 
              rendre sages et dociles. Seul, le Bébé 
              Jean-Pierre, réveillé en sursaut 
              hurle à pleins poumons. Tata le prend 
              et le fait téter... A peine le rôt 
              fait, il se rendort dans les bras de sa 
              maman. Nous sommes figés, terrorisés. 
              Je regarde Maman, mais elle n'a pas l'air 
              rassurée non plus. Dédé, 
              debout, s'est réfugié dans 
              ses jupes et a posé la tête 
              sur ses genoux. Pépé s'assoit 
              près de la cheminée et regarde 
              les cendres encore rougeoyantes du repas 
              de midi. Mémé qui à 
              l'ordinaire fait semblant d'obéir 
              à Pépé tout en faisant 
              rigoureusement ce qu'elle veut, apostrophe 
              son mari : "Arthur ne reste pas près 
              de ce conduit et vient avec nous". 
              Et Pépé docile se glisse sur 
              le banc en bout de table. Bien que morte 
              de frousse, je suis sidérée. 
              Il faut dire que sa Caroline lui a maintes 
              fois conté la foudre qui tombe et 
              qui tue. D'un geste du menton, elle me fait 
              signe et désigne le vieux bouquet 
              de buis poussiéreux suspendu au-dessus 
              de la porte. Elle dit : "Tu comprends 
              ? " Et moi, suppliante, j'implore : 
              "Mémé, s'il te plaît, 
              jette un rameau dans la cheminée". L'orage dure et s'éternise et se 
              prolonge encore. Il est là, juste 
              au-dessus de nous, il est sur le clocher, 
              sur le village tout entier, sur la rivière. 
              Il nous enveloppe. Les éclairs succèdent 
              aux éclairs. Le tonnerre gronde et 
              roule sans discontinuer. L'après-midi 
              s'écoule et nul ne bouge, figé 
              sur place. Personne ne songe à préparer 
              le dîner. D'ailleurs, qui pourrait 
              avaler quelque chose ? Je n'ose à 
              peine avaler ma salive tant je suis terrorisée. 
              Soudain, la petite voix étouffée 
              de Dédé murmure "Vite, 
              Maman, pipi" Maman relève le 
              gamin toujours couché sur ses genoux, 
              le met debout et les voilà qui courent 
              vers le seau hygiénique réservé 
              pour la nuit. Trop tard ! Pépé 
              regarde la pendule indiquant sept heures, 
              mais ne dit rien. Mémé se 
              décide à bouger, met quelques 
              brindilles dans la cheminée, ajoute 
              trois bûchettes et se tournant vers 
              nous déclare : "Ce soir, soupe 
              au lait froide et sucrée, omelette 
              aux fines herbes, fromages. J'aime bien 
              cette soupe-là ; tu glisses de petits 
              bouts de pain dur dans le liquide, tu laisses 
              ramollir, c'est délicieux. Il fait 
              nuit noire quand enfin l'orage s'éloigne. 
              Nous avalons tout goulûment et nous 
              allons nous coucher, épuisés, 
              laissant les adultes bavarder. La porte et les volets grand'ouverts laissent 
              pénétrer un soleil doux et 
              joyeux. L'air exhale une bonne odeur d'herbe 
              humide qui achève de sécher. 
              Je bondis de joie dès le réveil. 
              Comment un tel changement de temps est-il 
              possible ? Le petit déjeuner est 
              vite expédié. A nouveau le 
              terre-plein, martelé de nos cavalcades, 
              retrouve nos cris de sauvages déchaînés. 
              Seules les planches de la balançoire 
              gorgées d'eau rappellent le déluge 
              de la veille. Ce temps agréable dure 
              quelques jours. Progressivement la température 
              augmente et devient à nouveau insupportable. 
              A peine une semaine s'est-elle écoulée 
              qu'un nouvel orage nous tombe dessus en 
              fin de matinée, sans prévenir, 
              sec, violent, effrayant. Il ne s'estompera 
              qu'au milieu de la nuit... à moins 
              que je me sois endormie avant qu'il ne s'éloigne 
              ! Tout le mois est terrible. Nous ne descendons 
              plus à la rivière, nous restons 
              enfermés. C'est intenable. Depuis plusieurs jours déjà 
              les grandes personnes discutent mais ne 
              sont pas du même avis : rester ? Retourner 
              à Jouarre ? De toutes façons 
              les Allemands sont partout, alors... Et 
              puis ce matin, elles se mettent d'accord 
              : autant repartir. Partir, ah non ! Je file 
              dehors malgré la température 
              excessive. Je me cache à l'ombre, 
              je pleure à gros sanglots sans pouvoir 
              me retenir. Je suis malade de chagrin. Je 
              ne veux pas la quitter cette maison, je 
              l'aime moi, cette maison. Si je pars, je 
              sais que je ne la reverrai jamais. Je suis 
              inconsolable. Au bout d'un temps infini 
              je me décide à rentrer, mais 
              les adultes préoccupés discutent 
              encore : maintenant que les "Boches 
              " sont partout, y a-t-il encore des 
              moyens de transport ? se demande Mémé. 
              Je refuse de voyager avec mes trois gamins 
              dans les conditions atroces de l'aller, 
              dit Tata. Renseignons-nous, dit Maman. Je 
              m'en charge, conclut Pépé. 
              Pendant une bonne semaine, il va aux nouvelles, 
              part en ville avec le fermier, rentre même 
              au bistrot discuter avec les gens. Quelques 
              longues journées s'écoulent 
              encore. Aujourd'hui, l'heure du dîner 
              est passée depuis longtemps, les 
              femmes ont fini par nous faire manger, mais 
              Pépé n'est toujours pas revenu. 
              La nuit est tombée quand il arrive 
              enfin. "Ca va, dit-il, nous pouvons 
              attraper un train omnibus dimanche soir." 
              Il est content, Pépé. Content 
              de lui, oui, mais je le connais bien, il 
              est surtout heureux de retrouver son jardin, 
              son grand tablier bleu, son chapeau et sa 
              bêche. A table, dit-il de bonne humeur. 
              Les femmes nous mettent au lit avec un bisou 
              distrait et rejoignent Pépé 
              qui est déjà assis et qui 
              attend que le dîner soit servi. Et 
              ils parlent, ils parlent si fort que je 
              ne peux pas dormir. De toute façon 
              je ne veux pas dormir puisque je veux tout 
              savoir. En fait, je ne saurai rien du tout 
              car je m'endors immédiatement. Je suis réveillée par la 
              voix de Maman. J'entends : "Nous sommes 
              mardi, nous avons cinq jours pour tout préparer, 
              c'est amplement suffisant." On nous 
              octroie un coin bien délimité. 
              Nos jouets y sont déjà. Cela 
              me fait penser à la cour de la ferme. 
              Quand les poussins naissent, la fermière 
              pose dans la cour un grand grillage rond, 
              puis elle installe la poule et ses petits. 
              Bon ! Nous ne sommes pas derrière 
              une clôture, bien sûr. N'empêche 
              que nous sommes parqués... Et la 
              première chose qu'on a envie de faire 
              c'est de sortir des limites. C'est bien 
              plus drôle de désobéir, 
              sans être vu, que de rester docilement 
              dans notre coin. Un nouveau jeu dont on 
              ne se prive pas et qui nous vaut de temps 
              à autre un énergique rappel 
              à l'ordre. On fait semblant d'obéir 
              au moins cinq bonnes minutes... Et on recommence. 
              Maintenant, les femmes s'affairent tellement 
              qu'elles finissent par ne plus jeter un 
              il sur nous. Du coup on se met à 
              jouer, pour de vrai. Elles posent tous nos vêtements sur 
              la table, font des tas, les défont. 
              Elles mettent en bout de table toutes les 
              affaires usagées ou trop petites. 
              Ils ont tellement grandi et forci en quelques 
              mois, dit Tata, je ne vais pas me charger 
              inutilement. Par contre les sandalettes 
              écorchées du bout repartent, 
              parce qu'on ne sait jamais, si on n'en trouve 
              plus. Et s'il y a de la place, on ajoutera 
              quelques jouets. Pour leurs affaires, rien 
              de changé : à l'aller comme 
              au retour, elles gardent tout, plus quelques 
              bricoles achetées au marché. 
              Pépé est venu avec un si petit 
              bagage qu'il n'a pas besoin de s'y prendre 
              à l'avance. Mémé s'arrange 
              avec la voisine de derrière. C'est 
              entendu, elle lavera et repassera les draps, 
              les taies, les serviettes de toilette et 
              les torchons... moyennant finances. En rentrant 
              Mémé murmure à Pépé 
              : Elle n'y va pas avec le dos de la cuillère, 
              la voisine. Drôles de mots ! Pépé 
              assure que c'est de loin la meilleure solution 
              pour vivre normalement jusqu'au moment de 
              lui déposer la clef. A nouveau je 
              pleure sans raison avouée, je ne 
              veux pas qu'on la rende cette clef, je veux 
              rester ici. Pépé me soulève, 
              me prend dans ses bras et je dis le plus 
              fort possible en me tournant vers Maman 
              : "Je me suis tordu la cheville." 
              "Quelle douillette cette gamine ! " 
              s'exclame Maman. Pépé me regarde 
              sans rien dire puis il me souffle : "Tu 
              vas retrouver la Maison de Jouarre, ne pleure 
              plus, on reviendra ici après la guerre. Nous sommes prêts. Mémé 
              a arrêté le balancier de la 
              pendule, a mis des vieux draps partout. 
              Nous allons déposer la clef, c'est 
              fini. Je sais qu'on ne reviendra jamais 
              et j'inonde la collerette de ma robe de 
              grosses larmes. Du retour, je ne me souviens de rien, preuve 
              que cela s'est effectué sans incident 
              ou preuve que ma tête a toujours refusé 
              ce retour ? Pépé n'a pu tenir 
              sa promesse de me ramener vers La Maison 
              du Morvan parce qu'il est décédé 
              quelques jours avant La Libération. Après notre départ, des réfugiés 
              du Nord sont arrivés en masse. Le 
              maire a réquisitionné notre 
              maison. Les squatters venus les mains vides, 
              sont repartis chez eux embarquant tout le 
              contenu de la maison sous l'il des 
              villageois qui ont laissé faire. 
              Certains ont même prêté 
              des charrettes à bras pour faciliter 
              le déménagement. La sur de Mémé, la 
              Grand'Tante Marie, dite aussi Marraine, 
              s'est toujours opposée à la 
              vente de la maison de ses parents. Personne 
              n'allait jamais dans "ce trou perdu", 
              surtout pas elle. Au fil des ans, sans aucun 
              entretien, des fissures se sont formées, 
              la toiture a laissé filtrer l'eau. 
              Et puis un jour, le maire du village a écrit 
              que cette bâtisse surplombant la route 
              était menaçante et dangereuse. 
              En 1958, alors que je gagnais 40000f par 
              mois comme jeune institutrice débutante, 
              la maison, la Maison du Morvan, a été 
              bradée pour 56000f.Ce séjour est l'un de mes plus merveilleux 
              souvenirs, un vrai coup de foudre d'une 
              petite fille pour une maison. 
 Montpellier, le 27 octobre 
          1999 |