La fuite devant l'arrivée des Allemands
sur le territoire français, "l'exode",
nous a conduits dans un minuscule hameau
du Morvan, appelé Thaveneau... C'est
là que Mémé Caroline
avait passé toute son enfance.
C'est le printemps, mais les journées
sont déjà longues et belles.
Par la porte ouverte un agréable
soleil couchant pénètre et
éclaire la pièce. Il y a dix-sept
mois que Grand-Pépé François
a été enterré au cimetière
du village, mais la maison est aussi belle
et agréable que s'il était
parti faire une courte promenade digestive
après le repas. Une longue table
et des bancs coupent la salle. Des chaises
paillées occupent un coin. L'horloge
à balancier sonne toutes les demi-heures.
La maie, un grand coffre en bois très
ouvragé, brille sous la lumière
du jour déclinant et attend que l'on
y pétrisse le pain. La grande armoire
qui va jusqu'au plafond fait admirer ses
portes sculptées et devient brun-rosé.
Cette armoire ouverte, on aperçoit
des planches ornées d'une bordure
de dentelle et du linge à ne plus
savoir qu'en faire : des gros draps de toile
écrue qui vous râpent les fesses,
des taies de polochon aux initiales de la
Grand-Mémé, des taies d'oreiller
vastes comme des nappes et des serviettes
de tables si grandes qu'elles servent de
draps de berceau à Jean-Pierre. La
cheminée flambe avec ardeur car malgré
la chaleur extérieure, c'est notre
seule possibilité de faire cuire
à manger. Au fond de la pièce
un grand lit à alcôve recouvert
d'un énorme édredon d'un rouge
un peu fané attend notre sommeil.
Il y a d'autres pièces derrière
et une petite chambre glaciale à
l'étage. Dans l'ombre, près
de l'entrée un bel évier de
pierre permet de faire la vaisselle et d'évacuer
les eaux sales. Deux fenêtres, ce
qui est exceptionnel dans ce village, donnent
une grande luminosité à la
pièce. La porte est un solide panneau
de bois plein. A l'intérieur de la
pièce, au-dessus de la porte, un
énorme bouquet de buis, fané,
poussiéreux qu'il faudrait bien jeter.
Non, me dit Mémé Caroline,
mes vieux pensaient que ce buis bénit
le Jour des Rameaux protège la maison
et ses habitants de la foudre. Ici, l'orage
est violent, tu verras !
Mais ce soir je ne pense pas à l'orage.
J'ai presque cinq ans et je suis heureuse,
incroyablement heureuse. Impossible d'expliquer
pourquoi j'ai l'agréable sensation
d'avoir été adoptée
par La Maison. Un peu comme si, elle et
moi, on se connaissait depuis toujours.
Et pourtant je ne suis jamais venue là.
Mon arrière-grand-père François
est venu à mon baptême à
La Ferté. Je ne me souviens pas que
mes parents m'aient emmenée à
Thaveneau étant bébé.
Bon, je ne cherche plus. En tous cas entre
elle et moi c'est le coup de foudre.
Dans ma joie, je prends mon élan
depuis la porte et je me jette à
plat ventre sur le gros édredon.
La réplique ne se fait pas attendre
: "Ici, comme ailleurs, les chambres
sont interdites en dehors des heures de
nuit, et ce n'est pas parce que les lits
sont dans la salle qu'on doit tout se permettre"
La règle n'a pas changé, la
tape sur les fesses non plus.
Alors commence une vraie vie de bonheur.
Mémé Caroline nous fait parcourir
le village et nous présente à
chacun. Malgré nos bouilles pâlottes
de citadins nous sommes bien accueillis.
Je trouve que les gens sont un peu rouges
mais Maman m'explique que le grand air hâle
les visages. Un après-midi nous dégringolons
comme des fous la sente qui débouche
sur la rivière. Alors là,
la surprise est de taille. Mais qu'est-ce
qu'elle a donc à s'agiter comme ça
?
Je connais la Seine. Quand on va à
Paris faire des achats à la Samaritaine,
on se promène sur les berges sans
déranger les pêcheurs. Ensuite
on se poste sur le pont pour regarder les
péniches. La Seine est une gentille
rivière bien calme, bien plate, bordée
de ciment.
Je connais aussi la Marne. Elle est large
et calme comme la Seine. La Marne est plus
jolie que la Seine car elle est entourée
d'arbres. On peut y faire de la barque et
s'y baigner, si on aime ça évidemment.
Mais la rivière de chez Mémé
est encaissée, étroite, profonde
au milieu. Elle court vite, fait des vagues
et de la mousse en se heurtant aux gros
cailloux. Et surtout elle est assourdissante.
Tu dois parler très fort si tu veux
qu'on te réponde. Moi, cette rivière
ne m'inspire pas confiance. Tante Zabeth
m'apprend à faire des ricochets.
Je prends un caillou, je lève le
bras droit très haut, très
raide et je lance le caillou de toutes mes
forces. Le résultat est décevant,
le caillou tombe à un mètre
de la rive, je suis aspergée par
trois gouttes d'eau et je piaille. Ma tante
tient le caillou près de son corps,
se penche sur le côté droit,
met le coude sur sa hanche. D'un geste rapide
elle jette le caillou bien à plat,
"A l'horizontal" comme elle dit.
Le caillou fait trois bonds avant de disparaître.
Toute la famille applaudit. Mais il est
temps de remonter préparer le repas.
La grimpette est dure pour nos petites jambes
et nos mères nous poussent un peu
dans le dos pour nous aider. Nous mourrons
de faim. Comme les journées passent
vite ici, comme je suis heureuse, de vraies
vacances... J'en oublie l'absence des hommes,
Papa, Tonton Pierre et Pépé.
J'en oublie La Guerre, mais c'est quoi la
guerre ?
A table les femmes discutent. Maman dit
: Ce petit village de Thaveneau, perdu dans
l'Yonne boisée et mamelonnée,
les "boches" ne le trouveront
jamais ! Ce n'est même pas sur la
carte d'Etat-major.
Ca, c'est sans compter avec l'intelligence
des Allemands. Nous avons mis trois jours
pour venir de Jouarre (Seine et Marne) jusqu'à
Thaveneau, commune de Mouron (Nièvre).
Les Allemands arrivent en tractions-avant
noires, des voitures françaises,
quatre jours après notre arrivée
au village. Fuir devant eux et se faire
rattraper à l'arrivée, quelle
tristesse. Nous sommes morts de frousse,
les Huns et Attila n'étaient rien
à côté de la description
faite par Mémé Caroline. Elle
a vécu la guerre de 14-18 et elle
les connaît, les "Chleuhs".
Mais ceux qui viennent à nous parlent
français, sont charmeurs, connaissent
Paris que les villageois eux n'ont jamais
visité. L'un a fait l'Ecole du Louvre,
deux autres le Conservatoire de Musique.
Et, ce qui est un comble, certains s'occupaient,
en temps de paix, de relations diplomatiques
ou commerciales avec notre pays. C'est l'armée
de métier, qui a de la classe, des
bonnes manières et dont l'accent
n'est pas plus rocailleux que celui de certains
paysans du coin. Dans ma tête de petite
fille la peur cesse dès le premier
contact. Pourtant, deux choses me gênent
: cette façon détestable de
s'habiller d'une couleur atroce, ni vert,
ni marron ; et puis cette façon de
marcher, raide comme des piquets, ils ne
peuvent pas être souples comme tout
le monde !
Mais ce qui révolte les adultes,
c'est la réquisition des logements.
La grande ferme est occupée par un
état-major et chacun doit fournir
au moins une pièce. Je ne vous raconte
pas la tête de la veuve dont le fils
est au front et qui doit céder la
chambre de celui-ci à l'ennemi...
Sur la cheminée trône une photo
du fiston en uniforme et elle veut "suicider
son officier". Bien que nous soyons
nombreux, il nous faut céder la chambre
du fond, celle qui a une fenêtre et
une cheminée. Le nouvel occupant
est grand, mince, blond et paraît
plus jeune que mes parents. Un soir, en
rentrant à la maison il entend Jean-Pierre
qui n'a que quelques mois. Les femmes sont
chez la voisine et l'enfant pleure. Délicatement,
il sort l'enfant de son berceau, le promène
en chantonnant. Les pleurs cessent. Ma tante
arrive comme une folle, voit le spectacle,
arrache le bébé des mains
de l'ennemi et le recouche. L'homme ne saisit
pas tout de suite le geste de cette femme
et puis il réalise : elle pense que
j'allais lui faire du mal.
Il dit : "Non, non, j'ai un bébé,
moi aussi, exactement le même."
Il déboutonne sa veste, sort son
portefeuille et nous montre la photo de
son enfant. La ressemblance est frappante,
deux petits blondinets, dont les yeux clairs
illuminent les mêmes visages allongés.
Ma tante, hors d'elle, s'interpose entre
l'homme et le berceau.
"N'y retouchez jamais !" hurle-t-elle.
Le soldat répond calmement : "J'aimerais
être dans ma famille, mais je suis
un soldat et je fais mon devoir." Et
il s'éloigne vers sa chambre... en
pleurant. Je ne savais pas qu'un homme,
surtout un soldat, ça pouvait pleurer
!
Beaucoup plus tard, j'ai compris cette
ressemblance : Les grands-parents de Jean-Pierre
sont des Vosgiens, l'Allemand lui, est natif
de la frontière, juste de l'autre
côté. Peut-être que dans
les temps anciens ce coin de terre était
un seul et même pays, peut-être
que ces deux petits avaient des ancêtres
communs, qui sait ?
La soirée s'annonce calme. Mais
quand les trois femmes, Mémé,
Tata Zabeth et Maman ne prononcent pas un
seul mot, c'est que le feu couve ! Gare
à nos "côtelettes".
Nous les quatre cousins et cousines, nous
avons tout intérêt à
être "mignons". (Inachevé
Mars 1996 )
Une bonne soupe de légumes, bien
épaisse, une bonne tranche de lard
salé régalent toute la tablée
et semblent faire oublier la rancur
des femmes. Mignons, nous le sommes sans
difficulté aucune. Epuisés
par une journée au grand air, nous
venons nous asseoir près de la cheminée,
somnolents et rêvasseurs à
souhaits. De vrais enfants modèles
! Mémé nous bouscule et nous
écarte pour attraper le gros chaudron
où l'eau frémit pour la vaisselle.
Le jour décline, le soleil couchant
envahit la salle. Dans la cheminée
les flammes deviennent de plus en plus courtes
puis seule la bûche scintille. Quelle
merveilleuse maison !
Quel bruit, quelle agitation ! J'ouvre
un il que je referme aussitôt,
aveuglée par une lumière intense.
Je respire profondément. Une odeur
délicieuse de café au lait
et de pain grillé me fait ouvrir
le deuxième il. Toute la famille
déjeune sans moi... Je ne me souviens
même pas m'être couchée.
Je me laisse glisser le long de l'énorme
matelas de plumes, comme sur un toboggan,
passe vaguement mes mains dans la cuvette,
prononce un bonjour inaudible et viens m'installer
devant un bol fumant. Et la famille rit.
Et la famille rira toujours, surtout mon
mari, étonné de voir sa jeune
mariée s'endormir à table
!
Il fait un temps magnifique. Le petit déjeuner
avalé, je fais une toilette des plus
sommaires, enfile une tenue légère
et les femmes m'éjectent sur le terre-plein
où je rejoins les trois autres qui
jouent déjà. Elles font les
lits, le ménage, elles rangent, elles
entassent le linge sale, elles épluchent
des légumes et elles parlent sans
arrêt. Ca m'énerve parce qu'une
seule grande salle à balayer avec
un vieux balai de jonc, ça va vite,
elles pourraient quand même prendre
le temps de venir jouer avec nous ! D'ailleurs
"j'aime pas jouer". Je me glisse
derrière la maison et regarde l'ancien
atelier où Grand-Papa François
fabriquait des sabots. Les voisins l'ont
transformé en un espèce de
débarras fourre-tout ; ils ont conservé
la grange et l'étable. L'atelier
a disparu depuis longtemps ; c'est vrai
qu'il est mort à quatre-vingt- dix
ans et qu'il y avait des années qu'il
ne fabriquait plus de sabots, le Grand-Pépé.
Mémé Caroline nous a tellement
parlé de l'atelier et des sabots
: dommage, j'aurai aimé voir ça.
A propos de Grand-Pépé, les
voisins nous ont raconté que plus
il devenait vieux moins il dormait la nuit.
Alors il se promenait dans les rues du village,
martelant le sol de ses sabots. Chacun savait
que le vieux Foucher était encore
alerte à la cadence où ses
pas résonnaient dans l'obscurité.
Je rêvasse encore un peu. Soudain
j'aperçois la voisine plantée
sur le pas de sa porte. Tout en essuyant
ses mains sur le devant de son tablier elle
me dit d'un air bougon : "Ne reste
pas là il fait froid entre ces bâtiments,
va jouer devant au soleil". Je pars
sans répondre. Je ne sais pas pourquoi
elle m'expédie, mais elle ment, il
fait si bon à l'ombre. Je rejoins
les autres et on s'amuse à se laisser
glisser sur les fesses le long du talus.
On s'ennuie un peu. Dans les énormes
valises apportées par nos mères
il n'y a pas de jouets, juste des choses
sérieuses, du linge et des habits.
Tiens voilà l'Allemand suivi d'un
jeune soldat portant une drôle de
marmite et un gros pain de quatre livres.
Il grimpe notre raidillon et frappe à
petits coups sur la porte grande ouverte.
Curieux, nous le suivons. Les trois femmes
accourent. Nous avons tué le cochon
hier, dit-il, voilà un bon bouillon
avec du lard. Il fait signe à son
aide d'approcher et tend la grande gamelle
aux femmes interloquées et réticentes.
Je sais, dit-il encore, pas de soupe à
midi chez vous, alors pour ce soir. Et il
s'en retourne tout content suivi de son
second. Tata Zabeth soulève le couvercle.
Une agréable odeur se dégage
du bouillon encore chaud. J'en voudrais
bien tout de suite, je le dis. Grand'Mère
réagit avec une violence que personne
ne comprend. Eloignez-vous de cette table,
dit-elle, les boches ne pensent qu'à
une chose, nous empoisonner. Maman et Tata
Zabeth protestent et disent poliment mais
fermement à Mémé qu'elle
se trompe. Mémé explose :
Et les gaz asphyxiant, c'était vrai
ou je l'invente ? Mais maman, répond
Tata, ça, c'est de la soupe ! Soupe
ou pas personne ne touchera à cet
envoi de l'ennemi. Je n'ai pas envie que
les voisins nous trouvent raides morts sur
le sol demain matin. Moi je sais ce que
c'est "raide mort". A la Maternelle
on jouait avec les garçons à
"pan t'es mort" ; on se couchait
sans bouger sur les gravillons les bras
le long du corps. La Maîtresse rouspétait
et nous faisait relever. On n'était
plus mort. Alors là si on mange de
la soupe on va tous être morts pour
de vrai ?
Mais où jeter ce bouillon ? Les
femmes s'interrogent. Pas devant la porte,
pas derrière la maison, les voisines
sont si commères, pas dans le caniveau,
c'est gras et ça se verrait. C'est
Tata qui trouve la solution. Elle part laver
à la rivière avec un grand
balluchon, la marmite dedans. Longtemps
après elle revient souriante, la
marmite vidée et reluisante. Le pain
non plus ne sera pas consommé. Entouré
d'un linge il diminuera chaque jour sans
que jamais on en mange une miette ; pour
moi cela reste toujours un mystère.
Quand notre Allemand est revenu le soir
tard, Mémé a beaucoup remercié,
a rendu la gamelle et a ajouté qu'il
restait un peu de bouillon pour le dîner
du lendemain. L'Allemand a paru très
heureux, il a dit bonsoir et est parti dans
sa chambre.
Les jours s'écoulent joyeux et ensoleillés
ce qui est, paraît-il, tout à
fait exceptionnel pour un mois d'Avril dans
le Morvan. Nous, les cousins, on ne s'en
plaint pas. Nos joues sont moins pâles,
plus hâlées et nous mangeons
de bon appétit. Me voir avaler sans
rechigner le contenu de mon assiette laisse
Maman estomaquée : c'est bien la
première fois depuis qu'elle est
née, dit-elle, pourvu que ça
dure !
Nous descendons régulièrement
jusqu'à la rivière. Elle a
beaucoup grossi ces derniers temps et le
courant est très fort. Aujourd'hui
les femmes lavent et elles cramponnent sauvagement
le linge pour qu'il ne se sauve pas. Mémé
regarde l'Yonne et dit : Il a plu fortement
sur les Monts, on va y avoir droit d'ici
quarante-huit heures. Et se tournant vers
nous elle ajoute : Profitez-en bien. Comme
si nous attendions son conseil pour jouer,
crier, courir, bourrer nos poches de jolis
cailloux polis par la rivière et
nous chamailler à en perdre le souffle
! Ce soir encore, la dernière cuillerée
avalée nous dormirons comme des souches.
Demain, ah ! Demain il faudra être
en forme pour aller faire des courses à
la ville la plus proche.
Il fait à peine jour et Maman me
secoue avec énergie. J'émerge
lentement d'un sommeil profond mais elle
me sort du lit et me plante sur mes deux
pieds en disant à voix basse : Viens
déjeuner. Le sol est froid, j'enfile
mes sandalettes et me dirige vers la table
sans bien réfléchir à
ce que je fais. Je dors encore en dedans
! Ma cousine Pierrette est déjà
pomponnée et Mémé attise
le feu. Tata Zabeth gardera ses deux plus
jeunes et mon petit frère Dédé
pendant notre absence. Toujours à
moitié endormie, j'avale le café
au lait sans prendre de tartine quand une
grosse voix rude venant de l'extérieur
me fait sursauter. Au mouvement que je fais,
le bol que je tiens à deux mains
tressaute aussi et du café au lait
gicle sur mon joli gilet jaune. Tandis que
Mémé va ouvrir la porte au
voisin, ma Mère me hurle dessus.
Je suis tout à fait réveillée,
les autres aussi. J'abandonne le déjeuner.
Maman trempe un grand torchon dans le seau
d'eau claire et frotte mes habits avec énergie.
La gamine qui franchit le seuil est impeccable,
humide et gelée.
Oh ! Le gros cheval ! Un grand cheval gris
avec des taches blanches attend sur la route.
Vu de la butte où je suis perchée,
il est énorme, ses pattes sont aussi
grosses que moi et sûrement beaucoup
plus hautes. Je n'ose pas m'approcher. Mais
le fermier dit qu'il est vieux, gentil et
habitué aux enfants. Moi, je n'ai
pas confiance, c'est trop gros ! Les voisins
et le fermier sortent une vaste charrette
du hangar, lui font dévaler le raidillon
en la retenant de toutes leurs forces et
attelle le cheval entre les brancards. Je
n'avais encore jamais vu cela. Le fermier
explique que tous les chevaux ont été
réquisitionnés par l'armée
française dès la mobilisation
et ceux qui restaient, récupérés
par les Allemands. Personne n'a voulu de
Bijou parce qu'il était tellement
vieux, qu'il était bon pour l'abattoir.
Maman me traduit en disant que dans le village
il ne reste que trois chevaux et que tous
les autres sont partis faire La Guerre.
Je comprends encore moins. Les Papas et
les chevaux sont absents, des Allemands
sont ici.
Mais c'est quoi La Guerre ? Il me faudra
bien un an avant de réaliser ce que
veulent dire ces mots-là. D'abord
on ne pourra plus faire tout ce qu'on veut,
on ne pourra plus acheter quand on veut,
autant qu'on veut. On fera des choses bizarres
comme peindre en bleu les lumières
de dehors. Il y aura les sirènes
et il faudra courir se cacher dans les abris.
Il y aura surtout les bombardements avec
leur bruit effrayant et les murs des maisons
qui tremblent. Et aussi l'apparition sur
toutes les hauteurs de canons appelés
D.C.A. (défense-contre-avions). Longtemps
après, la curiosité nous poussera
à aller voir la ville de Noisy-le-Sec.
Le bombardement avait été
tellement violent qu'à Reuil, à
soixante kilomètres de là,
les vitres avaient volé en éclats.
Noisy était sans gare, sans maisons,
pleines d'énormes trous, les rails
et les trains disloqués.
Au fil des mois je comprendrais que ce
n'est plus comme avant, comme avant La Guerre,
quoi !
Mais pour le moment je suis heureuse, un
peu anxieuse cependant quand le fermier
me soulève et me dépose doucement
sur la banquette de la charrette. Il aide
Pierrette puis Mémé et Maman
car le marchepieds est très haut.
Le fermier prend les rênes, donne
un ordre au cheval et la carriole démarre
lentement sur les gravillons de la route.
Nous sommes un peu remués de droite
à gauche, un peu secoués en
hauteur. Je ne suis pas tranquille. Plus
le temps passe, plus je me détends
et je finis même par regarder les
talus qui défilent calmement au rythme
lent du cheval. Il fait beau. Le soleil
monte dans le ciel et Maman m'enfonce mon
bob blanc jusqu'aux oreilles pour me protéger.
La route monte et le cheval peine. Soudain,
du sommet de la colline, on aperçoit
la ville en contrebas. Le cheval accélère.
Que c'est amusant ! J'aurais aimé
que le voyage dure plus longtemps ! Le fermier
fait le tour de la place, arrête la
carriole non loin d'un bistrot, nous aide
à descendre et disparaît. Mémé
et Maman nous entraînent vers le marché.
Elles remplissent les paniers et les sacs
à provisions de légumes, de
fruits, de volailles, de lapins. Elles achètent
aussi des chaussons chauds pour toute la
famille en prévision du froid. Elles
voudraient du gros bois pour la cheminée,
mais il n'y en a plus. Elles en commandent
pour la semaine suivante. Elles jettent
un coup d'il rapide sur les marmites
et les tissus et se précipitent vers
la carriole. Elles ne veulent pas faire
attendre le fermier une minute de plus.
Nous patientons mais notre conducteur tarde.
Maman dit tout bas à Mémé
: Il fait le plein ! Mais quand il arrive,
il a les mains vides, il n'a rien acheté.
Ca veut dire quoi faire le plein ?
Le fermier installe nos provisions, grimpe
sur son siège et oublie de nous aider
à monter. Nous nous hissons tant
bien que mal. Très vite, il sort
de la place et fonce sur la route à
toute allure. Le cheval ralentit en amorçant
la côte qui part de la ville vers
le sommet de la colline. L'homme n'est pas
de bonne humeur et gronde son cheval. Je
vois, il a fait le plein de mauvaise humeur.
Il ne desserre pas les dents jusqu'à
l'arrivée, dépose nos bagages
sur le bas-côté de la route,
exécute un demi-tour fou, frôle
le talus d'en face et risque de verser.
Tata Zabeth nous attend sur le seuil et
dit : Il est complètement ivre. J'ai
enfin compris : Il a fait le plein... de
vin.
Les femmes rangent les provisions de la
semaine. Maman tire le banc, grimpe dessus,
attrape un paquet que lui tend Mémé.
Suspendu au plafond par des chaînettes
de métal, le garde-manger est une
grande boîte carrée ; toutes
les bordures sont en bois mais les côtés
recouverts d'un petit grillage laissent
voir l'intérieur. Maman referme la
petite porte en tournant la targette, redescend
du banc, se tord un peu la cheville et crie.
Mais ce n'est pas grave car elle court dans
la maison comme d'habitude. Pierrette et
moi devons faire la sieste car nous nous
sommes levées de bonne heure. Vers
quatre heures Tata nous secoue. Nous allons
à la ferme voir si on peut obtenir
du fromage et du beurre. Pour le lait il
n'y a jamais de problèmes. Quand
la fermière aperçoit ces quatre
jeunes enfants, timides, poussés
par leurs mères, elle "craque"
comme on dit maintenant. Elle ne nous laisse
pas le temps de regarder le gros coq et
les poules qui courent sans arrêt
en caquetant et en piquetant le sol. Elle
chasse les oies d'un coup de baguette ;
elles sont mauvaises, dit la fermière.
Elle nous entraîne vers l'étable
et donne un verre de lait tout frais trait
à chacun... Et vend moyennant beaucoup
de billets le beurre et le fromage désirés.
Nous avons de la nourriture pour une semaine
au moins. Mais où est le pain ? Bon
sang, en ville on a oublié de prendre
du pain, s'exclame Mémé, il
va falloir quémander chez les voisines.
Et se tournant vers Maman elle ajoute :
Tu ne pouvais pas y penser ! La riposte
ne se fait pas attendre : Et toi, t'en as
ramené du pain ? Et c'est parti !
Elles se disputent tout le temps ces deux-là
! (Inachevé 20/11/97)
Brusquement, au cur de la nuit, un
tintamarre épouvantable nous réveille.
La pluie, la pluie de printemps, vient de
s'installer pour plusieurs jours. Mémé
nous l'avait dit mais on ne l'avait pas
cru. Comme la maison n'a pas servi depuis
plus d'un an et que Grand-Pépé
François à quatre-vingt-dix
ans se désintéressait de ces
choses-là, Mémé se
lève une lampe à la main et
inspecte murs, plafond, portes et fenêtres.
La maison tient bon, dit-elle. Assise, le
gros édredon serré contre
mon cou, je regarde les ombres amusantes
que la lampe-pigeon dessine au fur et à
mesure que Mémé se déplace.
C'est une petite lampe à pétrole
: le réservoir est en cuivre muni
d'une poignée. Une mèche de
coton plonge dans le réservoir et
peut monter ou descendre à l'aide
d'une petite roue crantée, selon
que tu veux beaucoup ou peu d'éclairage.
Un verre rond entoure la mèche et
renvoie la lumière.
Soudain, on frappe à la porte et
on voit apparaître "Riquet à
la houppe", tu sais dans le livre d'images,
celui qui a ses cheveux dressés comme
une crête de coq. Je m'enfouis sous
l'édredon pour rire aux éclats.
L'Allemand, en tenue de nuit, une veste
sur les épaules, très courtois
vient demander si nous avons besoin d'aide.
Nous avons tellement l'habitude de le voir
impeccable ! Grand-Mère répond
sèchement" tout va bien merci
". Et chacun repart se coucher et terminer
sa nuit. Au matin, le jour ne se lève
pas. La pluie, le brouillard enveloppent
tout. On devine le terre-plein devant la
maison, mais on ne distingue pas la route.
Il va falloir s'occuper jusqu'à l'heure
du coucher, ce n'est pas drôle, et
en plus il fait froid. Pierrette et moi
apprenons à faire du point de croix
sur de petits morceaux de tissu. Avec une
grosse aiguille et du fil rouge, nous nous
efforçons de broder nos initiales.
Ma cousine aime bien cette activité,
mais je trouve cela long et ennuyeux. Nous
n'avons pas de crayons de couleurs mais
de multiples crayons à papier et
de petits carnets traînent au fond
d'un tiroir. Nicole et Dédé
gribouillent, je veux dire dessinent sur
des morceaux de carton. La maison est calme,
tranquille car ici il n'y a même pas
de T.S.F.(téléphonie sans
fil autrement dit radio). De temps à
autre le bébé Jean-Pierre
pleure, c'est l'heure de la tété.
Cela nous donne un prétexte pour
bouger et regarder comment cela se passe.
Nicole réclame de téter aussi,
mais Tata Zabeth refuse et la petite fille
est triste. Dans cette atmosphère
douce et feutrée, la voix de Maman
nous fait sursauter. Elle tient son lourd
Dédé à bouts de bras
et nous le montre : éclats de rire
général. Dédé
a des moustaches violettes, des pommettes
violettes, des mains zébrées
de violet. Tout en dessinant le bon gros
gamin a léché le crayon. Cette
mine de crayon mouillée fait de l'encre
violette et des désastres familiaux.
La pluie incessante tambourine toujours,
et nous sommes obligés d'allumer
le plafonnier. En effet, bien qu'il y ait
l'électricité au village,
une grande lampe à pétrole
séjourne en permanence sur la table
à cause de nombreuses coupures de
courant aussi soudaines qu'imprévues.
L'abat-jour du plafonnier est très
amusant. Il est en verre blanc, je veux
dire peint en blanc, pas transparent, il
fait comme une assiette renversée
qui a de la dentelle autour. Ah ! J'ai trouvé,
cet abat-jour est blanc mais brillant. Il
brille comme mon joli collier de nacre que
je porte autour du cou. Et surtout, le grand
fil peut monter et descendre en passant
dans une sorte d'uf. Si j'avais le
droit de grimper sur la table, j'attraperais
le bout du fil et je jouerais bien à
ça toute la journée. Et il
pleut, il pleut sans arrêt et, comme
dit ma Tante, me voyant si désuvrée,
"celle-là elle ne sait pas quoi
faire de sa peau". Je regarde ma peau
et je me dis que c'est tout moi qui ne sais
pas quoi faire. Je m'ennuie, je suis triste
et vais regarder les étincelles qui
jaillissent des bûches humides. Je
suis réveillée par mon propre
ronflement : ce n'est pas de ma faute, il
paraît que j'ai des végétations.
Et cette pluie violente, incessante, glaciale
dure huit jours sans discontinuer, jour
et nuit. Les trois femmes sortent à
tour de rôle pour les tâches
indispensables. Nous, les quatre cousins
restons à l'intérieur, accumulant
les bêtises. Nous courons dans la
maison, nous jouons à cache-cache
en se fourrant sous l'édredon, d'où
on se fait déloger avec une bonne
fessée. Cela ne nous empêche
pas de recommencer. On s'introduit aussi
dans le cagibi, la réserve de nourriture.
Je me glisse sous la table et Pierrette
qui me court après s'attrape le coin
de la table en plein front. Mémé
lui passe de l'arnica mais ma cousine garde
un magnifique uf de cane entre les
deux yeux. Malgré ses trois ans et
demi, Nicole découpe avec minutie
de petits bouts de papier qu'elle enfile
dans une vieille enveloppe jaunie. Dédé
caresse avec tendresse le chat tigré
de la voisine. Les femmes jettent cet intrus
à l'extérieur mais il revient
toujours. Alors puisqu'il n'est pas agressif,
elles abandonnent la partie. Mon petit frère
passe des heures avec cette bestiole, lui
parle doucement, le câline. Toute
son enfance Dédé sera l'ami
des animaux et le restera étant adulte.
On s'ennuie...
Et puis, une après-midi, on a soudain
l'impression qu'il fait jour. La pluie se
calme. Nous restons plantés sur le
pas de la porte car nous ne sommes pas chaussés
pour attaquer le sol détrempé.
Au prochain marché je rapporte une
série de bottes, dit Maman. En petites
sandalettes, nous sommes quand même
autorisés à faire un pas à
l'extérieur pour contempler le magnifique
arc-en-ciel. Il est juste vers le trou de
la rivière, tout rond et rempli de
belles couleurs. Nous respirons fort, l'air
sent si bon dehors, nous sommes lassés
de la cheminée et de sa fumée.
Maman, je voudrais dessiner un arc-en-ciel,
tu me rapporteras des crayons de couleurs
? Promis, me répond Maman. Des crayons,
des bottes et... du pain. Elle regarde Mémé
droit dans les yeux. Elle lui en veut encore,
quinze jours après leur oubli.
Dans trois jours j'aurai des bottes. C'est
interminable trois jours, le sol est trempé
mais le ciel est tout ressuyé. Cette
attente est pire que l'obligation de rester
à l'intérieur quand il pleut.
J'aime un peu moins la Maison du Morvan
aujourd'hui, mais je l'aime encore bien
sûr.
Une explosion de joie salue l'arrivée
de la charrette tirée par le cheval
blanc tacheté de gris. Le fermier
est détendu. Il aide Maman à
grimper à côté de lui.
Vivement qu'ils reviennent. La matinée
passe, mais ils ne reviennent toujours pas.
Cela fait dix fois, quinze fois que je me
glisse sur le seuil espérant entendre
le grincement de la charrette et le martèlement
des sabots du cheval. Un chien aboie, un
coq chante, mais de fermier point. Exaspérée
j'interroge Tata : Mais qu'est-ce qu'ils
font ? Dis-donc, c'est toi qui charge le
bois ? Répond Grand-Mère à
qui je n'ai rien demandé.
Les voilà, les voilà, crie
soudain Pierrette. Ca c'est trop fort, depuis
le temps que je guette, j'ai loupé
l'arrivée. La charrette est pleine
à craquer. Maman ne descend pas tout
de suite Elle a des sacs entre les jambes
et sur les genoux. Le fermier la débarrasse
avant qu'elle ne puisse s'extirper de là.
Toute la partie arrière de la charrette
regorge de bûches de toutes tailles.
Le fermier et les trois femmes attaquent
le travail. Il faut vider la charrette,
grimper le raidillon, déposer les
bûches bien en ordre devant la maison,
redescendre et recommencer. Ca dure, ça
dure une éternité. Maman s'arrête
de décharger un moment et fouille
dans le grand cabas. Radieuse elle me tend
une magnifique boîte de crayons de
couleurs. Je fais une tête sinistre
et dis à peine merci. Maman s'étonne,
ne comprend pas. C'est bien ça que
tu voulais ? Alors je hurle : j'veux pas
de crayons, j'veux des bottes, j'veux sortir.
Jamais contente, dit Maman en me giflant
à toute volée. Je me réfugie
dans le cagibi pour pleurer : "J'ai
plus besoin de bottes, voilà"
et en disant cela je pleure de plus belle.
Tandis que mon chagrin s'écoule
entre les murs étroits du placard,
Maman distribue à chacun un gentil
cadeau. Pierrette a les mêmes crayons
que moi, Nicole et Dédé deux
énormes crayons rouge et bleu. Maman
a aussi rapporté des albums à
colorier et des crayons à papier
pour tous. Je sors de mon refuge. Maman
tend un minuscule hochet à Bébé
Jean-Pierre mais Tata Zabeth dit qu'il vaut
mieux le savonner avant de le donner à
l'enfant. Maman proteste et fait remarquer
qu'il est soigneusement emballé.
Rien n'y fait. Tata frotte avec vigueur
le petit objet puis rassurée le donne
à son fils.
Alors j'aperçois devant la fenêtre
une rangée de bottes en caoutchouc,
rouges et bleues, brillantes, superbes.
Je fais semblant de ne pas les voir, je
les ignore, je suis trop vexée de
la gifle que j'ai reçue. Et quand
les femmes décident que les gosses
doivent prendre l'air en attendant le repas
de midi, je dis que j'ai froid et je me
loge près de la cheminée.
Elle est franchement impossible, dit Maman.
Et moi je pense qu'elle ne comprend rien.
Et je reste muette, moi que mon Grand-Père
appelle ma petite pie chérie. Tiens
je voudrais bien le voir Pépé.
Il me manque. Et puis je n'y tiens plus.
Attirée par les cris de joie des
trois autres gamins qui se défoulent
de onze jours de séquestration, je
fonce tête baissée ramasser
les bottes restantes. Je me redresse. Vlan
! Je me prends le coin de la fenêtre
en plein milieu du crâne. Je n'ai
pas trop mal, mais je hurle à la
vue du sang qui m'aveugle. Mémé
attirée par mes cris, rentre en trombe
dans la maison, m'attrape sous son bras
comme un balluchon, me penche sur la cuvette,
rince avec un gant de toilette et dit :
ne braille pas comme cela, c'est juste une
petite coupure. Elle m'assoit sur le banc
et ajoute : reste tranquille dans cinq minutes
il n'y paraîtra plus. Et elle repart
à la corvée de bois. J'attends
en regardant le balancier de la pendule,
saute du banc, jette le gant de toilette
dans la cuvette rougie et fonce rejoindre
la famille. Je suis heureuse...
Nous courons, nous rions, nous poussons
des cris de joie, au grand étonnement
des voisins. Il faut dire que des vrais
gamins, il n'y en a plus beaucoup au village.
Il y a des vieilles personnes de cinquante
ans comme ma grand'mère ou de très
jeunes mamans qui ressemblent plutôt
à de grandes surs. Les quelques
gosses qui ont notre âge sont sérieux,
aident leurs parents, sont utiles et ne
jouent pas. En tout cas c'est formidable
d'être dehors et de se dépenser.
Cela nous donne une faim de loup. J'ai pourtant
l'impression que les femmes sont tout le
temps en train de faire à manger
tandis que nous attendons que cela vienne.
C'est une sensation nouvelle pour moi d'avoir
faim et d'être contente de venir à
table. L'après-midi passe vite, et
de nouveau nous devons aller à la
ferme pour le ravitaillement. La fermière
est de plus en plus gentille. Aujourd'hui
elle nous entraîne vers l'étable.
Bon, si c'est pour voir son fils qui sort
la paille qui empeste avec sa fourche, j'aime
mieux ne pas entrer. Je laisse la famille
traverser la cour et fais semblant de regarder
ailleurs. Ma mère qui voit tout,
m'attrape par un "abattis", je
veux dire par un bras et me force à
avancer. Nous voici dans l'étable
obscure. Nous faisons très attention
où nous mettons les pieds. Soudain
la fermière soulève Dédé
et lui montre quelque chose. Je veux voir
aussi. J'en oublie le caniveau et son odeur
et je me précipite coller mon nez
entre les lattes de bois. D'abord je ne
vois pas grand chose. Puis j'aperçois
une vache, une très grosse vache.
Et, couché sur la paille, un petit
veau à longues pattes, né
cette nuit. Il se soulève péniblement,
avance en titubant. La vache de son mufle
le pousse doucement vers ses mamelles. Il
s'y accroche et tête goulûment.
C'est le bébé Jean-Pierre
de la vache. Et puis il s'affaisse, épuisé
d'avoir tant bu. Je reste pour voir s'il
va encore se passer quelque chose. Maman
me tape gentiment sur l'épaule et
dit : Pour quelqu'un qui ne voulait pas
entrer, tu ne veux pas ressortir, je suppose.
Je pense : Si elle continue, je vais la
"bouffer" et je me précipite
dans la lumière sans rien dire.
Est-ce possible que Maman ait été
un jour une petite fille ? Est-ce que Mémé
Caroline a vraiment été une
gamine ? Est-ce qu'elles n'ont jamais pensé
ou réfléchi sans l'aide des
grandes personnes ? Est-ce qu'elles étaient
toujours d'accord avec ce qu'on leur disait
de faire, sans réagir, sans se rebeller
? Connaissant leurs caractères à
toutes deux, j'en doute. Alors, elles ont
tout oublié ! Et bien moi quand je
serai grande, il faudra que je fasse bien
attention avec ma fille.
Je marche en fixant le bout de mes sandalettes
bleu-marine. Tiens, nous sommes déjà
arrivés devant la maison ! La voix
de Maman me fait sursauter : Tu es plus
bavarde d'ordinaire. Si elle savait ce que
je pense. Et la petite pie chérie
de Grand-père Arthur répond
sans rougir : Je pensais au petit veau.
Au fait, la fermière a dit : Le petit
veau de La Roussette. Voilà le nom
le plus idiot que je n'ai jamais entendu,
car dans ce village toutes les vaches sont
des roussettes. Il n'y a pas une vache blanche,
pas une noire, pas une à deux couleurs.
Enfin !
Les jours passent. Il fait beau et l'on
s'ennuie un peu. Un soir après le
dîner, les femmes mettent un grand
chaudron dans la cheminée. Mais puisqu'on
a mangé, qu'est-ce qu'on va en faire
de tous ces ufs ? Je regarde les bulles
qui se glissent entre les coquilles. Mémé
me dit : attention tu es trop près
du feu. Je recule un peu puis j'abandonne
les bulles, c'est trop long d'attendre.
Le lendemain matin les femmes emballent
les ufs dans de vieux torchons. Des
"cannettes" de bière remplies
d'eau fraîche sont déjà
dans le panier. Une cannette, c'est une
petite bouteille avec un bouchon en porcelaine
qui serre très fort sur le goulot
par un ressort en fer. La surprise c'est
que l'on part tous en pique-nique dans la
petite forêt à quelques kilomètres
du village. Jean-Pierre est installé
dans un vieux landau prêté
par une voisine et en avant pour la promenade.
Cette petite route est à nous, complètement
à nous. Pas un villageois, pas un
Allemand, tous envolés, tous disparus.
Nous sommes devant nos mères à
courir et à gambader. Quand même,
il commence à faire chaud et nous
recherchons l'ombre. Nous ralentissons et
finissons par être à la traîne
derrière nos mères. Grand'mère
marche d'un bon pas, toujours le même,
et se retrouve bientôt seule en tête.
Elle s'arrête, prend Nicole d'une
main et Dédé de l'autre et
les entraîne. Maman porte le gros
panier. Tata Zabeth a les plus grandes difficultés
avec le vieux landau. La roue avant droite
n'a pas de capuchon, elle gigote sur son
axe, fait éjecter le bout de ficelle
qui doit la maintenir et s'échappe.
Arrêt pour réparation sommaire
: nouveau bout de ficelle, en espérant
que ça tienne quelque temps. Après
deux nouvelles réparations et une
nouvelle courbe de la route, nous apercevons
enfin le petit bois. Du même coup,
nous entendons des voix rauques, des coups
de sifflets, des bruits de machines, des
craquements d'arbres qui s'affaissent. Nous
pensons d'abord à des bûcherons.
Mais plus on s'approche, plus ces voix sont
hargneuses, terribles, scandées ;
ce sont des sons rauques, des ordres en
allemand, incisifs et coupants. Nous sommes
figés sur le bas-côté
de la route. Nous venons de prendre contact
avec l'ennemi tel que Mémé
nous l'avait décrit. Un gradé
à casquette débouche soudain
dans notre espace et nous hurle en allemand
: Interdit, interdit. Et nous fait signe
de faire demi- tour. Bouleversés,
fatigués, nous rebroussons chemin.
On se traîne assez loin pour ne plus
rien voir ni rien n'entendre et on s'affale
à l'ombre, sur l'herbe du talus.
Les ufs durs ne nous semblent pas
trop bourratifs, le jambon de pays non plus.
Maman sort des verres et distribue l'eau
fraîche. Nous boudons le fromage et
les pommes. Allongée sur le dos,
je regarde les petites feuilles s'agiter
puis perds la notion du temps ; je crois
bien que j'aie dû m'assoupir. Longtemps
après nous regagnons la maison, drôle
de pique-nique. Quand nous sommes tous rentrés,
Mémé referme la porte avec
énergie. Mais, pourquoi ? Il fait
si beau ! Alors à voix basses les
trois femmes laissent exploser leur colère
: "Les voisines, la fermière,
le maire, tout le monde savait que les Allemands
installaient du matériel de guerre
sur les terrains de la commune et personne
ne nous a rien dit. Celle qui nous a prêté
le landau savait où nous allions
et nous a laissé faire avec nos cinq
gosses". Grand'mère que je n'ai
jamais vu pleurer, va fondre en larmes,
c'est sûr. Elle se reprend et dit
d'une voix éteinte : "Je me
croyais encore une fille du pays"...
Puis se tournant vers Tata Zabeth et reprenant
toute son assurance : "Dis, tu le changes
quand ton gosse ?" N'empêche
qu'à partir de ce jour nous n'avons
plus rien emprunté aux voisines et
juste un bonjour du bout des lèvres.
Maintenant nos promenades partent à
l'opposé du bois, nous allons vers
les champs et les cultures, nous ramenons
d'énormes bouquets de marguerites
que nous déposons dans les seaux
à eau car nous n'avons pas trouvé
de vase. Il y a bien de grands bocaux pour
les conserves, mais c'est nettement trop
petit. Que la maison est jolie avec toutes
ces fleurs ! Nous sommes si heureux dans
cette maison. On manque un peu de jouets,
mais au fil des semaines Maman ramène
du marché un minuscule ballon en
caoutchouc multicolore, une corde à
sauter, deux petites voitures, des découpages,
des perles et surtout du papier pour dessiner.
Cette semaine elle a réussi à
persuader le marchand de couleurs de lui
vendre une grande feuille de papier Krafft
alors qu'il s'y refusait obstinément.
Rentrée à la maison, elle
a taillé cette feuille en carrés
à l'aide du couteau à découper
le jambon, a distribué un morceau
à chacun, et a dit de ne pas gâcher
car elle n'est pas sûre d'en obtenir
la semaine prochaine. Nous les grandes de
plus de cinq ans, on comprend. Nicole espère
une poupée mais Maman n'en a pas
encore trouvé.
Il fait de plus en plus chaud et les femmes
ont décidé que nous irions
faire trempette dans l'Yonne cet après-midi.
Nous emporterons aussi le goûter.
Nous devenons de plus en plus hardis et
nous descendons le raidillon avec de plus
en plus d'assurance. On joue, on court,
on crie, on se trempe un doigt de pied parce
qu'on est venu pour ça, on se sauve
en hurlant parce que l'eau est glaciale,
on se laisse tomber sur les serviettes de
toilette et on dévore les tartines
de compote. La remontée est toujours
aussi difficile. De la route nous apercevons
la voisine qui s'agite devant notre maison.
"Qu'est-ce qu'elle veut encore celle-là
?"dit grand'mère. Nous nous
précipitons. Elle crie en agitant
la main " Caroline, une lettre de votre
mari !"Quel culot, dit Grand'mère,
elle a même regardé d'où
elle vient !" Grand'mère pénètre
dans la maison avant d'ouvrir soigneusement
l'enveloppe avec un couteau. Nous nous agglutinons
à elle comme les mouches sur le papier
collant pendu au plafond par une punaise.
"Votre grand-père arrive"
dit-elle.
Maman file à toute allure à
la ferme pour acheter un gros lapin ou un
vieux coq ou des poulets, ce que la fermière
voudra bien céder. Elle tarde à
venir et cela nous inquiète un peu.
Finalement elle revient triomphante avec
un panier de jardin : un lapin recouvert
d'un torchon propre y trône sur un
grand plat. Dans un bol, en équilibre,
le sang du lapin mélangé à
du vinaigre. Il y a aussi la carcasse, les
abats, les ailerons d'une dinde pour faire
un ragoût. C'est la fête.
Toute la journée Grand'Mère
s'agite, bougonne. De temps à autre
elle murmure : J'vais lui dire, j'vais lui
dire. Grand'Mère qui parle toute
seule comme les vieilles décrépites
du village, cela me chagrine. Et puis, elle
va dire quoi et à qui ? Chaque soir
quand l'Allemand arrive en disant : Bonsoir
Mesdames, Grand'Mère fait semblant
de ne pas le voir. Mais ce soir, la voilà
qui se précipite dès qu'elle
entend ses pas, sort la lettre de la poche
de son tablier, se hausse sur la pointe
des pieds et tenant la lettre à bout
de bras, la fourre sous le nez de notre
hôte forcé. Il est tellement
plus grand qu'elle ! Elle crie presque "Mon
Mari arrive ! Mon Mari arrive !" Lui,
imperturbable, fait un signe de tête
et dit "Compliments, Madame".
Et il disparaît dans sa chambre. J'ai
à peine le temps de penser : en voilà
une curieuse façon de parler, que
Grand'Mère se déchaîne,
furieuse. "On ne va pas s'entasser
comme des lapins tandis que l'Autre va se
prélasser dans la grande chambre".
Maman et Tata Zabeth se ruent sur Mémé
pour lui imposer silence. "Tu vas nous
faire avoir des ennuis avec tes hurlements"
dit l'une. "Ca s'est bien passé
jusqu'à présent, dit l'autre,
il faut que cela continue." Grand'Mère
éclate de nouveau, mais soudain l'Allemand
réapparaît, toujours impeccable
dans son costume civil. Nous sommes muets,
mais lui, se tenant respectueusement devant
Mémé dit d'une voix ferme
: "Ne craignez rien, Madame, dès
demain matin je prendrais mes dispositions
pour que l'Etat-Major me trouve un autre
logement. Bonsoir". Cette fois Grand'Mère
s'avoue vaincue, et pas par les armes. La
joie éclate, les femmes s'embrassent.
Mais moi je me demande ce que l'Allemand
va emporter. Il a dit : mes dis-po-si-tions.
Je ne lâche pas Maman tant qu'elle
ne m'a pas expliqué ce mot. Elle
me rabroue en disant : "Il va partir
et il n'emportera rien de notre maison."
Alors, je suis contente moi aussi. Le lendemain
matin le soldat dit : "J'envoie mon
ordonnance chercher mes affaires, il emportera
également les draps et vous les rapportera
dès que possible. Adieu." Je
suis triste de le voir partir, je m'étais
habituée à sa présence,
mais je ne le dis pas à cause des
grandes personnes. A peine l'Occupant sorti,
Mémé pénètre
dans la chambre et nettoie rageusement comme
s'il avait attrapé la rougeole. En
fin de matinée, l'ordonnance arrive
et fait disparaître toute trace de
son supérieur. Mémé
prépare de l'encaustique avec de
la cire et une sorte d'essence. Elle astique
les meubles et les fait reluire. En quelques
instants plus de poussière non plus
sur le sol dallé. Elle refait le
lit, aplatit l'édredon avec le manche
à balai et satisfaite, ressort. Vite,
Pépé, arrive !
Vu le temps que la lettre a mis, Pépé
débarque deux jours plus tard, un
peu poussiéreux mais toujours aussi
vif et gai. J'aime sa moustache grise en
guidon de vélo de course et je réclame
une double ration de bisous. Je l'adore
mon Grand-père. Pépé
dit avec un air malicieux : "La maison
de Jouarre est nette, je n'ai rien laissé
traîner ; enfin, c'est presque aussi
bien que votre rangement, mesdames".
Et il rit Pépé, heureux de
nous avoir retrouvés, heureux de
nous taquiner. Pour nous c'est la joie.
Dès le lendemain, il creuse une
rainure au milieu du terre-plein, ce qui
met les femmes en fureur. "Voilà
une source d'eau stagnante, de chutes, de
plaies et de pleurs" dit Grand'mère
exaspérée. "Vous allez
voir ce que vous allez voir" répond
Pépé. Il examine attentivement
le tas de bois, prend la plus grosse bûche
qu'il peut trouver et la roule dans la rainure.
Il plante quelques morceaux de bois autour
de la bûche, vérifie qu'elle
ne bouge plus et file derrière la
maison. Il bavarde longtemps avec les voisins
et revient avec une longue planche bien
lisse qu'il pose en travers de la bûche.
Il fait semblant de s'asseoir à l'extrémité
de la planche et dit "qui grimpe à
l'autre bout ?" "Moi" répondent
quatre voix. Il nous installe et retourne
à l'autre bout. C'est la plus merveilleuse
balançoire qui existe ! Personne
n'a idée de descendre. Mais soudain
Pépé arrête le jeu,
regarde sa montre et dit "A table".
Il se dirige vers la salle mais on entend
la voix de Mémé qui l'apostrophe
vertement : "Ce n'est pas près
d'être cuit, tu crois que c'est facile
de faire un civet dans une cheminée,
ou ça brûle ou ça ne
cuit pas, et tu sais bien que cette sauce
ne doit pas bouillir. Il a fallu faire cuire
les pommes de terre à l'eau d'abord.
Tu te crois encore à la maison."
Pépé est sidéré,
jamais au grand jamais Mémé
n'a élevé la voix quant à
l'heure des repas. Depuis leur mariage,
il y a très longtemps, ils sont passés
à table à midi juste et à
sept heures tapantes. Deux années
plus tard Pépé racontera à
Tonton Pierre que cela ne vaut rien de donner
trop de liberté aux femmes, qu'elles
n'en font qu'à leur tête, et
qu'elles ne respectent même plus l'heure
des repas. Il n'a jamais digéré
ce merveilleux civet avalé à
deux heures de l'après-midi. Et pourtant
c'était si bon : Mémé
m'a donné mon morceau préféré,
l'omoplate, avec trois petites pommes de
terre rondes et cette sauce brune si parfumée,
un délice ! Le plus dur ça
été de finir le pain resté
à côté de mon assiette.
Maman sans rien dire a versé un peu
de sauce dans mon assiette et j'ai fini
le pain. Ouf ! Plus faim !
Des heurts, il y en aura souvent. Depuis
quelques mois les trois femmes se sont organisées.
Avant l'arrivée de Pépé,
elles se chipouillaient entre elles mais
jamais très gravement. Maintenant
on sent que le feu couve. Pépé
veut retrouver son autorité à
part entière, les femmes font front
commun. Pépé est saisi de
voir que ses filles ne lui obéissent
plus, qu'elles osent émettre des
opinions contraires à ses dires.
A l'abri des oreilles et des regards indiscrets,
la maison en entend, des voix coléreuses.
Nous restons dehors loin des grandes personnes
qui se disputent. Dommage on les aime tous
! (Inachevé le 08-04-98 et repris
le 20-10-99)
Le printemps s'écoule lentement,
sans fait notable. Le soleil qui réapparaît
entre deux violentes ondées, sèche
l'herbe des talus. Nos petites bottes s'agitent
et s'enhardissent à traverser la
rue. Un jour Pierrette et moi décidons
d'aller seules à la ferme. On joue
puis on s'éclipse. On file, on file
le plus vite possible. La ferme est en vue.
C'est merveilleux ! Soudain des éclats
de voix et des pas précipités
nous arrêtent dans notre élan.
Mémé et Maman nous rattrapent
et d'un même élan nous saisissent
par un bras, nous faisant faire demi-tour
comme une toupie. Elles nous font courir
jusqu'à la maison et referment la
porte avec énergie. La raclée
que nous avons reçue ! Nos fesses
nous en ont brûlé jusqu'au
lendemain matin. De leurs cris qui scandaient
leurs coups je n'ai retenu que " Les
Boches, la Guerre, le Danger, pas de Cervelle".
Quand on n'a pas six ans et qu'on veut aller
voir les poules, est-ce qu'on pense à
toutes ces choses-là !
Et tout doucement arrive l'été.
Et avec lui un soleil ardent, dense, insupportable
qui vous tombe sur la tête dès
que l'on franchit le seuil. La lumière
est trop vive, la chaleur étouffante,
du réveil au coucher. Nous nous calfeutrons
dans la fraîcheur de la maison. La
porte de bois reste fermée et quand
nous l'ouvrons par nécessité
une bouffée d'air brûlant s'engouffre.
Il y a toujours une main pour repousser
rapidement le battant derrière l'individu
sortant. Les volets mi-clos laissent passer
juste assez de lumière pour s'occuper
sans difficulté. Oui, mais à
quoi s'occuper sinon à "faire
l'andouille" comme dit ma Grand'mère.
Nous accumulons les bêtises, forcément.
Nous sommes trop nombreux dans une seule
pièce. Et l'on entend : "Ote-toi
de mes jambes tu vas me faire tomber avec
le bébé, garez-vous la marmite
est brûlante, groupez-moi ces crayons
de couleur que j'aie une place pour éplucher
les légumes." Les grandes personnes
sont incroyables ! La table est immense,
elle n'a qu'à se mettre à
l'autre bout puisque j'étais-là
la première. Ma mère veut
que je me réduise en Petit Poucet
ou quoi ? Il faudrait savoir, en général
elle se plaint qu'à bientôt
six ans j'en parais quatre et aujourd'hui
je la gêne partout où je me
trouve dirige. Je ne dis rien, je ramasse
mon "bazar", me glisse sous la
table, bien au milieu pour ne gêner
les pieds de personne. J'explose de colère
silencieuse en gribouillant rageusement
une page de mon album à colorier.
Et quand on veut jouer à chat en
courant partout, on nous assoit de force
sur le banc. Cinq minutes de tranquillité,
annonce Mémé. Mais après,
qu'est-ce qu'on va bien pouvoir faire ?
J'en ai assez du dessin, des perles et du
point de croix. Ah ! Si seulement je savais
lire. Je reconnais déjà les
lettres et certains mots. "Maman, Maman,
apprends-moi à lire !". Réplique
de ma Mère qui détache chaque
mot : "apprends-moi à lire,
s'il te plaît". Et c'est ainsi
que j'ai commencé l'apprentissage
de la lecture par une après-midi
torride d'été dans le Morvan.
C'était facile, mais facile... et
j'étais si heureuse. Maman a toujours
prétendu que je savais pratiquement
lire à force de jouer avec le gros
dictionnaire rose. Ce qui est sûr
c'est que de retour à Villemomble
je lisais couramment et pouvais affronter
la Onzième (C.P.) en avance sur les
autres.
Bon, en voilà au moins une de calmée,
souffle Maman à sa sur. Je
fais semblant de n'avoir pas entendu et
fixe le livre d'images qui s'étale
devant moi. Pierrette est plus accommodante
que moi et ne paraît pas souffrir
des remontrances permanentes, mais après
tout je n'en sais rien. Les petits, assis
par terre dans un coin, jouent avec des
cubes en bois un peu défraîchis
que Maman a trouvé au Fourre-tout
du marché. Ils sont vraiment très
sages et composent les différentes
images avec l'aide occasionnelle de Tata.
Le calme semble s'installer dans la maison.
Seul le bruit du marteau résonne
de temps à autre : Pépé
fait quelques réparations provisoires
mais urgentes. Il fait de plus en plus chaud
et nous buvons beaucoup d'eau fraîche.
Soudain, des grondements sourds, des roulements
s'enflent puis s'atténuent, suivis
par d'autres grondements plus sonores encore
et par des roulements assourdissants. Il
fait de plus en plus sombre. Mémé,
si économe, ferme complètement
les volets et allume la lampe à pétrole.
Chacun arrête toute activité
et s'étonne. La lumière en
pleine journée ! Curieux ! Elle clôt
aussi les fenêtres et nous rassemble
autour de la table. Soudain un craquement
violent fait vibrer la maison, suivi immédiatement
d'un éclair qui filtre à travers
les interstices des volets. Nous sursautons,
effrayés. Le vacarme et les éclairs
se succèdent. Le tumulte augmente
encore quand la pluie sauvage se met à
marteler la toiture. Rien de tel pour nous
rendre sages et dociles. Seul, le Bébé
Jean-Pierre, réveillé en sursaut
hurle à pleins poumons. Tata le prend
et le fait téter... A peine le rôt
fait, il se rendort dans les bras de sa
maman. Nous sommes figés, terrorisés.
Je regarde Maman, mais elle n'a pas l'air
rassurée non plus. Dédé,
debout, s'est réfugié dans
ses jupes et a posé la tête
sur ses genoux. Pépé s'assoit
près de la cheminée et regarde
les cendres encore rougeoyantes du repas
de midi. Mémé qui à
l'ordinaire fait semblant d'obéir
à Pépé tout en faisant
rigoureusement ce qu'elle veut, apostrophe
son mari : "Arthur ne reste pas près
de ce conduit et vient avec nous".
Et Pépé docile se glisse sur
le banc en bout de table. Bien que morte
de frousse, je suis sidérée.
Il faut dire que sa Caroline lui a maintes
fois conté la foudre qui tombe et
qui tue. D'un geste du menton, elle me fait
signe et désigne le vieux bouquet
de buis poussiéreux suspendu au-dessus
de la porte. Elle dit : "Tu comprends
? " Et moi, suppliante, j'implore :
"Mémé, s'il te plaît,
jette un rameau dans la cheminée".
L'orage dure et s'éternise et se
prolonge encore. Il est là, juste
au-dessus de nous, il est sur le clocher,
sur le village tout entier, sur la rivière.
Il nous enveloppe. Les éclairs succèdent
aux éclairs. Le tonnerre gronde et
roule sans discontinuer. L'après-midi
s'écoule et nul ne bouge, figé
sur place. Personne ne songe à préparer
le dîner. D'ailleurs, qui pourrait
avaler quelque chose ? Je n'ose à
peine avaler ma salive tant je suis terrorisée.
Soudain, la petite voix étouffée
de Dédé murmure "Vite,
Maman, pipi" Maman relève le
gamin toujours couché sur ses genoux,
le met debout et les voilà qui courent
vers le seau hygiénique réservé
pour la nuit. Trop tard ! Pépé
regarde la pendule indiquant sept heures,
mais ne dit rien. Mémé se
décide à bouger, met quelques
brindilles dans la cheminée, ajoute
trois bûchettes et se tournant vers
nous déclare : "Ce soir, soupe
au lait froide et sucrée, omelette
aux fines herbes, fromages. J'aime bien
cette soupe-là ; tu glisses de petits
bouts de pain dur dans le liquide, tu laisses
ramollir, c'est délicieux. Il fait
nuit noire quand enfin l'orage s'éloigne.
Nous avalons tout goulûment et nous
allons nous coucher, épuisés,
laissant les adultes bavarder.
La porte et les volets grand'ouverts laissent
pénétrer un soleil doux et
joyeux. L'air exhale une bonne odeur d'herbe
humide qui achève de sécher.
Je bondis de joie dès le réveil.
Comment un tel changement de temps est-il
possible ? Le petit déjeuner est
vite expédié. A nouveau le
terre-plein, martelé de nos cavalcades,
retrouve nos cris de sauvages déchaînés.
Seules les planches de la balançoire
gorgées d'eau rappellent le déluge
de la veille. Ce temps agréable dure
quelques jours. Progressivement la température
augmente et devient à nouveau insupportable.
A peine une semaine s'est-elle écoulée
qu'un nouvel orage nous tombe dessus en
fin de matinée, sans prévenir,
sec, violent, effrayant. Il ne s'estompera
qu'au milieu de la nuit... à moins
que je me sois endormie avant qu'il ne s'éloigne
! Tout le mois est terrible. Nous ne descendons
plus à la rivière, nous restons
enfermés. C'est intenable.
Depuis plusieurs jours déjà
les grandes personnes discutent mais ne
sont pas du même avis : rester ? Retourner
à Jouarre ? De toutes façons
les Allemands sont partout, alors... Et
puis ce matin, elles se mettent d'accord
: autant repartir. Partir, ah non ! Je file
dehors malgré la température
excessive. Je me cache à l'ombre,
je pleure à gros sanglots sans pouvoir
me retenir. Je suis malade de chagrin. Je
ne veux pas la quitter cette maison, je
l'aime moi, cette maison. Si je pars, je
sais que je ne la reverrai jamais. Je suis
inconsolable. Au bout d'un temps infini
je me décide à rentrer, mais
les adultes préoccupés discutent
encore : maintenant que les "Boches
" sont partout, y a-t-il encore des
moyens de transport ? se demande Mémé.
Je refuse de voyager avec mes trois gamins
dans les conditions atroces de l'aller,
dit Tata. Renseignons-nous, dit Maman. Je
m'en charge, conclut Pépé.
Pendant une bonne semaine, il va aux nouvelles,
part en ville avec le fermier, rentre même
au bistrot discuter avec les gens. Quelques
longues journées s'écoulent
encore. Aujourd'hui, l'heure du dîner
est passée depuis longtemps, les
femmes ont fini par nous faire manger, mais
Pépé n'est toujours pas revenu.
La nuit est tombée quand il arrive
enfin. "Ca va, dit-il, nous pouvons
attraper un train omnibus dimanche soir."
Il est content, Pépé. Content
de lui, oui, mais je le connais bien, il
est surtout heureux de retrouver son jardin,
son grand tablier bleu, son chapeau et sa
bêche. A table, dit-il de bonne humeur.
Les femmes nous mettent au lit avec un bisou
distrait et rejoignent Pépé
qui est déjà assis et qui
attend que le dîner soit servi. Et
ils parlent, ils parlent si fort que je
ne peux pas dormir. De toute façon
je ne veux pas dormir puisque je veux tout
savoir. En fait, je ne saurai rien du tout
car je m'endors immédiatement.
Je suis réveillée par la
voix de Maman. J'entends : "Nous sommes
mardi, nous avons cinq jours pour tout préparer,
c'est amplement suffisant." On nous
octroie un coin bien délimité.
Nos jouets y sont déjà. Cela
me fait penser à la cour de la ferme.
Quand les poussins naissent, la fermière
pose dans la cour un grand grillage rond,
puis elle installe la poule et ses petits.
Bon ! Nous ne sommes pas derrière
une clôture, bien sûr. N'empêche
que nous sommes parqués... Et la
première chose qu'on a envie de faire
c'est de sortir des limites. C'est bien
plus drôle de désobéir,
sans être vu, que de rester docilement
dans notre coin. Un nouveau jeu dont on
ne se prive pas et qui nous vaut de temps
à autre un énergique rappel
à l'ordre. On fait semblant d'obéir
au moins cinq bonnes minutes... Et on recommence.
Maintenant, les femmes s'affairent tellement
qu'elles finissent par ne plus jeter un
il sur nous. Du coup on se met à
jouer, pour de vrai.
Elles posent tous nos vêtements sur
la table, font des tas, les défont.
Elles mettent en bout de table toutes les
affaires usagées ou trop petites.
Ils ont tellement grandi et forci en quelques
mois, dit Tata, je ne vais pas me charger
inutilement. Par contre les sandalettes
écorchées du bout repartent,
parce qu'on ne sait jamais, si on n'en trouve
plus. Et s'il y a de la place, on ajoutera
quelques jouets. Pour leurs affaires, rien
de changé : à l'aller comme
au retour, elles gardent tout, plus quelques
bricoles achetées au marché.
Pépé est venu avec un si petit
bagage qu'il n'a pas besoin de s'y prendre
à l'avance. Mémé s'arrange
avec la voisine de derrière. C'est
entendu, elle lavera et repassera les draps,
les taies, les serviettes de toilette et
les torchons... moyennant finances. En rentrant
Mémé murmure à Pépé
: Elle n'y va pas avec le dos de la cuillère,
la voisine. Drôles de mots ! Pépé
assure que c'est de loin la meilleure solution
pour vivre normalement jusqu'au moment de
lui déposer la clef. A nouveau je
pleure sans raison avouée, je ne
veux pas qu'on la rende cette clef, je veux
rester ici. Pépé me soulève,
me prend dans ses bras et je dis le plus
fort possible en me tournant vers Maman
: "Je me suis tordu la cheville."
"Quelle douillette cette gamine ! "
s'exclame Maman. Pépé me regarde
sans rien dire puis il me souffle : "Tu
vas retrouver la Maison de Jouarre, ne pleure
plus, on reviendra ici après la guerre.
Nous sommes prêts. Mémé
a arrêté le balancier de la
pendule, a mis des vieux draps partout.
Nous allons déposer la clef, c'est
fini. Je sais qu'on ne reviendra jamais
et j'inonde la collerette de ma robe de
grosses larmes.
Du retour, je ne me souviens de rien, preuve
que cela s'est effectué sans incident
ou preuve que ma tête a toujours refusé
ce retour ? Pépé n'a pu tenir
sa promesse de me ramener vers La Maison
du Morvan parce qu'il est décédé
quelques jours avant La Libération.
Après notre départ, des réfugiés
du Nord sont arrivés en masse. Le
maire a réquisitionné notre
maison. Les squatters venus les mains vides,
sont repartis chez eux embarquant tout le
contenu de la maison sous l'il des
villageois qui ont laissé faire.
Certains ont même prêté
des charrettes à bras pour faciliter
le déménagement.
La sur de Mémé, la
Grand'Tante Marie, dite aussi Marraine,
s'est toujours opposée à la
vente de la maison de ses parents. Personne
n'allait jamais dans "ce trou perdu",
surtout pas elle. Au fil des ans, sans aucun
entretien, des fissures se sont formées,
la toiture a laissé filtrer l'eau.
Et puis un jour, le maire du village a écrit
que cette bâtisse surplombant la route
était menaçante et dangereuse.
En 1958, alors que je gagnais 40000f par
mois comme jeune institutrice débutante,
la maison, la Maison du Morvan, a été
bradée pour 56000f.
Ce séjour est l'un de mes plus merveilleux
souvenirs, un vrai coup de foudre d'une
petite fille pour une maison.
Montpellier, le 27 octobre
1999 |