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          Ai-je vraiment le droit d'étaler 
            les images paisibles d'une enfance heureuse 
            alors que l'on vient juste de fêter 
            les cinquante ans des camps de concentration 
            ? Claudette raconte ses souvenirs pour 
            sa famille et ses amis, pour qu'ils la 
            connaissent mieux, pour qu'ils se souviennent 
            d'elle le jour où elle ne sera 
            plus là. Claudette a tout juste cinq ans à 
            la déclaration de guerre. Son Papa 
            est un grand maigre, aux yeux noirs ; il 
            a des cheveux bruns qui ondulent avec un 
            joli cran naturel sur le côté 
            droit. C'est un rêveur qui lit beaucoup 
            et qui a démissionné devant 
            l'énergie débordante de Maman. 
            Il adore sa femme. Le dimanche, par exemple, 
            il descend au marché en vélo, 
            et achète un gros bouquet. Cela nous 
            fait toujours rire, de le voir se tenir 
            en équilibre, le guidon d'une main 
            et le bouquet de l'autre. Maman et nous, 
            les deux petits gamins, nous allons à 
            pieds. Quand Papa nous aperçoit avec 
            nos gros sacs à provisions chargés, 
            il tend le bouquet à maman, vite, 
            vite ; il est charmant Papa, mais il se 
            sent si maladroit avec ses fleurs. Puis 
            il prend le sac le plus lourd et part devant. 
            Il économise aussi son argent de 
            poche pour nous faire des cadeaux : un corsage 
            pour Maman, des jouets pour nous. Il ne 
            pense jamais à lui. Il sait tout 
            faire dans la maison, en particulier il 
            cuisine remarquablement bien. Il avait six ans lorsque son propre père 
            est " Tombé au Champ d'Honneur 
            ". Pupille de la nation et soutient 
            de famille, il ne devait en principe pas 
            être mobilisé ; mais, il le 
            fût. Ce n'était sûrement 
            pas l'homme qu'il fallait pour aller à 
            la guerre. J'entends par là, que 
            ce n'était ni un actif ni un sportif, 
            pas de quoi faire un bon soldat. Il est parti en Septembre 39. Il a eu une 
            permission en février 40. Je me souviens 
            que nous avons fait des photos, qu'il faisait 
            un froid glacial, et qu'il a neigé 
            tout au long de son séjour. Son régiment 
            ayant traversé la France à 
            marche forcée, beaucoup d'hommes 
            furent hospitalisés, les pieds en 
            sang, à l'hôpital de Saint-Quentin 
            dans l'Aisne. Très rapidement les 
            Allemands sont arrivés. Ils ont investi 
            l'hôpital, ont fait prisonniers tous 
            les malades et les ont embarqués 
            en direction de l'Allemagne. Nous n'avons 
            revu Papa qu'en Août 45. Maman, à la déclaration de 
            guerre, a vingt-neuf ans. C'est une jeune 
            femme mince, et fraîche. Issue de 
            deux petits paysans, l'une du Morvan, l'autre 
            du Loir et Cher, elle est plus grande qu'eux, 
            mais en possède la ténacité 
            et la volonté inébranlables. 
            Elle aime passionnément son mari 
            qu'elle a épousé contre le 
            gré de ses parents. Elle pleure le 
            départ de Papa, et espère 
            qu'il reviendra bientôt. Puis, son 
            énergie reprenant le dessus, elle 
            se dit qu'elle a deux jeunes enfants, et 
            qu'il s'agit de s'en occuper. Elle n'a pas 
            de soucis financiers : la S.N.C.F. lui versera 
            le salaire de Papa pendant toute la durée 
            de la guerre. Elle coud, elle tricote, mais 
            elle passe aussi beaucoup de temps pour 
            nous trouver à manger. Partout où elle va, elle nous traîne 
            avec elle. Elle nous traîne, c'est 
            exactement cela. Elle irait dix fois plus 
            vite sans nous. Mais elle ne se sépare 
            jamais de nous. Dédé a trois 
            ans, mais est resté un gros bébé 
            joufflu, joyeux, qui ne rentre pratiquement 
            plus dans son landau. Je fais des centaines 
            de petits pas rapides, mais je n'arrive 
            pas à suivre la cadence de Maman. 
            Alors elle se retourne, et elle m'attend. 
            Elle repart, et la distance entre elle et 
            moi grandit de nouveau. Nous habitons Villemomble, une petite ville 
            de la banlieue parisienne. Au début 
            de la guerre nous trouverons encore de quoi 
            manger. Les mois passants, nous ne trouverons 
            plus rien ni dans les boutiques, ni sur 
            les marchés de la ville. Comme une 
            catastrophe n'arrive jamais seule, la mère 
            de Papa vient s'installer chez nous sans 
            avoir demandé l'avis de Maman. Est-ce 
            pour surveiller sa belle-fille ? Une jeune 
            femme isolée aurait-elle des tentations 
            ? C'est ce que dit Maman qui déteste 
            sa belle-mère. D'ailleurs, Grand'Mère 
            Joséphine avouera qu'il est plus 
            facile de se nourrir à la campagne 
            qu'en ville. Alors, elle n'avait qu'à 
            rester chez elle. Elle se plaint du vent 
            qui balaie sans cesse les rues. C'est vrai, 
            je me souviens de ce vent permanent qui 
            nous essoufflait. Curieux ! Il a disparu 
            après la guerre. Bref ! Ce n'est pas l'amour tendre entre 
            ces deux femmes-là. La " cohabitation 
            " comme on dit maintenant, est des 
            plus houleuses. Mémé Joséphine 
            veut faire obéir Maman comme elle 
            nous fait obéir. Vous qui connaissez 
            Maman, voyez ce que cela peut donner : Un 
            peu comme si on voulait changer la Tour 
            Eiffel de place, il y aurait quelques résistances. 
            Mémé prend les rênes 
            du ménage en mains. Dédé 
            déteste la soupe. Comme il refuse 
            d'avaler, Mémé jette Dédé 
            dehors dans le noir. Le pauvre gros poupon 
            a peur, il hurle, il a froid, il veut rentrer. 
            Maman se lève de table pour ramener 
            son fils au chaud. Mémé donne 
            un tour de clef et crie à travers 
            la porte : veux-tu manger la soupe ? Dédé 
            promet tout ce qu'on veut, pourvu qu'il 
            revienne dans la tiède et lumineuse 
            cuisine. Pendant ce temps, Maman a mis l'assiette 
            du petit dans le four. Elle fait rentrer 
            son beau gamin barbouillé de larmes, 
            le prend sur ses genoux et le fait manger. 
            Ce soir-là, aucune des deux femmes 
            n'a gagné. Mon petit frère Dédé, 
            et moi nous détestons jouer aux dominos. 
            Chaque soir Mémé nous oblige 
            à y jouer, assis sur la bordure du 
            grand lit. Pour poser un domino, nous nous 
            appuyons sur le matelas. Ca fait un trou, 
            où tous les dominos déjà 
            posés s'engouffrent. Mémé 
            dit que nous trichons. Mon petit frère 
            sait à peine jouer et bien sûr 
            il lui arrive de se tromper. Ma Grand'Mère 
            sait jouer, mais elle triche souvent : elle 
            prend en cachette un domino dans la pioche 
            et repose discrètement le sien à 
            la place. Mémé gagne tout 
            le temps, c'est une sale tricheuse. Quand 
            elle ne s'occupe pas de notre bonne éducation 
            ou qu'elle ne triche pas aux dominos, Grand'Mère 
            Joséphine tricote pour son fils prisonnier. 
            Elle lui fait des grosses moufles kaki, 
            des kilomètres de cache-nez kaki, 
            des chaussettes de laine kaki et des passe-montagne 
            kaki (le passe-montagne, est une sorte de 
            cagoule). Que c'est " moche !" 
            Je trouve que ce n'est même pas une 
            vraie couleur ! Je préfère 
            le rose, alors je prends mon tricotin, et 
            je fais une superbe chaînette.  Mon tricotin est un petit personnage en 
            bois peint de couleurs vives. Sur la tête 
            ronde sont plantés quatre clous. 
            Le petit personnage est percé de 
            la tête aux pieds d'un trou rond qui 
            laissera descendre la cordelière. 
            Bref, c'est un tricotin ! Chaque mois nous faisons parvenir à 
            Papa un colis, par l'intermédiaire 
            de la Croix-Rouge. Il reçoit ainsi 
            la plaque de chocolat de mon petit frère 
            qui préfère la ration de fromage 
            de Maman qui, elle, préfère 
            les pommes. Parfois nous pouvons joindre 
            quelques boîtes de pâtés 
            ou quelques denrées non périssables. 
            Ce mois-ci, je glisserai mon cadeau rose 
            au fond du colis. Papa aura bien chaud avec 
            les vêtements kaki de sa mère, 
            mais il sera content de mon cadeau pas du 
            tout utile mais si joli ! Je suis bien contente 
            de moi !  Nous partageons ma maigre plaque de chocolat 
            mensuelle avec notre Mémé 
            trop gourmande. Nous nous privons souvent 
            pour Papa qui trouve toujours ses colis 
            trop légers. A Noël, nous lui 
            envoyons toutes nos sucreries, le pain d'épices, 
            et pour qu'il soit en forme, nos gâteaux 
            vitaminés. Je veux bien donner à 
            Papa mes gâteaux vitaminés, 
            mi-sucrés, mi-salés, parce 
            que je n'aime pas ça. Mais de temps 
            à autre, j'aimerais bien garder quelques 
            friandises... Papa ne se rend pas bien compte de tous 
            les sacrifices que l'on fait pour lui. Il 
            croit que la nourriture est abondante, comme 
            dans ses souvenirs d'avant guerre. Il ne 
            sait pas que nous avons des cartes de rationnement. 
            On ne peut pas tout raconter car les lettres 
            sont censurées et portent de grandes 
            marques violettes en travers. Alors on dit 
            seulement que tout va bien, que nous grandissons, 
            et qu'il ne s'en fasse pas pour nous. Maman 
            écrit sur une carte-lettre qui sera 
            lue par toute l'administration allemande. 
            On dirait que chaque mois Maman écrit 
            exactement la même lettre à 
            Papa. Elle dit qu'elle va bien mais qu'elle 
            s'ennuie de lui, qu'elle est bien contente 
            d'avoir la compagnie de Mémé. 
            Elle dit aussi à Papa qu'elle l'aime 
            et qu'elle lui fait des bisous... et surtout 
            qu'elle espère recevoir bientôt 
            de ses nouvelles.  Quand je pense au pugilat permanent, entre 
            Maman et sa belle-mère, je me demande 
            comment Maman peut écrire sa satisfaction 
            de voir Mémé chez nous. Les 
            grandes personnes sont décidément 
            un mystère... Maman fait régulièrement 
            des photos qu'elle envoie à Papa. 
            Ainsi nous voit-il évoluer. De son 
            côté, Papa nous fait parvenir 
            des photos de groupe, où il paraît 
            être bien portant. Maman dit que c'est 
            de la propagande voulant prouver que les 
            prisonniers ne sont pas mal traités 
            par les Allemands. Bon, je reviens aux cartes de rationnement. 
            Chaque mairie de France a distribué 
            aux habitants de la commune une carte de 
            rationnement. Tous les mois, les Français 
            ont droit, sur présentation de cette 
            carte, à des sortes de petits timbres. 
            Ces timbres sont aussi précieux que 
            ta vie : ce sont les tickets de rationnement. 
            Tu ne peux rien acheter sans eux. Les cartes 
            sont différentes selon les âges 
            des individus. Par exemple, un bébé 
            a droit à des laitages, un enfant 
            a droit à du chocolat, un adolescent 
            à du fromage, un adulte à 
            une plus grande quantité de pain. 
            Il y a des tickets pour chaque chose. Tu 
            vas chez le pharmacien chercher ta ration 
            de sel. Et quand, juste avant la libération, 
            Grand-Père sera mourant, le Docteur 
            prescrira de bonnes bouteilles de Bordeaux, 
            avec une allocation supplémentaire 
            de tickets. Un adulte a une ration de deux cents grammes 
            de pain par jour. Les paquets d'ersatz de 
            café sont surmontés de quatre 
            grains de café, coincés entre 
            le carton carré et le dessus du paquet. 
            Quant au sucre, on ne sait pratiquement 
            plus ce que c'est. Il existe un produit 
            de remplacement, un ersatz, qui a un goût 
            acide plutôt que sucré, c'est 
            la saccharine. Je n'aime pas ça. La viande, elle, c'est de la vraie viande, 
            pas un produit inventé par les chimistes, 
            mais il y en a si peu. Alors au lieu d'aller 
            acheter un minuscule morceau, on attend 
            une semaine parfois deux, pour avoir une 
            portion convenable pour chacun. Cependant, 
            chaque jour nous passons devant chez le 
            boucher, pour nous informer du prochain 
            arrivage. Il ne s'agit pas de le manquer. 
            Le jour de l'arrivage les gens font la queue 
            avant l'aube pour être sûrs 
            d'être servis. Après deux heures 
            d'attente, le boucher sort parfois de sa 
            boutique, pour annoncer qu'il peut encore 
            servir cinq personnes pas plus. Les gens 
            se disputent et se battent pour essayer 
            de " resquiller " et de faire 
            partie des cinq chanceux. De toute façon 
            ces cinq là, auront un petit bout 
            de pot-au-feu et beaucoup d'os.  Un pauvre vieux du voisinage s'est fait 
            voler sa carte de rationnement et ses tickets 
            pour le mois... Imaginez son angoisse. Non 
            seulement il n'a rien pour le mois présent, 
            mais encore il ne recevra plus jamais rien, 
            car il faut présenter sa carte chaque 
            mois pour obtenir de quoi tenir le mois 
            suivant. Personne à la mairie ne 
            voulant se mouiller, ce pauvre vieux a failli 
            en " crever ". Il paraît 
            qu'une âme compatissante, qui connaissait 
            quelqu'un, qui connaissait quelqu'un d'autre, 
            a procuré, moyennant finances, une 
            belle carte et beaucoup de tickets au vieux 
            monsieur. Pour les vêtements, les tissus et 
            les chaussures, pour le savon, les cahiers 
            et la faïence, il faut des tickets. 
            Quand je suis rentrée à la 
            grande école, j'avais toujours sur 
            moi une carte de points. Cette carte te 
            permettait d'obtenir de la Maîtresse, 
            un nouveau crayon noir ou deux crayons d'ardoise, 
            selon tes besoins, pour un point seulement. 
            On usait nos crayons jusqu'à temps 
            que l'on ne puisse plus les tenir et que 
            nos doigts frottent sur la page. Un cahier 
            valait trois points. Les élèves 
            ont vite compris qu'ils pouvaient faire 
            des économies de points. L'astuce 
            consistait à tracer à la règle 
            et au crayon à papier des rayures 
            régulièrement espacées 
            sur les quatre côtés de la 
            couverture. Tant que les couvertures ont 
            été de bonne qualité, 
            nous avons écrit à la plume 
            et à l'encre. Le jour où ces 
            couvertures sont devenues d'infâmes 
            buvards, nous nous sommes mis à travailler 
            au crayon. Nous devenons aussi astucieux 
            que les adultes.  Les Français sont débrouillards, 
            et au fur et à mesure que les mois 
            passent, ils inventent mille et une astuces 
            pour survivre. Bientôt on ne trouvera plus rien 
            à manger en ville. La survie consistera 
            à se souvenir brusquement qu'on a 
            une famille, un cousin éloigné, 
            une vague relation à qui on écrit 
            au nouvel an et qui pourrait éventuellement 
            nous héberger à la campagne. 
            Dès le départ de Papa, les 
            parents de Maman lui ont proposé 
            de nous recevoir. Maman a préféré 
            se débrouiller seule autant qu'elle 
            a pu. Quand la nourriture s'est raréfiée, 
            nous sommes partis chaque samedi munis de 
            deux gros sacs et d'une énorme valise 
            vides. Nous sommes allés chercher 
            cette nourriture là où elle 
            se trouvait, chez nos grands-parents. Ah ! Le cauchemar ! Epuisants, ces allers-retours 
            ! Nous mettons déjà une demi-heure 
            à pieds pour descendre à la 
            gare. Le train à vapeur est un omnibus, 
            lent et inconfortable en wagon de troisième 
            classe. Il faut changer, à Lagny 
            et attendre la correspondance. Sur le quai, 
            il fait froid mais moins froid que dans 
            la salle d'attente non chauffée. 
            Enfin arrive ce train poussif. Tu continues 
            à te réfrigérer car 
            le train n'est pas chauffé non plus. 
            Arrivés en gare de La Ferté-sous-Jouarre, 
            il y a encore deux kilomètres à 
            parcourir à pieds pour atteindre 
            le village de Reuil-en-Brie. Souvent, mon 
            petit frère et moi, nous nous endormons 
            épuisés, sans avoir le courage 
            de dîner. Grand-Père Arthur a déjà 
            tué un lapin, un poulet, il a arraché 
            des légumes. Grand'Mère Caroline 
            a ramassé les ufs de poule 
            et de cane. Il ne reste plus qu'à 
            faire du pain. Ah ! Faire du pain, quelle joie et quelle 
            souffrance ! Les Français sont débrouillards, 
            ça nous le savons. C'est d'abord 
            le temps des échanges. Grand-Père 
            ne cultive pas de blé, mais il a 
            beaucoup de légumes et de fruits, 
            il fait du cidre. Grand'Mère élève 
            des lapins, de la volaille, des chèvres, 
            des moutons, une truie. C'est chouette, 
            Grand'Mère est presque une fermière. 
            Par échanges, nous aurons du blé 
            pour faire le pain. Grand-Père va 
            parfois très loin de Reuil sur son 
            vieux vélo. Il va jusqu'à 
            Jaignes, et ne rentre que le soir chargé 
            de fromage et de beurre. Un jour il a même 
            rapporté une bouteille de " 
            gnole ", que cette bouteille sentait 
            bon ! Donc, maintenant que nous avons du blé, 
            nous allons faire du pain. Le moulin à 
            café en bois ne sert à rien, 
            vu qu'il n'y a plus de café. Alors 
            il devient meule à broyer les grains 
            de blé et à les transformer 
            en farine. Les enfants sont chargés 
            de ce travail. Le moulin à café 
            est un cube. En son centre, une partie métallique 
            comprend une mâchoire dentelée 
            et une poignée. On remplit la partie 
            métallique de grains de blé, 
            On cale bien le moulin carré entre 
            les cuisses et on sert très fort 
            pour que seule la poignée tourne. 
            Et on commence à moudre. Les coins 
            du moulin te rentrent dans les jambes, tu 
            arrêtes de moudre, tu frottes un peu 
            tes cuisses endolories, et tu recommences 
            à moudre. Un petit tiroir récupère 
            la farine. Tu n'es pas au bout de tes peines 
            ! Il faut exactement trente " moulin 
            à café " pour faire un 
            pain rond. Celui-là sera pour nous, 
            je l'ai bien mérité avec mes 
            bleus. Heureusement que la gymnastique est 
            le vendredi, sinon la Maîtresse croirait 
            que je suis une fillette martyrisée 
            ! Et en avant pour le deuxième pain... Nous éplucherons aussi de la compote 
            avec les pommes tombées. Il faut 
            beaucoup de pommes pour faire une petite 
            compote. Ah ! Quel délice, ce pain 
            blanc chaud avec de la compote. Cela vaut 
            tous les gâteaux du monde...  Hélas, il faut repartir vers la 
            ville. Maman se charge de la grosse valise, 
            pleine à craquer et d'un sac. Je 
            donne la main à mon petit frère 
            et je porte l'autre sac. Mon sac contient 
            le pain, les ufs, datés et 
            enveloppés séparément 
            dans du papier journal. Au moment du départ, 
            Pépé a posé délicatement 
            un bouquet de petits illets très 
            parfumés sur le dessus de mon sac. Et c'est de nouveau le train jusqu'à 
            Lagny, et l'attente de la correspondance 
            dans le noir et le froid. Quand nous montons 
            enfin dans le train qui nous ramène 
            à Villemomble, Dédé 
            s'endort immédiatement. Maman et 
            moi nous aurons du mal à le réveiller 
            à l'arrivée. Je me laisse 
            bercer par le roulement cadencé du 
            train, mais je n'ose pas dormir. Je surveille 
            Maman qui est fatiguée. Et si l'on 
            s'endormait tous les trois et qu'on fasse 
            un long voyage, comme cela serait bien. 
            Je somnole, mais à chaque arrêt 
            j'écoute l'employé qui crie 
            le nom de la station dans son porte-voix. 
            Je n'ai pas envie de me retrouver à 
            la Gare de l'Est. Il nous faudra presque 
            une heure pour remonter à la maison 
            : la valise est lourde, et Maman fait de 
            nombreuses haltes et change de mains. Il 
            est vingt-trois heures quand nous parvenons 
            enfin devant notre grille. Et si je ne craignais 
            pas que Maman me traite de " cinglée 
            ", je l'embrasserais bien ma haute 
            grille verte, je suis tellement contente 
            d'être chez nous. Pas de grâce 
            matinée possible, demain il y a classe. Nous ferons ces allers et retours chaque 
            semaine pendant des mois. Nous ne partirons 
            définitivement pour la campagne, 
            qu'après la disparition de notre 
            " Lapin " apprivoisé. Nous 
            ne reviendrons à la maison qu'au 
            retour de Papa. Donc, on se débrouille... Bientôt, 
            à la débrouillardise individuelle, 
            va s'ajouter une véritable industrie. 
            Des individus intelligents se disent que 
            puisque les Français manquent de 
            tout, et que certains ont de l'argent, pourquoi 
            ne pas en profiter pour faire de la contrebande, 
            comme au temps de la gabelle. C'est la naissance 
            du Marché Noir. Il s'établira 
            de solides fortunes sur ce trafic.  Parallèlement au marché noir, 
            il se crée des imprimeries clandestines. 
            Les fausses cartes de rationnement ne sont 
            qu'une toute petite chose, florissante et 
            lucrative certes, mais non vitale. Je me 
            trompe, elles sont vitales pour tous les 
            maquisards, ravitaillés par les gens 
            d'alentour. Bien plus dangereuse et importante 
            est la confection de fausses cartes d'identité, 
            de faux papiers plus vrais que nature. Ces 
            cartes d'identité sauveront un grand 
            nombre de personnes recherchées. Et le couvre-feu, vous savez ce que c'est 
            ? Quand la nuit tombe, les rues, les maisons 
            doivent devenir invisibles du ciel. Les 
            aviateurs ne doivent pas pouvoir repérer, 
            ni une usine, ni un cours d'eau, ni une 
            voie ferrée, ni un pont. Ils ne doivent 
            pas reconnaître la géographie 
            de notre pays. A cette époque-là, 
            l'ennemi déclaré de la France 
            occupée, ce n'est pas celui qui occupe 
            ton sol indûment, c'est l'aviateur 
            Anglais qui vient bombarder les points stratégiques. 
            Dès que le jour baisse la France 
            devient aussi invisible que l'Atlantide, 
            c'est vous dire ! Les mairies ont fait distribuer aux habitants 
            des papiers ou peut-être des cartons 
            violets. Les fenêtres doivent être 
            calfeutrées ainsi que toutes les 
            issues. La lumière des ampoules électriques, 
            quand il y a du courant, ne doit pas filtrer 
            à l'extérieur. La milice civile 
            et française se charge de faire respecter 
            l'ordre. Un soir nous avons eu très 
            peur. Quelqu'un frappe avec violence à 
            la porte de cuisine, c'est la milice. Deux 
            hommes sévères disent à 
            Maman qu'elle est en infraction notoire. 
            Maman ne comprend pas. Elle explique tout 
            : son mari prisonnier, ses gosses à 
            s'occuper, la présence de sa belle-mère, 
            quatre bouches à nourrir, sa respectabilité. 
            Maman est intarissable. Le grand " 
            type " lui dit " Taisez-vous donc 
            un peu, on n'est pas là pour entendre 
            vos salades ; vous êtes en infraction 
            ". Maman suffoque de colère 
            et de hargne " C'est la meilleure " 
            dit-elle. Alors les deux hommes la font 
            taire en haussant le ton. " Madame 
            votre lumière se voit de l'extérieur 
            ". " Evidemment, à force 
            de mettre et de retirer ces papiers, les 
            punaises passent à travers et j'ai 
            beau mettre du papier gommé dans 
            les coins ça se déchire tout 
            le temps " crie Maman furieuse. Les 
            deux hommes ne se fâchent pas. Ils 
            écrivent sur un feuillet. Je suis 
            terrorisée. Maman a répondu 
            avec insolence à ces gens tout puissants. 
            Ils vont sûrement " l'embarquer 
            ". Mais ils se contentent de lui remettre 
            le petit papier. " Avec ça, 
            vous pouvez obtenir des cartons neufs et 
            les faire renouveler autant de fois qu'il 
            le faudra ". Quelle frousse nous avons 
            eu ! Les alertes, tu sais ce que c'est que les 
            alertes ? Tu vois, quand chaque premier 
            mercredi du mois retentit la sirène 
            de la mairie, je tremble. Je tremble, parce 
            que cet appel innocent réveille en 
            moi des angoisses et des vieilles peurs 
            cinquantenaires. La sirène, c'est 
            le signal de début d'alerte. A ce 
            moment là tous les Français 
            doivent respecter les consignes qu'ils ont 
            reçues. Chaque quartier, chaque secteur 
            a ses abris. Les habitants ont pratiqué 
            des répétitions au cours d'alertes 
            fictives. Ils savent qu'ils doivent se diriger 
            vers un abri, toujours le même, et 
            cela le plus rapidement possible. Les alertes 
            de nuit sont particulièrement impressionnantes. 
            Sur nos pieds de lit, nos manteaux reposent 
            en permanence en compagnie d'un bonnet de 
            laine bien chaud et d'une lampe de poche. 
            Dès que la sirène retentit, 
            Maman sort Dédé de son lit 
            tout endormi, l'emballe dans une couverture 
            et le dépose tout fumant de pipi 
            chaud dans le landau toujours près 
            pour un départ précipité. 
            Un tour de clef énergique, à 
            cause de vols fréquents perpétrés 
            pendant les alertes et c'est la course vers 
            les carrières de gypse. Notre abri 
            de quartier se situe en effet sous la colline, 
            dans les carrières profondes et ramifiées. 
            L'épaisseur de roche au-dessus de 
            nos têtes donne, parait-il, une sécurité 
            totale. Les souterrains sont remarquablement bien 
            aménagés. Plusieurs groupes 
            électrogènes sont prévus 
            et les ampoules de faible puissance permettent 
            de se reconnaître entre voisins. Au 
            début des hostilités les responsables 
            de l'abri nous ont assigné des places 
            assises précises sur les deux rangées 
            de bancs, pour être sûrs que 
            tous les habitants sont bien là. 
            Peu à peu, au fil des mois, les gens 
            se sont regroupés par affinité. 
            Cela n'empêche pas de prêter 
            attention aux autres, au contraire. Parfois 
            on entend : " Ne refermez pas les portes, 
            les Untel ne sont pas arrivés ! ". 
            Puis on referme les doubles sas et personne 
            ne peut ni entrer ni sortir jusqu'à 
            la sirène de fin d'alerte. Etre réveillée en pleine 
            nuit, courir dans le froid, s'asseoir dans 
            une galerie humide, cela n'est ni plaisant 
            ni distrayant, disons seulement que c'est 
            supportable. Mais il y a une chose que je 
            ne supporte pas, c'est le port du masque 
            à gaz. Les adultes et les enfants 
            de plus de cinq ans ont reçu cet 
            ignoble objet. J'ai civilement plus de cinq 
            ans, c'est vrai, mais je n'en ai pas la 
            taille. Cette chose qui m'est octroyée 
            ne me va pas du tout. Les hublots pour les 
            yeux laissent ressortir le bout de mon nez, 
            et la boîte ronde dans laquelle je 
            suis censée respirer, me cache le 
            nombril. Je ne parle pas des élastiques 
            qui doivent se croiser au sommet du crâne, 
            mais qui glissent sans arrêts malgré 
            les astuces ingénieuses de Maman 
            pour les raccourcir. J'étouffe, je 
            me débats, et finalement les responsables 
            de l'abri conseillent à Maman de 
            me mettre, comme aux tout-petits, un mouchoir 
            sur la bouche en cas de besoin. Fort heureusement, aucun gaz toxique ne 
            sera envoyé sur les populations. 
            Nous sommes protégés en vue 
            de... la précédente guerre. 
            Mon Père est prisonnier parce qu'il 
            marchait à pieds tandis que les Allemands 
            défilaient déjà sous 
            l'arc de Triomphe avec leurs chars. Ils 
            préparent les V2 pour les envoyer 
            sur l'Angleterre non soumise. La propagande 
            du gouvernement français de Vichy, 
            ne lance-t-elle pas à intervalles 
            réguliers sur les ondes de la T.S.F. 
            : " L'Angleterre comme Carthage sera 
            détruite ! ". Et c'est vrai 
            que des bombardements dévastateurs 
            ont déjà endommagé 
            le cur de Londres, et que cela va 
            continuer. Les Allemands occupent notre 
            territoire. Les gaz, c'est leur spécialité 
            pas celle des Anglais. En réfléchissant 
            bien, l'Allemagne ne va pas envoyer " 
            du gaz moutarde " sur son armée 
            d'occupation. Je crois que nous ne risquons 
            pas grand chose de ce côté 
            là. Par contre, involontairement bien sûr, 
            les bombardements nous deviennent familiers. 
            Et croyez-moi c'est le genre de choses que 
            l'on n'oublie pas ! Tout point stratégique 
            pouvant aider l'Allemagne à gagner 
            la guerre doit être systématiquement 
            détruit. Ainsi, les usines importantes, 
            les aéroports, les ponts enjambant 
            les rivières, et surtout les gros 
            nuds ferroviaires, les gares de triages, 
            subiront de la part des Alliés un 
            pilonnage incessant. Il s'agit d'empêcher 
            à tous prix la double circulation 
            des produits et des hommes entre l'Allemagne 
            et la France. Nos produits métallurgiques, 
            nos denrées alimentaires, nos plus 
            jeunes gens, avec le S.T.O., passent de 
            l'autre côté du Rhin. La France 
            est saignée à blanc ! Retraversent 
            le Pont de Kehl et Strasbourg, le matériel 
            lourd, les chars, les obus, les explosifs 
            puissants, les engins de guerre les plus 
            sophistiqués. Aussi des raids aériens 
            souvent meurtriers nous viennent-ils d'Angleterre 
            : détruire une usine à gaz, 
            c'est détruire également les 
            habitations alentours. Les Français 
            disent que les Anglais " arrosent large 
            ". En d'autres termes, pour être 
            sûrs d'atteindre leur objectif, les 
            aviateurs ont ordre de bombarder une plus 
            grande surface qu'il ne faudrait. Résultats, 
            des morts, de nombreux blessés parmi 
            les civils, des habitations détruites... 
            Et pour nous, des séjours de plus 
            en plus fréquents, de plus en plus 
            longs dans les abris. D'ailleurs, chaque mois verra se construire 
            de nouveaux abris. Ainsi en partant de la 
            maison pour se diriger vers la gare, de 
            petits refuges seront creusés sous 
            les trottoirs de la Grand'Rue et ceux de 
            l'avenue du Raincy. Partout, de petites 
            balustrades en fer, signaleront aux passants 
            qu'ils doivent se précipiter là 
            en cas de nécessité. Et les 
            gens s'habitueront à ce rythme de 
            vie, s'engouffreront dans ces trous et sitôt 
            l'alerte terminée se précipiteront 
            à l'extérieur pour reprendre 
            leurs activités interrompues. (Inachevé 
            17-03-95) Nous les enfants, nous souffrons peu de 
            la guerre. Nos habitudes sont changées 
            mais nous nous en accommodons. En 1942, 
            Maman se met à cultiver des pommes 
            de terre à la place de ses parterres 
            de fleurs, c'est peut-être vital mais 
            pour nous c'est plutôt amusant. (Voir 
            le texte "Doryphores et pommes de terre"). 
            Le seul vrai drame enfantin, pour mon frère 
            et moi, est la disparition de "Lapin", 
            notre compagnon de jeux. (Voir dans Villemomble, 
            le texte "Lapin") Chasse aux Juifs : C'est à cette 
            époque-là que nos gentils 
            Amis Gordon, deux personnes âgées 
            et paisibles sont embarquées et disparaissent 
            à jamais. Cette horrible action laisse 
            dans nos curs une marque indélébile 
            d'amour blessé et de révolte 
            contre toutes les injustices. (Voir le texte 
            "Egalités des chances") Les alertes ? Toujours les alertes ! Cela 
            arrive même quand tu es à l'école, 
            même quand c'est ton tour de lire 
            ! Hier par exemple, nous étions en 
            train de colorier une belle frise. Soudain 
            la sirène retentit. Toutes les petites 
            filles et leur jolie maîtresse sursautent. 
            On abandonne tout. Descente disciplinée 
            de toutes les classes
 dans les douches, 
            sous l'école. Je ne sais pas quand 
            ce superbe bâtiment de briques rouges 
            a été construit mais les Maîtresses 
            disent que c'est du solide. Alors nous les 
            petites de 11ème (C.P.) on se sent 
            en sécurité. Nous sommes assises 
            sur les bancs de pierre, et sous les portemanteaux, 
            là où jadis les enfants se 
            déshabillaient pour prendre leur 
            douche. Mais cela ne marche plus depuis 
            des lustres, comme dit Maman. Les maîtresses 
            sont très bien : pendant les alertes 
            on joue à "Jacques a dit" 
            avec pas beaucoup de gestes, juste une fois 
            debout les pieds joints. On joue aussi "Aux 
            messages" : La première du rang 
            dit une phrase dans l'oreille de sa voisine 
            qui dit à la suivante jusqu'à 
            la fin du rang. La dernière dit tout 
            haut ce qu'elle a entendu. La première 
            redit la phrase de départ et tout 
            le monde rit. La sirène retentit 
            : Fin d'alerte. Parfois on est obligé 
            d'abandonner le jeu sans le terminer. C'est bien des alertes comme ça, 
            juste pour rire, pas pour recevoir les bombes. 
            Et hop ! Remontée agitée jusqu'en 
            classe. Et on continue ce qu'on avait laissé. La cantine scolaire : Cette année 
            il m'est arrivé quelque chose de 
            très désagréable. On 
            passe la visite médicale et le médecin 
            me donne une petite feuille à remettre 
            "Aux Parents". A midi, je rapporte 
            le papier. Maman le lit et pousse des hurlements 
            de rage et de colère. Il est écrit 
            : "L'extrême maigreur de cette 
            fillette prouve qu'elle est sous-alimentée 
            et en conséquence je vous mets en 
            demeure de l'inscrire à la cantine 
            dès demain". Maman se sent rouge 
            de honte à l'idée qu'on ait 
            pu penser une chose pareille ! Dans sa famille 
            il y a et il y aura toujours plus à 
            manger que nous n'en consommerons et ce 
            n'est pas la guerre qui modifiera l'attitude 
            de Maman vis-à-vis des aliments. 
            On pourra toujours mettre une assiette de 
            plus au cas où
 Alors Maman 
            crie et braille et gesticule contre cet 
            imbécile de médecin. A aucun 
            moment elle ne me gronde. Pourtant je suis 
            catastrophée car c'est de ma faute. 
            Mais manger est une corvée, je n'ai 
            jamais faim ; ce qui est dans mon assiette 
            peut être délicieux, au bout 
            de deux becquets je suis rassasiée. Donc, dès le lendemain je mange 
            à la cantine. Vous qui avez eu l'occasion 
            de manger à la cantine vous savez 
            ce que sont ces horribles repas. Mais imaginez 
            la cantine pendant la guerre ? D'énormes 
            boîtes de conserves données 
            par l'armée. Immangeable ! Je n'avale 
            rien. Je reste à table après 
            les autres. La femme de service compatissante 
            retire mon assiette et me donne deux grosses 
            cuillérées supplémentaires 
            de gelée de coing. Je déteste 
            cela mais pour lui faire plaisir je lèche 
            ma cuillère jusqu'à complète 
            disparition de cette confiture. Au bout 
            de cinq jours, tout le personnel de service 
            s'est rendu compte que j'étais impossible 
            à nourrir et Mme la Directrice a 
            pris l'initiative de me laisser rentrer 
            à la maison le midi. Durant quelques 
            jours j'ai mangé correctement puis 
            j'ai recommencé à tout laisser.  Cette semaine, Maman devra s'absenter toute 
            une journée pour des affaires de 
            grandes personnes. Ma Maîtresse a 
            proposé à Maman de m'emmener 
            ce midi-là chez ses Parents. Ma Maîtresse 
            est belle, mais belle, elle sent bon, elle 
            a de magnifiques cheveux frisés qui 
            tombent sur ses épaules. Je l'adore. 
            En classe elle a amené une vraie 
            poupée de porcelaine pour nous consoler 
            quand nous avons de la peine. Donc le jour 
            venu, je l'accompagne chez elle, toute fière. 
            Dans l'entrée, un piano brille. A 
            peine nos manteaux enlevés et nos 
            mains lavées, elle s'installe et 
            joue "Au clair de la lune", "Dagobert" 
            "La Mère Michel" et bien 
            d'autres. Quand elle s'arrête, elle 
            me pose cette étrange question : 
            Connais-tu ce que je viens de jouer ? Je 
            fais non de la tête, ce qui est faux 
            bien sûr. Et elle s'aperçoit 
            que je pleure, que je pleure de joie et 
            que je souhaite qu'elle continue sans jamais 
            s'arrêter. Alors, elle joue une tendre 
            berceuse. Apercevant sa Maman devant la 
            porte de salle à manger, elle dit 
            : "A table !". J'ignore ce que 
            j'ai avalé, ce qui est sûr 
            c'est que c'était délicieux 
            et que je n'ai rien laissé. Etonnement 
            de Maman à la sortie de quatre heures, 
            qui n'en croit pas ses oreilles. "Quand 
            vous voulez ! " Dit la Maîtresse. 
            "Elle a conquis mes Parents et vous 
            savez bien l'affection que je lui porte". 
            En fait, il ne m'a été possible 
            qu'une seule et unique fois d'y retourner. 
            Ce jour-là j'ai retiré mes 
            "galoches" et nous avons parcouru 
            toute la maison en riant. La Maman est d'origine 
            Allemande. Le pavillon est parfait, brillant 
            de partout, extérieur comme intérieur. 
            Elle vient de trouver de la peinture et 
            a refait les volets. Avec des bouts de tissus, 
            elle fait des tentures, des poufs, des bordures 
            d'étagères. Là-haut, 
            à l'étage, ce qui m'a le plus 
            étonné ce sont les lits. Elle 
            a cousu de gros pressions sur le matelas 
            et sur l'envers des draps du dessous. Une 
            fois agrafé le drap reste tendu, 
            immobile. La couverture s'enfile sur le 
            matelas comme une mule sur mon pied. Il 
            faut croire que c'est une curiosité 
            qui n'existe nul part ailleurs puisque ma 
            Maîtresse a tenu à me la montrer. 
            Le repas m'a paru merveilleux. Une fois 
            encore, je n'ai rien laissé. Nous 
            avons failli être en retard à 
            l'école à cause du piano. A la fin de l'année scolaire, j'ai 
            si bien travaillé que je passe directement 
            de la 11ème (C.P.) à la 9ème 
            (CE2). Ma nouvelle Maîtresse est vieille, 
            à cheveux blancs, toujours malade, 
            et elle se met en congé tous les 
            ans pour trois mois. D'ailleurs, en cours 
            d'année l'école ferme jusqu'aux 
            grandes vacances à cause des bombardements 
            de plus en plus fréquents. C'est vers cette même époque 
            que nous quittons Villemomble et que nous 
            nous réfugions à Reuil-en-Brie. Reuil, un séjour inoubliable, une 
            enfance heureuse à la campagne, faites 
            de petits riens, loin de la réalité 
            de la guerre. Bien entendu, le souci principal 
            pour faire survivre une famille c'est la 
            nourriture. Mais quand on a un Pépé 
            Arthur et son jardin, une Mémé 
            Caroline, ses volailles, ses lapins et la 
            grosse truie, on ne manque pratiquement 
            de rien. En réalité on manque de certaines 
            denrées, la ration de pain est nettement 
            insuffisante c'est pourquoi une fois par 
            semaine nous en faisons à partir 
            de grains de blé. Echange de Pépé 
            sans aucun doute. Une fois par semaine aussi 
            et par tous les temps, Maman se lève 
            à deux heures du matin, et file dans 
            l'obscurité la plus complète 
            jusqu'à La Ferté pour faire 
            la queue "Au cheval". Personne 
            ne dit : Se rendre à la Boucherie-Chevaline. 
            Elle y passe la matinée, n'oublie 
            pas d'acheter pour sa charmante belle-mère 
            Joséphine un beefsteak bien tendre, 
            lui porte et revient vers midi bien sonné. 
            Un jour elle ne revient qu'à une 
            heure de l'après-midi. Toute la famille 
            est angoissée se demandant ce qui 
            a pu lui arriver. Elle, fraîche et 
            souriante, ses deux kilomètres dans 
            les jambes et le ventre creux, tend un très 
            lourd paquet. Elle raconte heureuse que 
            le boucher n'a rapporté le cheval 
            qu'en début de matinée, qu'il 
            a pris le temps de le découper consciencieusement 
            avant de pouvoir commencer sa distribution 
            aux clients agglutinés les uns contre 
            les autres pour se réchauffer. Comme 
            Maman était dans les premières, 
            elle a eu un vrai rôti, d'excellents 
            beefsteaks et un gros os à moelle. 
            Ce jour-là nous sommes arrivés 
            très en retard à l'école 
            et la Maîtresse furieuse de nos explications 
            nous a grondés. J'ai réfléchi 
            qu'elle aurait sans doute souhaité 
            que nous lui glissions un beau morceau de 
            viande, pratique courante qui lui permettait 
            sans déplacements de recevoir du 
            beurre et autres denrées. Et je crois 
            très sincèrement, avec cinquante 
            ans de décalage, qu'en 1945, à 
            la distribution des prix c'est Odette qui 
            a eu le prix d'Honneur et moi seulement 
            le prix d'Excellence parce que les parents 
            de la gamine apportaient des victuailles 
            et du bois de chauffage à l'institutrice. 
            Et c'est aussi pourquoi elle ne la punissait 
            jamais alors qu'elle ne me loupait pas ! 
            J'étais bien plus vive, bien plus 
            intelligente que ma copine qui glissait 
            souvent un petit il sur mon travail. 
            J'adorais l'école, mais j'avoue une 
            certaine rancur pour cette flagrante 
            injustice ! La meilleure, la première 
            c'était moi et de très loin 
            ! Mais je n'étais qu'une réfugiée, 
            une fillette des villes. Odette au sortir 
            de son porche n'a jamais eu qu'à 
            traverser la rue pour pénétrer 
            dans la cour de l'école, elle était 
            du village, je ne l'étais pas. Là 
            était la différence !  Autre aliment indispensable : Le lait. 
            Cette corvée est réservée 
            aux enfants. Nous allons ensemble, mes deux 
            cousines, mon frère et moi à 
            la Ferme de Bréau. En sortant par 
            la petite porte, nous prenons un étroit 
            sentier bordé de fil de fer barbelé. 
            Nous longeons le cimetière et prenons 
            juste en face un large chemin empierré 
            qui permet aux véhicules agricoles 
            de se croiser sans problème. De chaque 
            côté, des ornières laissent 
            l'eau dévaler les pentes. La grimpette 
            est rude. Tant que nous longeons les champs 
            cultivés qui nous surplombent nous 
            nous sentons en sécurité. 
            Mais après une grande courbe, surgit 
            la partie boisée du trajet. En été 
            cela va encore, mais en hiver la nuit nous 
            rattrape souvent et nous sommes morts de 
            "frousse". L'heure de la traite 
            étant immuable, il est inutile de 
            partir plus tôt. Ayant parcouru à 
            toute vitesse deux bons kilomètres 
            dans le sous-bois nous arrivons enfin sur 
            le terre-plein. Ouf ! La ferme malgré 
            son énorme tas de fumier puant au 
            centre de la cour, ses chiens hargneux et 
            ses dindons pinceurs de mollets, nous paraît 
            des plus accueillantes. Nous rentrons dans 
            une vaste cuisine encombrée de partout 
            par les bidons. Nous disons toujours un 
            bonjour mêlé de curiosité 
            à une énorme dame, pas trop 
            vieille, mais si large, si courte, si grosse, 
            qu'elle ne peut se déplacer qu'en 
            s'appuyant sur une solide chaise de chêne. 
            Chargés de quatre ou cinq litres 
            de lait tout chaud nous prenons le chemin 
            du retour sans traîner. Un jour la 
            petite Nicole a buté dans un caillou 
            et s'est affalée. Sur le moment elle 
            a un peu pleuré, mais arrivée 
            à la maison elle avait du sang sur 
            le front, sur le coin de l'il et à 
            d'autres endroits du visage. Le médecin 
            est venu et a retiré de petits gravillons 
            fichés dans la chair, a désinfecté 
            et a rassuré Tata Zabeth quant à 
            l'il. Mais la petite cousine garde 
            une marque entre les deux yeux. Le lait sert à une multitude de 
            choses. Par exemple quand tu fais bouillir 
            du vrai lait de ferme, une énorme 
            couche de crème se forme à 
            la surface. Maman la recueille avec une 
            écumoire et la garde précieusement 
            dans un ramequin. Au bout de plusieurs jours 
            il y a assez de crème pour faire 
            un délicieux gâteau. Une chose qui nous manque cruellement c'est 
            du savon. Donc, Les femmes ont décidé 
            d'en fabriquer. Elles ont choisi une grande 
            lessiveuse, puis elles ont mis du suif, 
            de cette horrible graisse de mouton qui 
            empeste et l'ont mis à fondre tout 
            doucement sur la cuisinière. L'odeur 
            dégagée me soulevait le cur, 
            mais c'est quand même moi, qui perchée 
            sur une chaise, a été chargée 
            de "touiller" cet infâme 
            liquide. Quand tout fut fondu, elles ont 
            retiré les impuretés. Elles 
            ont ajouté un produit très 
            dangereux qu'on appelle de la soude. Gare 
            aux projections, a dit Maman qui m'a mis 
            un foulard sur le visage. Les petites bulles 
            qui viennent exploser à la surface 
            sont terribles. J'ai continué à 
            mélanger pour que cela ne fasse plus 
            qu'une sorte de pâte bien uniforme. 
            Mémé a poussé la marmite 
            loin du foyer, a laissé tiédir. 
            Elle a rapporté son beau flacon d'eau 
            de Cologne du Mont Saint-Michel et a versé 
            deux grandes cuillères à soupe 
            dans la mixture. Nouveau mélange. 
            Les femmes ont sorti la lessiveuse dans 
            la cour, puis ont versé la pâte 
            dans des moules pour faire refroidir. Le 
            plus dur a été le démoulage, 
            car les moules à pâtisserie 
            ne sont pas faits pour fabriquer des savonnettes 
            ! Il y a eu de nombreux et précieux 
            éclats qui ont giclé sous 
            la lame de couteau. Mais elles ont tout 
            récupéré pour la prochaine 
            lessive. Une chose est certaine, "j'vais" 
            en faire des économies de savonnettes, 
            me laver le moins possible ou juste à 
            l'eau claire ! C'est dégoûtant 
            le suif ! Les mois s'écoulent. C'est à 
            nouveau la rentrée scolaire puis 
            l'hiver. Un hiver rude, malfaisant, avec 
            d'énormes chutes de neige, suivies 
            d'un gel intense. Madame Villalard qui ne 
            s'est jamais absentée, tombe gravement 
            malade et doit rester au lit. Trois semaines 
            d'absence, renouvelables si l'état 
            de santé ne s'améliore pas, 
            a dit le médecin. Les poumons sont 
            pris et chaque mouvement arrache, selon 
            les dires de son fils, un cri de souffrance 
            à notre pauvre Maîtresse. Au 
            bout de quelques jours, débarque 
            " La Remplaçante ", une 
            jeune et dynamique Institutrice, un rigolot 
            bonnet de laine perché sur le dessus 
            du crâne et portant des moufles rouges 
            comme une gamine. Elle est vêtue d'une 
            grosse veste fourrée et 
 d'un 
            pantalon ! Une femme en pantalon, c'est 
            comme une sorte de prostituée qui 
            vient s'occuper des enfants ! Scandale ! 
            Tout le village est en révolution. 
            Le Maire absent, est à Paris pour 
            affaires. Le Secrétaire de Mairie, 
            le mari de Madame Villard approuve les villageois 
            et prend l'initiative de clore le portail, 
            empêchant quiconque de pénétrer 
            dans l'école. Quarante enfants et 
            leur nouvelle Institutrice se gèlent 
            et piétinent devant les grilles pour 
            se réchauffer. Tous les gamins qui 
            habitent au village rentrent chez eux. Mais 
            les autres ? Ceux qui viennent des hameaux 
            voisins, ceux qui apportent leur gamelle 
            pour manger à midi ? L'Institutrice 
            demande qu'au moins la salle de la Mairie 
            leur soit ouverte. Quelques vieilles curieuses, 
            qui traînent toujours dans les parages, 
            exigent l'ouverture de la classe pour ces 
            élèves-là et que le 
            poêle ronfle ! Devant cette pression 
            le Secrétaire cède. L'Institutrice 
            pénètre dans la vaste salle 
            avec les enfants. Le soir ils ressortent 
            enchantés, surtout ceux du "Certif" 
            qui ont bien travaillé. Les bureaux 
            de L'Inspecteur Primaire et de l'Inspecteur 
            d'Académie sont envahis par des lettres 
            de réclamations. "Qu'on nous 
            donne une Institutrice au bon renom, pas 
            une dévergondée." Réponse 
            sèche : "J'ai nommé Mlle 
            R. en remplacement de Mme V. actuellement 
            en congé de maladie du 
 au 
            
 A compter de ce jour, c'est Mlle 
            R. qui assume l'intérim ou personne. 
            Quant à la tenue vestimentaire, sachant 
            que nous subissons un hiver particulièrement 
            rigoureux et que cela risque de durer, j'autorise 
            à titre exceptionnel le port du pantalon 
            pourvu qu'il soit de couleur foncée. 
            Je renouvelle par cette présente 
            la circulaire du 
 autorisant le port 
            du pantalon pour toutes les petites filles 
            des Ecoles Primaires." Et c'est ainsi que notre nouvelle Institutrice 
            conquiert une classe émerveillée. 
            Cette classe folle piétine dans la 
            neige pour venir chanter sous la petite 
            fenêtre de sa chambre de location 
            toutes les " Marches " qu'elle 
            nous apprend. Nous la gardons longtemps, 
            mais pas assez à notre gré. 
            A son départ, nous, les filles, nous 
            pleurons, mais les garçons n'osent 
            pas, bien qu'ils soient aussi tristes que 
            nous. Le retour de Madame Villalard est 
            rude pour tous. C'est vrai qu'on apprend 
            bien avec notre Maîtresse mais je 
            crois qu'on apprend encore mieux avec la 
            jeune. Pour moi, c'est une sorte de grande 
            sur qui nous aime en même temps 
            qu'elle nous fait travailler autrement. 
            Monsieur Villalard, et les chansons apprises 
            autour du vieux piano, dans le couloir entre 
            la classe et la mairie, nous paraissent 
            subitement sans aucun intérêt 
            et totalement dépassées. Curieusement, ce village qui s'est rué 
            contre la jeune remplaçante, celle-ci 
            à peine partie, se jette sur une 
            autre proie. Des ragots contre le couple 
            Villalard, des déballages honteux 
            prennent de l'ampleur. Pourtant, ces deux 
            personnes sont très convenables et 
            nous les respectons. Mais certains villageois 
            ressortent de vieilles histoires invérifiables. 
            Il paraît que lui était un 
            très jeune curé quand il a 
            rencontré une délicieuse "bonne 
            sur"
 Que le fils aîné 
            est venu au monde de ce coup de foudre
 
            Que lui a défroqué, et qu'elle 
            a abandonné sa cornette pour se marier. 
            C'est vrai qu'ils sont rigides, classiques 
            dans leurs tenues vestimentaires et dans 
            leur morale sans faille, mais de là 
            à raconter ces bêtises il y 
            a une marge ou une vengeance bien paysanne 
            ! A la maison, ma famille refuse de croire 
            à ces ragots et nous défend 
            de les colporter. L'hiver s'est prolongé et un printemps 
            tardif nous renvoie au catéchisme. 
            Quand il fait frais, Madame Barbier riche, 
            nous accueille dans son entrée. Le 
            beau temps revenu nous marchons dans les 
            allées, gravement, en imitant Monsieur 
            le Curé. Le Catéchisme ? C'est 
            un livre avec des questions écrites 
            en noir foncé et en dessous des réponses 
            en clair. J'ai une bonne mémoire, 
            et chaque jeudi je suis très vite 
            libérée car je sais par cur 
            la page du jour. Oui, mais moi je ne comprends 
            rien. " Qu'est-ce que le mystère 
            de la Sainte Trinité ? 
 Et 
            autres questions comme celle-là ! 
            " Bon, de toutes façons nous les plus 
            âgés devons faire notre Confirmation. 
            Monseigneur l'Evêque va venir à 
            l'église de Luzancy. Il vient tous 
            les trois ans seulement et fait une fournée 
            de gamins, ayant fait leur Communion ou 
            pas. Un matin du mois de Juin, nous voilà 
            partis pour la répétition. 
            Chacun apporte son sandwicher car il y a 
            cinq bons kilomètres à faire 
            et on ne rentrera que l'après-midi. 
            Marcher le long du talus n'est pas du tout 
            amusant. Alors que l'on nous a recommandé 
            d'être graves et réfléchis, 
            on invente un concours de gros mots. Les 
            garçons en savent plein, je n'en 
            sais presque pas mais j'en enregistre le 
            plus possible. Soudain on aperçoit 
            l'église. C'est en " rigolant 
            " et en se bousculant qu'on pénètre 
            dans le jardin du Curé. Ce vieil 
            ivrogne au nez bourgeonnant et à 
            la face congestionnée, nous impose 
            silence. Nous évitons de nous regarder, 
            de peur d'éclater de rire. La fraîcheur 
            de l'église nous calme. On fait la 
            répétition de la Cérémonie, 
            on avale rapidement nos provisions, puis 
            on répète de nouveau. Quand 
            le Curé nous libère, on file 
            comme des lapins. Et Dieu, là dedans 
            ? Bah ! Il doit être bien content 
            de voir des gosses si heureux.   Chaque dimanche, quand il séjourne 
            à la campagne, M. N. sort sa traction-avant 
            et va chercher le Curé pour que le 
            village de Reuil puisse entendre la messe. 
            Puis le Curé déjeune au Domaine, 
            et arrose copieusement son repas : " 
            Aujourd'hui, une bouteille de blanc et trois 
            bouteilles de rouge, sans compter les liqueurs 
            ", annonce Marie-Victoire à 
            Caroline qui l'aide à faire la vaisselle.   Bon, la vie quotidienne, protégés 
            par notre enclos et notre chaude famille, 
            nous fait oublier les autres, la guerre, 
            la réalité. Nous sommes trop 
            jeunes et nous ne pensons qu'à nous. 
            Parfois la vérité nous rattrape 
            et nous rappelle que nous sommes sous le 
            gouvernement de Vichy et que les Allemands 
            sont partout. Un soir, vers vingt heures je crois, nous 
            sommes tous groupés autour du poste 
            de radio pour écouter la B.B.C. On 
            entend d'abord des sons martelés 
            puis "Ici Londres, ici Londres, Les 
            Français parlent aux Français". 
            Ce sont de drôles de phrases et le 
            gars dit : "La soupe aux choux est 
            prête". Je répète 
            : La soupe
 (Cette phrase n'a certainement 
            jamais été prononcée, 
            c'est juste pour vous donner une idée). 
            Pépé écoute religieusement 
            et nous ne bougeons même pas un doigt 
            de pied de peur qu'il nous pulvérise. 
            Ce jour-là, la liste des messages 
            secrets est plus longue qu'à l'ordinaire. 
            Un jour que j'avais dit à Pépé 
            que toutes ces phrases étaient idiotes, 
            il m'avait soufflé tout bas que c'était 
            des messages secrets comme dans un jeu mais 
            que c'était très important. 
            (Cette explication m'avait suffi pour que 
            je reste tranquille pendant l'écoute.) Soudain, tambourinement énergique 
            sur la porte d'entrée. Pépé 
            arrête la radio mais elle est bouillante 
            car elle marche avec de grosses lampes. 
            Mémé va ouvrir et se trouve 
            nez à nez avec un Allemand en uniforme. 
            Il dit : "Je viens chercher des ufs". 
            Mémé Caroline dit poliment 
            : Vous vous êtes trompé de 
            porte, je vous accompagne. Elle met son 
            châle, prend son petit panier à 
            ufs et emmène l'Allemand vers 
            la cuisine de la grande bâtisse et 
            laisse le visiteur aux bons soins de Marie-Victoire, 
            la cuisinière du domaine. "Bonsoir 
            mesdames, dit le militaire. Grand'Mère 
            revient et soudain se met à rire. 
            Elle nous montre son petit panier vide. 
            L'habitude, l'habitude, d'aller ramasser 
            les ufs, dit-elle. La radio a eu le 
            temps de refroidir, mais nous avons eu peur
 
            Ce qui ne nous a pas empêchés 
            de repartir à l'écoute dès 
            le lendemain. En fait, nous nous sommes 
            rendus compte que tous volets fermés 
            et porte close on entendait parfaitement 
            la radio de l'extérieur. L'Allemand 
            n'a pu ignorer notre activité. Nous 
            ne savons pas pourquoi nous n'avons pas 
            eu de graves ennuis. Il s'est peut-être 
            dit qu'un vieux, des femmes et plein de 
            gosses, c'était un groupe totalement 
            inoffensif. Cependant il pouvait tous nous 
            faire embarquer en prison pour activités 
            subversives. En tous cas, celui-là 
            était un être humain ou il 
            était sourd ! Depuis quelques temps les Allemands deviennent 
            nerveux. Les Maquisards, les F.F.I. semblent 
            être partout à la fois. Si 
            la Marne coule au fond de la vallée, 
            celle-ci est relativement étroite 
            et les collines boisées dominent 
            ce riche fond herbeux. Quelques hameaux 
            disséminés dans des bois touffus 
            et étroitement surveillés 
            par l'occupant ne gênent en rien la 
            Résistance. Les Allemands sont vigilants 
            et actifs. Des canons, des D.C.A. trônent 
            sur toutes les hauteurs et de violents projecteurs 
            balaient le ciel chaque nuit. Pépé 
            qui est allé à La Ferté 
            cette semaine s'est fait contrôler 
            trois fois sur le marché, place de 
            la Mairie. Vérification de la plaque 
            en métal sur le devant du vélo, 
            et autres chicaneries ont exaspéré 
            Pépé pourtant si patient. 
            D'ailleurs c'est simple, lui qui a fait 
            la guerre de 14 ne supporte pas l'idée 
            que tous les bustes de bronze soient partis 
            pour devenir des canons. Ces bustes étaient 
            l'hommage à de braves gens qui avaient 
            uvré pour la petite ville. 
            Un surtout, celui qui trônait au centre 
            de la Place près de la fontaine, 
            était respecté des habitants. Les Maquisards font des "Coups de 
            mains" de plus en plus audacieux, de 
            plus en plus près de La Ferté. 
            Cette nuit ils ont fait dérailler 
            le train de marchandises qui allait vers 
            Château-Thierry. Loin de toute habitation, 
            en rase campagne, les explosifs qu'il contenait 
            ont pulvérisé la végétation, 
            sectionnant les arbres sur une très 
            vaste étendue. Réveillés 
            en sursaut, nous nous sommes réfugiés 
            en rang d'oignon contre le mur de la cuisine, 
            loin des fenêtres. La maison a fortement 
            tremblé mais nous n'avons eu aucun 
            dégât. Alors l'Occupant se 
            déchaîne. En représailles, 
            il décide de faire payer aux civils 
            cet acte "criminel". Pépé 
            et tous les vieux, même un curé 
            gâteux sont sur la liste des gens 
            à "embarquer". Ces listes 
            sont placardées partout dans les 
            villes et villages à quinze kilomètres 
            à la ronde. Quarante hommes, quarante 
            hommes, sauf dénonciation des coupables, 
            paieront de leur vie ces munitions envolées. 
            Où est-ce qu'ils vont les trouver 
            leurs quarante hommes, dit Mémé. 
            Effectivement, il n'y a pas quarante hommes 
            valides à La Ferté, alors 
            les Allemands élargissent la surface 
            à ratisser. Cette fois les listes 
            sont complètes. L'angoisse grandit 
            chaque jour qu'une convocation n'arrive 
            à la maison. Notre Arthur n'a jamais 
            bougé de son jardin. Il n'est pas 
            non plus décidé à se 
            "planquer". "On verra bien" 
            dit-il fataliste. Cette attente du malheur 
            dure plus d'un mois. O ! Joie, ô ! Merveilleuse joie, 
            ô ! Bonheur ! Un jour, les listes 
            disparaissent, on ne saura jamais pourquoi. 
            On suppose que les Allemands ont trouvé 
            une poignée de F.F.I. et qu'ils ne 
            se sont pas privés de les massacrer. 
            Mais le silence absolu a toujours régné 
            quant à cet épisode tragique, 
            même après la guerre. A quelques 
            temps de là, le patron de Pépé 
            subit une rafle éclair dans sa propre 
            scierie avec d'autres personnes influentes 
            de la ville. Les Allemands les promènent, 
            debout dans des camions non bâchés 
            pendant des heures puis les cloîtrent 
            dans la "Kommandantur". On n'a 
            jamais revu aucun de ces hommes
 sauf 
            le Patron de la scierie. Qu'avait-il dit 
            ? Qu'avait-il promis ? En tous cas à 
            la fin de la guerre, il a vendu à 
            son frère ses parts de l'usine et 
            a filé en Argentine avec sa famille. 
            Il n'a même pas pris le temps de payer 
            ma Grand'Mère pour le dernier mois 
            de travail effectué sur le Domaine.  Maman travaille à la Mairie de La 
            Ferté comme secrétaire du 
            Maire. Celui-ci était jeune débutant 
            dans l'Administration, quand Maman a fait 
            ses premières armes au secrétariat 
            devant sa vieille machine à écrire. 
            Les Allemands viennent souvent pour différentes 
            paperasses. Maman si curieuse voudrait bien 
            savoir ce qui se trame derrière les 
            portes matelassées. Un jour qu'elle 
            exprimait cette idée devant Pépé 
            Arthur, celui-ci a littéralement 
            explosé malgré notre présence 
            enfantine : Est-ce que tu te rends compte 
            des idioties que tu t'apprêtes à 
            commettre ? Moins tu en sais et mieux cela 
            vaut ! Pense à tes gosses et sauve 
            ta peau et la nôtre par la même 
            occasion ! 
 J'ignore si elle a obéi 
            à Pépé, mais cette 
            question n'est jamais revenue à nos 
            oreilles de gamins. Et Dieu sait si nos 
            oreilles traînent sans jamais avoir 
            l'air d'entendre. Par une fin d'après-midi pluvieuse 
            Maman rentre blême de son bureau. 
            Elle s'avachit sur une chaise, les épaules 
            affaissées. Elle est anéantie. 
            Ma Mère c'est l'énergie, c'est 
            le tonus, comme on dira des années 
            plus tard. Cette femme effondrée 
            ne lui ressemble pas. Elle murmure : "Les 
            P'tits, les jeunes frères Fauvet 
            se sont fait pincer, torturer." Ils 
            avaient "disparus" au moment de 
            l'enrôlement pour le S.T.O. On savait 
            bien qu'ils faisaient de la Résistance, 
            ils ne s'en cachaient d'ailleurs pas avec 
            la fougue de leurs dix-huit printemps. Leur 
            Père a supplié les gradés 
            Allemands, offrant tout ce qu'il possédait, 
            disant de les mettre dans une prison française 
            comme on punit des galopins chapardeurs. 
            Un ricanement fut la réponse. Punis 
            pour l'exemple, pour inspirer la crainte 
            à ceux que cela tenterait de s'opposer 
            à l'Occupant. Ils ont été 
            torturés à nouveau puis exécutés 
            sauvagement. La Ville, au courant dans les 
            moindres détails par le bureau de 
            la "Propagande", a pleuré 
            dans son coin et s'est retranchée 
            dans un mutisme total. Pas d'hostilité, 
            pas de désapprobation ouvertes. Rien, 
            que la Frousse qui vous rend lâche 
            et muet. Cette semaine, dans les hameaux alentours, 
            il y a eu de violentes échauffourées, 
            mais je ne sais pas exactement qui en sortit 
            vainqueur, A Reuil on a seulement entendu 
            dire qu'il y avait de nombreux morts dans 
            les deux camps, de véritables boucheries. 
            Un dimanche, sur l'autre versant des collines, 
            les "Boches" ont tiré à 
            bout portant sur des civils qui se promenaient 
            paisiblement avec leurs gosses et leurs 
            chiens. Personne ne pouvait confondre ces 
            gens-là avec des "Ennemis du 
            Grand Reich". Plus le temps passe et 
            plus l'Occupant devient fou. Puis un soir 
            l'Etat-Major allemand qui occupe le "Château 
            de Reuil" depuis de nombreuses années, 
            brûle et brûle des tonnes de 
            paperasses et de petits objets divers. Le 
            gardien inquiet surveille de loin cet énorme 
            foyer qui risque de mettre le feu à 
            tout le Parc. Quarante huit heures durant 
            le brasier illumine le village ou l'enfume 
            selon le sens du vent. Odette dit que son 
            père n'en dort pas. Enfin, ayant 
            entassé pêle-mêle tout 
            ce qui est transportable, l'Etat- Major 
            plie définitivement bagages, sort 
            tous ses véhicules, voitures, camionnettes 
            et lourds camions, et en une colonne interminable, 
            file le plus vite possible vers Luzancy 
            et la région est de la Brie. Plus d'Allemands dans Reuil, mais ils sont 
            encore dans les collines, car on entend 
            le canon et autres violentes pétarades, 
            jour et nuit, à tout moment. A ce 
            tintamarre incessant succède un calme 
            complet, étonnant, inquiétant. 
            Cela dure quelques jours. Enfin, par une 
            après-midi ensoleillée, apparaissent 
            des voitures plates, des " jeeps ". 
            Debouts dans ces drôles de véhicules, 
            des noirs, beaucoup de noirs, des sourires 
            jusqu'aux oreilles, mâchant sans manger 
            et faisant de grands signes de joie. Les 
            Américains arrivent enfin jusqu'à 
            nous ! Ils pénètrent dans 
            le Parc du Château avec tout leur 
            matériel et s'installent toujours 
            joyeux. Ils nous appellent et nous distribuent 
            du café en poudre, du savon, du chocolat 
            et " ce machin " qu'ils mâchouillent 
            sans arrêt. Ils rient et l'un d'entre 
            eux attrape Dédé et le fait 
            sauter sur ses genoux jusqu'à ce 
            que mon petit frère demande grâce. 
            Le grand gaillard fouille dans son sac et 
            entasse une foule de choses dans les bras 
            du gamin tout heureux. Tout le village assaille 
            le campement. Nous attendions La Libération 
            depuis si longtemps que je suis un peu déçue, 
            je ne sais pas au juste ce que j'attendais, 
            une espèce de grande Fête foraine, 
            peut-être. C'est sûr que je 
            pensais à une folie de bonheur. Les 
            adultes sont heureux. Maman a agrafé 
            des cocardes tricolores sur tous nos vêtements. 
            Elle en offre aux Américains qui 
            la serrent sur leur poitrine géante 
            où elle disparaît complètement. 
            Elle parle à peu près l'Anglais, 
            exprime quelques mots, les Américains 
            rigolent à s'étouffer lui 
            répondent dans une langue qu'elle 
            ne saisit pas, et pour finir, fou rire et 
            conversation par gestes. Quand ils s'aperçoivent 
            que nous sommes ses enfants et que Mémé 
            Caroline ne nous lâche pas, ils nous 
            donnent des tas de " rations ", 
            du cornet de beef, des biscuits terribles, 
            durs comme des cailloux, du chocolat, une 
            boîte d'ufs en poudre de trois 
            ou quatre kilos et du chewing-gum, (" 
            Ce machin qu'ils mâchouillent "). 
            Des ufs ? Des vrais ufs, les 
            poules en pondent suffisamment. Nous n'en 
            manquons jamais. La boîte d'ufs 
            en poudre kaki repartira donc pour Villemomble 
            et trônera pendant au moins cinq ans 
            dans la vitrine de notre buffet de salle 
            à manger. Puis un jour Papa l'ouvrira 
            et voudra faire une omelette en ajoutant 
            de l'eau. Un cauchemar. Nous avons tout 
            jeté.  L'arrivée soudaine dans la classe 
            d'un grand monsieur sec, sème une 
            pagaïe inimaginable. Mme Villalard 
            a failli dévaler toutes les marches 
            de son estrade. Monsieur B., Monsieur B., 
            répète-t-elle en tendant les 
            mains vers l'inconnu. Les enfants B. moyens 
            et petits ne bougent pas de leurs bancs. 
            L'aîné se lève et va 
            très lentement vers l'homme. " 
            Papa, tu es revenu ! " Le fils est 
            aussi grand que le père, ils se regardent, 
            pas de bisous, pas de câlins, rien, 
            peut-être une petite larme, mais je 
            n'en suis même pas sûre. La 
            Maîtresse bouscule les petits B. et 
            les dirigent vers leur père. Quand 
            il est parti, sa femme attendait un bébé 
            : La petite fille sait presque lire ! Les 
            autres ne se souviennent pas de lui. C'est le premier prisonnier de retour au 
            pays. Quelques jours plus tard, la fanfare 
            de La Ferté, Le Maire et de nombreuses 
            personnalités accueillent Monsieur 
            B. sur les marches de la Mairie pour une 
            cérémonie solennelle
 
            Discours, fleurs, accolades, émotion. 
            Au cours du mois, cette scène de 
            retrouvailles entre le revenant et les enfants 
            se déroulera à peu près 
            de la même façon, et l'accueil 
            en fanfare également. Maintenant, 
            la S.N.C.F. prévient la Mairie de 
            La Ferté qui prévient celle 
            de Reil si un homme est du village. Plus 
            de grosses surprises : Sauf la fois où 
            l'on attendait monsieur W. et que c'est 
            monsieur H. qui est arrivé le premier. 
            Un léger flottement s'est produit 
            parmi les enfants, mais le Papa est allé 
            vers les siens et tout est rentré 
            dans l'ordre. Pourquoi donc les prisonniers libérés 
            vont-ils d'abord voir leurs enfants avant 
            leur femme ou leur mère ? C'est très 
            simple, le plus souvent les femmes sont 
            aux champs puisqu'elles font les foins comme 
            des hommes. Ensuite, on ne sait jamais quand 
            les trains vont arriver. Elles ne vont pas 
            attendre des heures, plantées devant 
            la Mairie, pour voir apparaître une 
            hypothétique silhouette au bout de 
            la route. Enfin, et c'est l'évidence 
            en venant de la gare de La Ferté, 
            passé le panneau " Reuil-en-Brie 
            ", sur quoi tombez-vous ? Sur l'Ecole 
            ! De notre Père aucune nouvelle. Lui 
            est prisonnier au Stalag IV G, au fin fond 
            de la Prusse orientale, à la frontière 
            polonaise. On ne sait rien, la Croix- Rouge 
            a perdu tout contact avec les prisonniers 
            et exprime la possibilité que le 
            Camp ait été libéré 
            par les Russes
 et que ce sera long 
            avant de pouvoir les rapatrier. Tous les 
            prisonniers des alentours sont maintenant 
            rentrés. Nous sommes en Août 
            1945, nous prenons le frais sous le grand 
            sapin de notre enclos quand Marie-Victoire 
            vient dire à maman qu'une femme l'appelle 
            de Villemomble. Madame Pilley notre voisine 
            a surpris un type pas catholique qui tentait 
            d'escalader la grille de notre maison. Soudain, 
            ils se sont reconnus. Elle l'a emmené 
            chez elle, lui a vite donné à 
            manger, l'a fait laver et lui a expliqué 
            que nous étions encore à Reuil. 
            Il a pris le train de l'après-midi. 
            A La Ferté quelqu'un l'a ramené 
            jusqu'à Reuil. Nous savions qu'il 
            arrivait. Malgré cela, cet inconnu 
            qui pénètre dans la cour, 
            n'attire même pas notre curiosité. 
            Maman reste figée et c'est Grand'Mère 
            qui la pousse vers son mari. Maman dira 
            plus tard à une de ses amies : " 
            On a mis un étranger dans mon lit 
            ! " Il m'a fallu des années 
            pour comprendre le sens de cette phrase. 
            Dès l'arrivée de mon Père, 
            le feu couve. Dédé et moi 
            disons Maman Denise, parce que notre propre 
            mère dit " Maman " à 
            Caroline et que mes cousines disent " 
            Maman " à tante Zabeth. Réaction 
            violente de notre père : " Maman 
            Denise ! Pourquoi ? Vous en avez combien 
            de mères ? " Mais il pique une 
            crise de rage aiguë, devient violet 
            et manque de s'étouffer, quand maladroitement 
            nous disons notre premier " Papa Jean 
            ". " Des pères, vous en 
            avez combien, des pères ? " 
            Il ne se domine plus. Caroline voit le danger. 
            Sa petite silhouette se précipite 
            au devant de ce grand et maigre échalas. 
            Elle s'interpose, intervient instantanément, 
            car elle pense qu'il va " bousiller 
            " Maman. Elle dit : " Vous devriez 
            avoir honte, elle qui n'a pensé qu'à 
            vous et à ses gosses quand tant d'autres 
            n'ont pas hésité à 
            s'envoyer en l'air avec n'importe qui et 
            en particulier avec les " Schleus ". 
            Papa vient de se faire désavouer 
            devant sa propre famille. Il ne pardonnera 
            jamais à Mémé Caroline 
            une phrase aussi vulgaire, aussi agressive. 
            A peine arrivé, il se faisait éliminer, 
            éjecter du groupe que nous formions 
            depuis tant d'années. Il était 
            de trop dans notre cercle. Il avait beaucoup 
            souffert, mais il nous l'a fait payer ! Il n'y a pas eu de cérémonie 
            à la Mairie pour le retour de Papa, 
            j'ai trouvé cela injuste, mais Maman 
            m'a expliqué que seuls les gens de 
            la commune y avaient droit. N'empêche, 
            un de plus, un de moins, mon Père 
            était un prisonnier lui aussi ! Un 
            bouquet de fleurs de plus, ça ne 
            les aurait pas ruinés ces radins 
            !  Nous restons très peu de temps tous 
            ensemble à Reuil car l'atmosphère 
            familiale est irrespirable. Et malgré 
            les privations qui sévissent encore 
            dans les villes, nous repartons pour Villemomble. 
            L'adaptation à cette nouvelle vie 
            est très dure, ne serait-ce que par 
            manque de chauffage. Papa et Maman semblent 
            s'étudier tandis que l'on se fait 
            gronder sans arrêt pour " notre 
            agitation permanente. " Nous jouons 
            comme d'habitude, sans excès, mais 
            Papa voudrait que l'on reste figés 
            et muets comme des statues. Il ne supporte 
            pas le bruit.  Il ne parle jamais de sa vie en Allemagne. 
            Nous savons par exemple qu'il a travaillé 
            dans une usine d'armement à Berlin 
            et qu'il y a rencontré le cousin 
            germain de Maman, Gilbert. (C'est à 
            Berlin que Maman a envoyé ses premières 
            lettres.) Il a été garçon 
            de ferme dans une grosse exploitation agricole, 
            il mangeait à peu près à 
            sa faim, mais les journées de travail 
            étaient interminables et très 
            pénibles à cause du climat, 
            torride en été, polaire en 
            hiver. Notre retour pose un problème de 
            nourriture. Nous allons souvent en Belgique 
            pour chercher du ravitaillement. Papa et 
            moi prenons le train. Heureusement que nous 
            n'allons qu'à la frontière 
            car les banquettes de bois de 3ème 
            classe sont vraiment inconfortables ! Une 
            fin d'après-midi, au retour, son 
            copain après quelques canettes de 
            bière, se met à raconter leur 
            tentative d'évasion. Papa essaie 
            en vain de le faire taire. Et l'autre bavard 
            continue : Ils furent rapidement rattrapés 
            et leur patron leur a infligé des 
            brûlures sur les mollets avec une 
            tige de fer rougie pour les empêcher 
            de marcher. Ces marques sur les jambes ! 
            J'avais cru jusque-là, que comme 
            moi, il avait eu des furoncles ! Papa l'interrompt 
            en racontant très haut comment il 
            a volé un poulet à son fermier, 
            et comment lui et ceux de son baraquement 
            ont eu le plus grand mal à le faire 
            cuire sans trop de fumée apparente. 
            La seule chose qu'il nous raconte volontiers 
            ce sont les sketchs qu'ils inventaient et 
            jouaient deux ou trois fois l'an. Il parle 
            également avec indulgence de la grosse 
            fermière dont les gars avaient été 
            enrôlés de force dans la Wehrmacht 
            alors qu'ils étaient indispensables 
            à la ferme. Papa connaissait suffisamment 
            bien l'allemand pour comprendre les conversations 
            et surtout pour répéter aux 
            copains ce qu'il avait entendu tout en maniant 
            la fourche d'un air absorbé. C'est 
            ainsi qu'il apprit la défaite du 
            Reich et l'arrivée massive des Alliés. 
            Le fermier ne se gênait pas pour parler 
            devant sa stupide équipe de fainéants 
            de Françouz, sur qui il aboyait avec 
            fureur. Ils furent effectivement libérés 
            par les Russes et contrairement à 
            tous les bruits inquiétants qui couraient 
            sur ces " Sauvages " sans foi 
            ni loi, ils furent très bien traités. 
            Le rapatriement fut très lent à 
            se mettre en place : Nonchalance des Russes 
            ou impatience des prisonniers ? Une seule chose calme vraiment Papa : Son 
            banjo. Il a appris à en jouer au 
            Stalag. La première chose que Maman 
            lui achète ce sont de nouvelles cordes 
            et un gros paquet de feuilles de chansons. 
            Un jour je vois Maman et Papa se sourire 
            : Il vient de jouer " La valse brune 
            " et cela doit leur rappeler des souvenirs. 
            Tout doucement, la Paix, la vraie Paix, 
            s'installe aussi à la maison.  Enfin la vie reprend son cours. Papa recommence 
            son travail à la S.N.C.F. en gare 
            de Paris-Est. Maman dès le lendemain 
            de ma Communion solennelle travaille chez 
            Maître De La Marnière, Notaire 
            au Raincy. Mon petit frère, toujours 
            joyeux, part à l'école avec 
            un gros sac de billes. Je rentre au Cours 
            Supérieur où je fais une excellente 
            année, préparant l'entrée 
            en 6ème de Lycée. 
            Mais pour tous, ce ne fut plus jamais 
              comme avant, comme avant La Guerre. Et 
              c'est ce que je disais un jour en parlant 
              de mes quatre ans : Mon Papa gentil, attentif 
              est parti en 1939. Celui qui est revenu 
              en 1945 était grognon, renfermé, 
              violent parfois. La Guerre m'a volé 
              mon Père !  Toutes ces impressions de guerre d'une 
              petite fille heureuse, sont miennes, elles 
              ne sont peut-être pas toutes rigoureusement 
              exactes quant au déroulement des 
              faits historiques. Ce n'est pas un compte-rendu 
              fidèle de la Guerre 39-45. Ce sont 
              mes souvenirs
 écrits soixante 
              ans plus tard ! Achevé à 
          Montpellier, le 16 Janvier 2002 |