Ai-je vraiment le droit d'étaler
les images paisibles d'une enfance heureuse
alors que l'on vient juste de fêter
les cinquante ans des camps de concentration
?
Claudette raconte ses souvenirs pour
sa famille et ses amis, pour qu'ils la
connaissent mieux, pour qu'ils se souviennent
d'elle le jour où elle ne sera
plus là.
Claudette a tout juste cinq ans à
la déclaration de guerre. Son Papa
est un grand maigre, aux yeux noirs ; il
a des cheveux bruns qui ondulent avec un
joli cran naturel sur le côté
droit. C'est un rêveur qui lit beaucoup
et qui a démissionné devant
l'énergie débordante de Maman.
Il adore sa femme. Le dimanche, par exemple,
il descend au marché en vélo,
et achète un gros bouquet. Cela nous
fait toujours rire, de le voir se tenir
en équilibre, le guidon d'une main
et le bouquet de l'autre. Maman et nous,
les deux petits gamins, nous allons à
pieds. Quand Papa nous aperçoit avec
nos gros sacs à provisions chargés,
il tend le bouquet à maman, vite,
vite ; il est charmant Papa, mais il se
sent si maladroit avec ses fleurs. Puis
il prend le sac le plus lourd et part devant.
Il économise aussi son argent de
poche pour nous faire des cadeaux : un corsage
pour Maman, des jouets pour nous. Il ne
pense jamais à lui. Il sait tout
faire dans la maison, en particulier il
cuisine remarquablement bien.
Il avait six ans lorsque son propre père
est " Tombé au Champ d'Honneur
". Pupille de la nation et soutient
de famille, il ne devait en principe pas
être mobilisé ; mais, il le
fût. Ce n'était sûrement
pas l'homme qu'il fallait pour aller à
la guerre. J'entends par là, que
ce n'était ni un actif ni un sportif,
pas de quoi faire un bon soldat.
Il est parti en Septembre 39. Il a eu une
permission en février 40. Je me souviens
que nous avons fait des photos, qu'il faisait
un froid glacial, et qu'il a neigé
tout au long de son séjour. Son régiment
ayant traversé la France à
marche forcée, beaucoup d'hommes
furent hospitalisés, les pieds en
sang, à l'hôpital de Saint-Quentin
dans l'Aisne. Très rapidement les
Allemands sont arrivés. Ils ont investi
l'hôpital, ont fait prisonniers tous
les malades et les ont embarqués
en direction de l'Allemagne. Nous n'avons
revu Papa qu'en Août 45.
Maman, à la déclaration de
guerre, a vingt-neuf ans. C'est une jeune
femme mince, et fraîche. Issue de
deux petits paysans, l'une du Morvan, l'autre
du Loir et Cher, elle est plus grande qu'eux,
mais en possède la ténacité
et la volonté inébranlables.
Elle aime passionnément son mari
qu'elle a épousé contre le
gré de ses parents. Elle pleure le
départ de Papa, et espère
qu'il reviendra bientôt. Puis, son
énergie reprenant le dessus, elle
se dit qu'elle a deux jeunes enfants, et
qu'il s'agit de s'en occuper. Elle n'a pas
de soucis financiers : la S.N.C.F. lui versera
le salaire de Papa pendant toute la durée
de la guerre. Elle coud, elle tricote, mais
elle passe aussi beaucoup de temps pour
nous trouver à manger.
Partout où elle va, elle nous traîne
avec elle. Elle nous traîne, c'est
exactement cela. Elle irait dix fois plus
vite sans nous. Mais elle ne se sépare
jamais de nous. Dédé a trois
ans, mais est resté un gros bébé
joufflu, joyeux, qui ne rentre pratiquement
plus dans son landau. Je fais des centaines
de petits pas rapides, mais je n'arrive
pas à suivre la cadence de Maman.
Alors elle se retourne, et elle m'attend.
Elle repart, et la distance entre elle et
moi grandit de nouveau.
Nous habitons Villemomble, une petite ville
de la banlieue parisienne. Au début
de la guerre nous trouverons encore de quoi
manger. Les mois passants, nous ne trouverons
plus rien ni dans les boutiques, ni sur
les marchés de la ville. Comme une
catastrophe n'arrive jamais seule, la mère
de Papa vient s'installer chez nous sans
avoir demandé l'avis de Maman. Est-ce
pour surveiller sa belle-fille ? Une jeune
femme isolée aurait-elle des tentations
? C'est ce que dit Maman qui déteste
sa belle-mère. D'ailleurs, Grand'Mère
Joséphine avouera qu'il est plus
facile de se nourrir à la campagne
qu'en ville. Alors, elle n'avait qu'à
rester chez elle. Elle se plaint du vent
qui balaie sans cesse les rues. C'est vrai,
je me souviens de ce vent permanent qui
nous essoufflait. Curieux ! Il a disparu
après la guerre.
Bref ! Ce n'est pas l'amour tendre entre
ces deux femmes-là. La " cohabitation
" comme on dit maintenant, est des
plus houleuses. Mémé Joséphine
veut faire obéir Maman comme elle
nous fait obéir. Vous qui connaissez
Maman, voyez ce que cela peut donner : Un
peu comme si on voulait changer la Tour
Eiffel de place, il y aurait quelques résistances.
Mémé prend les rênes
du ménage en mains. Dédé
déteste la soupe. Comme il refuse
d'avaler, Mémé jette Dédé
dehors dans le noir. Le pauvre gros poupon
a peur, il hurle, il a froid, il veut rentrer.
Maman se lève de table pour ramener
son fils au chaud. Mémé donne
un tour de clef et crie à travers
la porte : veux-tu manger la soupe ? Dédé
promet tout ce qu'on veut, pourvu qu'il
revienne dans la tiède et lumineuse
cuisine. Pendant ce temps, Maman a mis l'assiette
du petit dans le four. Elle fait rentrer
son beau gamin barbouillé de larmes,
le prend sur ses genoux et le fait manger.
Ce soir-là, aucune des deux femmes
n'a gagné.
Mon petit frère Dédé,
et moi nous détestons jouer aux dominos.
Chaque soir Mémé nous oblige
à y jouer, assis sur la bordure du
grand lit. Pour poser un domino, nous nous
appuyons sur le matelas. Ca fait un trou,
où tous les dominos déjà
posés s'engouffrent. Mémé
dit que nous trichons. Mon petit frère
sait à peine jouer et bien sûr
il lui arrive de se tromper. Ma Grand'Mère
sait jouer, mais elle triche souvent : elle
prend en cachette un domino dans la pioche
et repose discrètement le sien à
la place. Mémé gagne tout
le temps, c'est une sale tricheuse. Quand
elle ne s'occupe pas de notre bonne éducation
ou qu'elle ne triche pas aux dominos, Grand'Mère
Joséphine tricote pour son fils prisonnier.
Elle lui fait des grosses moufles kaki,
des kilomètres de cache-nez kaki,
des chaussettes de laine kaki et des passe-montagne
kaki (le passe-montagne, est une sorte de
cagoule). Que c'est " moche !"
Je trouve que ce n'est même pas une
vraie couleur ! Je préfère
le rose, alors je prends mon tricotin, et
je fais une superbe chaînette.
Mon tricotin est un petit personnage en
bois peint de couleurs vives. Sur la tête
ronde sont plantés quatre clous.
Le petit personnage est percé de
la tête aux pieds d'un trou rond qui
laissera descendre la cordelière.
Bref, c'est un tricotin !
Chaque mois nous faisons parvenir à
Papa un colis, par l'intermédiaire
de la Croix-Rouge. Il reçoit ainsi
la plaque de chocolat de mon petit frère
qui préfère la ration de fromage
de Maman qui, elle, préfère
les pommes. Parfois nous pouvons joindre
quelques boîtes de pâtés
ou quelques denrées non périssables.
Ce mois-ci, je glisserai mon cadeau rose
au fond du colis. Papa aura bien chaud avec
les vêtements kaki de sa mère,
mais il sera content de mon cadeau pas du
tout utile mais si joli ! Je suis bien contente
de moi !
Nous partageons ma maigre plaque de chocolat
mensuelle avec notre Mémé
trop gourmande. Nous nous privons souvent
pour Papa qui trouve toujours ses colis
trop légers. A Noël, nous lui
envoyons toutes nos sucreries, le pain d'épices,
et pour qu'il soit en forme, nos gâteaux
vitaminés. Je veux bien donner à
Papa mes gâteaux vitaminés,
mi-sucrés, mi-salés, parce
que je n'aime pas ça. Mais de temps
à autre, j'aimerais bien garder quelques
friandises...
Papa ne se rend pas bien compte de tous
les sacrifices que l'on fait pour lui. Il
croit que la nourriture est abondante, comme
dans ses souvenirs d'avant guerre. Il ne
sait pas que nous avons des cartes de rationnement.
On ne peut pas tout raconter car les lettres
sont censurées et portent de grandes
marques violettes en travers. Alors on dit
seulement que tout va bien, que nous grandissons,
et qu'il ne s'en fasse pas pour nous. Maman
écrit sur une carte-lettre qui sera
lue par toute l'administration allemande.
On dirait que chaque mois Maman écrit
exactement la même lettre à
Papa. Elle dit qu'elle va bien mais qu'elle
s'ennuie de lui, qu'elle est bien contente
d'avoir la compagnie de Mémé.
Elle dit aussi à Papa qu'elle l'aime
et qu'elle lui fait des bisous... et surtout
qu'elle espère recevoir bientôt
de ses nouvelles.
Quand je pense au pugilat permanent, entre
Maman et sa belle-mère, je me demande
comment Maman peut écrire sa satisfaction
de voir Mémé chez nous. Les
grandes personnes sont décidément
un mystère... Maman fait régulièrement
des photos qu'elle envoie à Papa.
Ainsi nous voit-il évoluer. De son
côté, Papa nous fait parvenir
des photos de groupe, où il paraît
être bien portant. Maman dit que c'est
de la propagande voulant prouver que les
prisonniers ne sont pas mal traités
par les Allemands.
Bon, je reviens aux cartes de rationnement.
Chaque mairie de France a distribué
aux habitants de la commune une carte de
rationnement. Tous les mois, les Français
ont droit, sur présentation de cette
carte, à des sortes de petits timbres.
Ces timbres sont aussi précieux que
ta vie : ce sont les tickets de rationnement.
Tu ne peux rien acheter sans eux. Les cartes
sont différentes selon les âges
des individus. Par exemple, un bébé
a droit à des laitages, un enfant
a droit à du chocolat, un adolescent
à du fromage, un adulte à
une plus grande quantité de pain.
Il y a des tickets pour chaque chose. Tu
vas chez le pharmacien chercher ta ration
de sel. Et quand, juste avant la libération,
Grand-Père sera mourant, le Docteur
prescrira de bonnes bouteilles de Bordeaux,
avec une allocation supplémentaire
de tickets.
Un adulte a une ration de deux cents grammes
de pain par jour. Les paquets d'ersatz de
café sont surmontés de quatre
grains de café, coincés entre
le carton carré et le dessus du paquet.
Quant au sucre, on ne sait pratiquement
plus ce que c'est. Il existe un produit
de remplacement, un ersatz, qui a un goût
acide plutôt que sucré, c'est
la saccharine. Je n'aime pas ça.
La viande, elle, c'est de la vraie viande,
pas un produit inventé par les chimistes,
mais il y en a si peu. Alors au lieu d'aller
acheter un minuscule morceau, on attend
une semaine parfois deux, pour avoir une
portion convenable pour chacun. Cependant,
chaque jour nous passons devant chez le
boucher, pour nous informer du prochain
arrivage. Il ne s'agit pas de le manquer.
Le jour de l'arrivage les gens font la queue
avant l'aube pour être sûrs
d'être servis. Après deux heures
d'attente, le boucher sort parfois de sa
boutique, pour annoncer qu'il peut encore
servir cinq personnes pas plus. Les gens
se disputent et se battent pour essayer
de " resquiller " et de faire
partie des cinq chanceux. De toute façon
ces cinq là, auront un petit bout
de pot-au-feu et beaucoup d'os.
Un pauvre vieux du voisinage s'est fait
voler sa carte de rationnement et ses tickets
pour le mois... Imaginez son angoisse. Non
seulement il n'a rien pour le mois présent,
mais encore il ne recevra plus jamais rien,
car il faut présenter sa carte chaque
mois pour obtenir de quoi tenir le mois
suivant. Personne à la mairie ne
voulant se mouiller, ce pauvre vieux a failli
en " crever ". Il paraît
qu'une âme compatissante, qui connaissait
quelqu'un, qui connaissait quelqu'un d'autre,
a procuré, moyennant finances, une
belle carte et beaucoup de tickets au vieux
monsieur.
Pour les vêtements, les tissus et
les chaussures, pour le savon, les cahiers
et la faïence, il faut des tickets.
Quand je suis rentrée à la
grande école, j'avais toujours sur
moi une carte de points. Cette carte te
permettait d'obtenir de la Maîtresse,
un nouveau crayon noir ou deux crayons d'ardoise,
selon tes besoins, pour un point seulement.
On usait nos crayons jusqu'à temps
que l'on ne puisse plus les tenir et que
nos doigts frottent sur la page. Un cahier
valait trois points. Les élèves
ont vite compris qu'ils pouvaient faire
des économies de points. L'astuce
consistait à tracer à la règle
et au crayon à papier des rayures
régulièrement espacées
sur les quatre côtés de la
couverture. Tant que les couvertures ont
été de bonne qualité,
nous avons écrit à la plume
et à l'encre. Le jour où ces
couvertures sont devenues d'infâmes
buvards, nous nous sommes mis à travailler
au crayon. Nous devenons aussi astucieux
que les adultes.
Les Français sont débrouillards,
et au fur et à mesure que les mois
passent, ils inventent mille et une astuces
pour survivre.
Bientôt on ne trouvera plus rien
à manger en ville. La survie consistera
à se souvenir brusquement qu'on a
une famille, un cousin éloigné,
une vague relation à qui on écrit
au nouvel an et qui pourrait éventuellement
nous héberger à la campagne.
Dès le départ de Papa, les
parents de Maman lui ont proposé
de nous recevoir. Maman a préféré
se débrouiller seule autant qu'elle
a pu. Quand la nourriture s'est raréfiée,
nous sommes partis chaque samedi munis de
deux gros sacs et d'une énorme valise
vides. Nous sommes allés chercher
cette nourriture là où elle
se trouvait, chez nos grands-parents.
Ah ! Le cauchemar ! Epuisants, ces allers-retours
! Nous mettons déjà une demi-heure
à pieds pour descendre à la
gare. Le train à vapeur est un omnibus,
lent et inconfortable en wagon de troisième
classe. Il faut changer, à Lagny
et attendre la correspondance. Sur le quai,
il fait froid mais moins froid que dans
la salle d'attente non chauffée.
Enfin arrive ce train poussif. Tu continues
à te réfrigérer car
le train n'est pas chauffé non plus.
Arrivés en gare de La Ferté-sous-Jouarre,
il y a encore deux kilomètres à
parcourir à pieds pour atteindre
le village de Reuil-en-Brie. Souvent, mon
petit frère et moi, nous nous endormons
épuisés, sans avoir le courage
de dîner.
Grand-Père Arthur a déjà
tué un lapin, un poulet, il a arraché
des légumes. Grand'Mère Caroline
a ramassé les ufs de poule
et de cane. Il ne reste plus qu'à
faire du pain.
Ah ! Faire du pain, quelle joie et quelle
souffrance !
Les Français sont débrouillards,
ça nous le savons. C'est d'abord
le temps des échanges. Grand-Père
ne cultive pas de blé, mais il a
beaucoup de légumes et de fruits,
il fait du cidre. Grand'Mère élève
des lapins, de la volaille, des chèvres,
des moutons, une truie. C'est chouette,
Grand'Mère est presque une fermière.
Par échanges, nous aurons du blé
pour faire le pain. Grand-Père va
parfois très loin de Reuil sur son
vieux vélo. Il va jusqu'à
Jaignes, et ne rentre que le soir chargé
de fromage et de beurre. Un jour il a même
rapporté une bouteille de "
gnole ", que cette bouteille sentait
bon !
Donc, maintenant que nous avons du blé,
nous allons faire du pain. Le moulin à
café en bois ne sert à rien,
vu qu'il n'y a plus de café. Alors
il devient meule à broyer les grains
de blé et à les transformer
en farine. Les enfants sont chargés
de ce travail. Le moulin à café
est un cube. En son centre, une partie métallique
comprend une mâchoire dentelée
et une poignée. On remplit la partie
métallique de grains de blé,
On cale bien le moulin carré entre
les cuisses et on sert très fort
pour que seule la poignée tourne.
Et on commence à moudre. Les coins
du moulin te rentrent dans les jambes, tu
arrêtes de moudre, tu frottes un peu
tes cuisses endolories, et tu recommences
à moudre. Un petit tiroir récupère
la farine. Tu n'es pas au bout de tes peines
! Il faut exactement trente " moulin
à café " pour faire un
pain rond. Celui-là sera pour nous,
je l'ai bien mérité avec mes
bleus. Heureusement que la gymnastique est
le vendredi, sinon la Maîtresse croirait
que je suis une fillette martyrisée
! Et en avant pour le deuxième pain...
Nous éplucherons aussi de la compote
avec les pommes tombées. Il faut
beaucoup de pommes pour faire une petite
compote. Ah ! Quel délice, ce pain
blanc chaud avec de la compote. Cela vaut
tous les gâteaux du monde...
Hélas, il faut repartir vers la
ville. Maman se charge de la grosse valise,
pleine à craquer et d'un sac. Je
donne la main à mon petit frère
et je porte l'autre sac. Mon sac contient
le pain, les ufs, datés et
enveloppés séparément
dans du papier journal. Au moment du départ,
Pépé a posé délicatement
un bouquet de petits illets très
parfumés sur le dessus de mon sac.
Et c'est de nouveau le train jusqu'à
Lagny, et l'attente de la correspondance
dans le noir et le froid. Quand nous montons
enfin dans le train qui nous ramène
à Villemomble, Dédé
s'endort immédiatement. Maman et
moi nous aurons du mal à le réveiller
à l'arrivée. Je me laisse
bercer par le roulement cadencé du
train, mais je n'ose pas dormir. Je surveille
Maman qui est fatiguée. Et si l'on
s'endormait tous les trois et qu'on fasse
un long voyage, comme cela serait bien.
Je somnole, mais à chaque arrêt
j'écoute l'employé qui crie
le nom de la station dans son porte-voix.
Je n'ai pas envie de me retrouver à
la Gare de l'Est. Il nous faudra presque
une heure pour remonter à la maison
: la valise est lourde, et Maman fait de
nombreuses haltes et change de mains. Il
est vingt-trois heures quand nous parvenons
enfin devant notre grille. Et si je ne craignais
pas que Maman me traite de " cinglée
", je l'embrasserais bien ma haute
grille verte, je suis tellement contente
d'être chez nous. Pas de grâce
matinée possible, demain il y a classe.
Nous ferons ces allers et retours chaque
semaine pendant des mois. Nous ne partirons
définitivement pour la campagne,
qu'après la disparition de notre
" Lapin " apprivoisé. Nous
ne reviendrons à la maison qu'au
retour de Papa.
Donc, on se débrouille... Bientôt,
à la débrouillardise individuelle,
va s'ajouter une véritable industrie.
Des individus intelligents se disent que
puisque les Français manquent de
tout, et que certains ont de l'argent, pourquoi
ne pas en profiter pour faire de la contrebande,
comme au temps de la gabelle. C'est la naissance
du Marché Noir. Il s'établira
de solides fortunes sur ce trafic.
Parallèlement au marché noir,
il se crée des imprimeries clandestines.
Les fausses cartes de rationnement ne sont
qu'une toute petite chose, florissante et
lucrative certes, mais non vitale. Je me
trompe, elles sont vitales pour tous les
maquisards, ravitaillés par les gens
d'alentour. Bien plus dangereuse et importante
est la confection de fausses cartes d'identité,
de faux papiers plus vrais que nature. Ces
cartes d'identité sauveront un grand
nombre de personnes recherchées.
Et le couvre-feu, vous savez ce que c'est
? Quand la nuit tombe, les rues, les maisons
doivent devenir invisibles du ciel. Les
aviateurs ne doivent pas pouvoir repérer,
ni une usine, ni un cours d'eau, ni une
voie ferrée, ni un pont. Ils ne doivent
pas reconnaître la géographie
de notre pays. A cette époque-là,
l'ennemi déclaré de la France
occupée, ce n'est pas celui qui occupe
ton sol indûment, c'est l'aviateur
Anglais qui vient bombarder les points stratégiques.
Dès que le jour baisse la France
devient aussi invisible que l'Atlantide,
c'est vous dire !
Les mairies ont fait distribuer aux habitants
des papiers ou peut-être des cartons
violets. Les fenêtres doivent être
calfeutrées ainsi que toutes les
issues. La lumière des ampoules électriques,
quand il y a du courant, ne doit pas filtrer
à l'extérieur. La milice civile
et française se charge de faire respecter
l'ordre. Un soir nous avons eu très
peur. Quelqu'un frappe avec violence à
la porte de cuisine, c'est la milice. Deux
hommes sévères disent à
Maman qu'elle est en infraction notoire.
Maman ne comprend pas. Elle explique tout
: son mari prisonnier, ses gosses à
s'occuper, la présence de sa belle-mère,
quatre bouches à nourrir, sa respectabilité.
Maman est intarissable. Le grand "
type " lui dit " Taisez-vous donc
un peu, on n'est pas là pour entendre
vos salades ; vous êtes en infraction
". Maman suffoque de colère
et de hargne " C'est la meilleure "
dit-elle. Alors les deux hommes la font
taire en haussant le ton. " Madame
votre lumière se voit de l'extérieur
". " Evidemment, à force
de mettre et de retirer ces papiers, les
punaises passent à travers et j'ai
beau mettre du papier gommé dans
les coins ça se déchire tout
le temps " crie Maman furieuse. Les
deux hommes ne se fâchent pas. Ils
écrivent sur un feuillet. Je suis
terrorisée. Maman a répondu
avec insolence à ces gens tout puissants.
Ils vont sûrement " l'embarquer
". Mais ils se contentent de lui remettre
le petit papier. " Avec ça,
vous pouvez obtenir des cartons neufs et
les faire renouveler autant de fois qu'il
le faudra ". Quelle frousse nous avons
eu !
Les alertes, tu sais ce que c'est que les
alertes ? Tu vois, quand chaque premier
mercredi du mois retentit la sirène
de la mairie, je tremble. Je tremble, parce
que cet appel innocent réveille en
moi des angoisses et des vieilles peurs
cinquantenaires. La sirène, c'est
le signal de début d'alerte. A ce
moment là tous les Français
doivent respecter les consignes qu'ils ont
reçues. Chaque quartier, chaque secteur
a ses abris. Les habitants ont pratiqué
des répétitions au cours d'alertes
fictives. Ils savent qu'ils doivent se diriger
vers un abri, toujours le même, et
cela le plus rapidement possible. Les alertes
de nuit sont particulièrement impressionnantes.
Sur nos pieds de lit, nos manteaux reposent
en permanence en compagnie d'un bonnet de
laine bien chaud et d'une lampe de poche.
Dès que la sirène retentit,
Maman sort Dédé de son lit
tout endormi, l'emballe dans une couverture
et le dépose tout fumant de pipi
chaud dans le landau toujours près
pour un départ précipité.
Un tour de clef énergique, à
cause de vols fréquents perpétrés
pendant les alertes et c'est la course vers
les carrières de gypse. Notre abri
de quartier se situe en effet sous la colline,
dans les carrières profondes et ramifiées.
L'épaisseur de roche au-dessus de
nos têtes donne, parait-il, une sécurité
totale.
Les souterrains sont remarquablement bien
aménagés. Plusieurs groupes
électrogènes sont prévus
et les ampoules de faible puissance permettent
de se reconnaître entre voisins. Au
début des hostilités les responsables
de l'abri nous ont assigné des places
assises précises sur les deux rangées
de bancs, pour être sûrs que
tous les habitants sont bien là.
Peu à peu, au fil des mois, les gens
se sont regroupés par affinité.
Cela n'empêche pas de prêter
attention aux autres, au contraire. Parfois
on entend : " Ne refermez pas les portes,
les Untel ne sont pas arrivés ! ".
Puis on referme les doubles sas et personne
ne peut ni entrer ni sortir jusqu'à
la sirène de fin d'alerte.
Etre réveillée en pleine
nuit, courir dans le froid, s'asseoir dans
une galerie humide, cela n'est ni plaisant
ni distrayant, disons seulement que c'est
supportable. Mais il y a une chose que je
ne supporte pas, c'est le port du masque
à gaz. Les adultes et les enfants
de plus de cinq ans ont reçu cet
ignoble objet. J'ai civilement plus de cinq
ans, c'est vrai, mais je n'en ai pas la
taille. Cette chose qui m'est octroyée
ne me va pas du tout. Les hublots pour les
yeux laissent ressortir le bout de mon nez,
et la boîte ronde dans laquelle je
suis censée respirer, me cache le
nombril. Je ne parle pas des élastiques
qui doivent se croiser au sommet du crâne,
mais qui glissent sans arrêts malgré
les astuces ingénieuses de Maman
pour les raccourcir. J'étouffe, je
me débats, et finalement les responsables
de l'abri conseillent à Maman de
me mettre, comme aux tout-petits, un mouchoir
sur la bouche en cas de besoin.
Fort heureusement, aucun gaz toxique ne
sera envoyé sur les populations.
Nous sommes protégés en vue
de... la précédente guerre.
Mon Père est prisonnier parce qu'il
marchait à pieds tandis que les Allemands
défilaient déjà sous
l'arc de Triomphe avec leurs chars. Ils
préparent les V2 pour les envoyer
sur l'Angleterre non soumise. La propagande
du gouvernement français de Vichy,
ne lance-t-elle pas à intervalles
réguliers sur les ondes de la T.S.F.
: " L'Angleterre comme Carthage sera
détruite ! ". Et c'est vrai
que des bombardements dévastateurs
ont déjà endommagé
le cur de Londres, et que cela va
continuer. Les Allemands occupent notre
territoire. Les gaz, c'est leur spécialité
pas celle des Anglais. En réfléchissant
bien, l'Allemagne ne va pas envoyer "
du gaz moutarde " sur son armée
d'occupation. Je crois que nous ne risquons
pas grand chose de ce côté
là.
Par contre, involontairement bien sûr,
les bombardements nous deviennent familiers.
Et croyez-moi c'est le genre de choses que
l'on n'oublie pas ! Tout point stratégique
pouvant aider l'Allemagne à gagner
la guerre doit être systématiquement
détruit. Ainsi, les usines importantes,
les aéroports, les ponts enjambant
les rivières, et surtout les gros
nuds ferroviaires, les gares de triages,
subiront de la part des Alliés un
pilonnage incessant. Il s'agit d'empêcher
à tous prix la double circulation
des produits et des hommes entre l'Allemagne
et la France. Nos produits métallurgiques,
nos denrées alimentaires, nos plus
jeunes gens, avec le S.T.O., passent de
l'autre côté du Rhin. La France
est saignée à blanc ! Retraversent
le Pont de Kehl et Strasbourg, le matériel
lourd, les chars, les obus, les explosifs
puissants, les engins de guerre les plus
sophistiqués. Aussi des raids aériens
souvent meurtriers nous viennent-ils d'Angleterre
: détruire une usine à gaz,
c'est détruire également les
habitations alentours. Les Français
disent que les Anglais " arrosent large
". En d'autres termes, pour être
sûrs d'atteindre leur objectif, les
aviateurs ont ordre de bombarder une plus
grande surface qu'il ne faudrait. Résultats,
des morts, de nombreux blessés parmi
les civils, des habitations détruites...
Et pour nous, des séjours de plus
en plus fréquents, de plus en plus
longs dans les abris.
D'ailleurs, chaque mois verra se construire
de nouveaux abris. Ainsi en partant de la
maison pour se diriger vers la gare, de
petits refuges seront creusés sous
les trottoirs de la Grand'Rue et ceux de
l'avenue du Raincy. Partout, de petites
balustrades en fer, signaleront aux passants
qu'ils doivent se précipiter là
en cas de nécessité. Et les
gens s'habitueront à ce rythme de
vie, s'engouffreront dans ces trous et sitôt
l'alerte terminée se précipiteront
à l'extérieur pour reprendre
leurs activités interrompues. (Inachevé
17-03-95)
Nous les enfants, nous souffrons peu de
la guerre. Nos habitudes sont changées
mais nous nous en accommodons. En 1942,
Maman se met à cultiver des pommes
de terre à la place de ses parterres
de fleurs, c'est peut-être vital mais
pour nous c'est plutôt amusant. (Voir
le texte "Doryphores et pommes de terre").
Le seul vrai drame enfantin, pour mon frère
et moi, est la disparition de "Lapin",
notre compagnon de jeux. (Voir dans Villemomble,
le texte "Lapin")
Chasse aux Juifs : C'est à cette
époque-là que nos gentils
Amis Gordon, deux personnes âgées
et paisibles sont embarquées et disparaissent
à jamais. Cette horrible action laisse
dans nos curs une marque indélébile
d'amour blessé et de révolte
contre toutes les injustices. (Voir le texte
"Egalités des chances")
Les alertes ? Toujours les alertes ! Cela
arrive même quand tu es à l'école,
même quand c'est ton tour de lire
! Hier par exemple, nous étions en
train de colorier une belle frise. Soudain
la sirène retentit. Toutes les petites
filles et leur jolie maîtresse sursautent.
On abandonne tout. Descente disciplinée
de toutes les classes
dans les douches,
sous l'école. Je ne sais pas quand
ce superbe bâtiment de briques rouges
a été construit mais les Maîtresses
disent que c'est du solide. Alors nous les
petites de 11ème (C.P.) on se sent
en sécurité. Nous sommes assises
sur les bancs de pierre, et sous les portemanteaux,
là où jadis les enfants se
déshabillaient pour prendre leur
douche. Mais cela ne marche plus depuis
des lustres, comme dit Maman. Les maîtresses
sont très bien : pendant les alertes
on joue à "Jacques a dit"
avec pas beaucoup de gestes, juste une fois
debout les pieds joints. On joue aussi "Aux
messages" : La première du rang
dit une phrase dans l'oreille de sa voisine
qui dit à la suivante jusqu'à
la fin du rang. La dernière dit tout
haut ce qu'elle a entendu. La première
redit la phrase de départ et tout
le monde rit. La sirène retentit
: Fin d'alerte. Parfois on est obligé
d'abandonner le jeu sans le terminer.
C'est bien des alertes comme ça,
juste pour rire, pas pour recevoir les bombes.
Et hop ! Remontée agitée jusqu'en
classe. Et on continue ce qu'on avait laissé.
La cantine scolaire : Cette année
il m'est arrivé quelque chose de
très désagréable. On
passe la visite médicale et le médecin
me donne une petite feuille à remettre
"Aux Parents". A midi, je rapporte
le papier. Maman le lit et pousse des hurlements
de rage et de colère. Il est écrit
: "L'extrême maigreur de cette
fillette prouve qu'elle est sous-alimentée
et en conséquence je vous mets en
demeure de l'inscrire à la cantine
dès demain". Maman se sent rouge
de honte à l'idée qu'on ait
pu penser une chose pareille ! Dans sa famille
il y a et il y aura toujours plus à
manger que nous n'en consommerons et ce
n'est pas la guerre qui modifiera l'attitude
de Maman vis-à-vis des aliments.
On pourra toujours mettre une assiette de
plus au cas où
Alors Maman
crie et braille et gesticule contre cet
imbécile de médecin. A aucun
moment elle ne me gronde. Pourtant je suis
catastrophée car c'est de ma faute.
Mais manger est une corvée, je n'ai
jamais faim ; ce qui est dans mon assiette
peut être délicieux, au bout
de deux becquets je suis rassasiée.
Donc, dès le lendemain je mange
à la cantine. Vous qui avez eu l'occasion
de manger à la cantine vous savez
ce que sont ces horribles repas. Mais imaginez
la cantine pendant la guerre ? D'énormes
boîtes de conserves données
par l'armée. Immangeable ! Je n'avale
rien. Je reste à table après
les autres. La femme de service compatissante
retire mon assiette et me donne deux grosses
cuillérées supplémentaires
de gelée de coing. Je déteste
cela mais pour lui faire plaisir je lèche
ma cuillère jusqu'à complète
disparition de cette confiture. Au bout
de cinq jours, tout le personnel de service
s'est rendu compte que j'étais impossible
à nourrir et Mme la Directrice a
pris l'initiative de me laisser rentrer
à la maison le midi. Durant quelques
jours j'ai mangé correctement puis
j'ai recommencé à tout laisser.
Cette semaine, Maman devra s'absenter toute
une journée pour des affaires de
grandes personnes. Ma Maîtresse a
proposé à Maman de m'emmener
ce midi-là chez ses Parents. Ma Maîtresse
est belle, mais belle, elle sent bon, elle
a de magnifiques cheveux frisés qui
tombent sur ses épaules. Je l'adore.
En classe elle a amené une vraie
poupée de porcelaine pour nous consoler
quand nous avons de la peine. Donc le jour
venu, je l'accompagne chez elle, toute fière.
Dans l'entrée, un piano brille. A
peine nos manteaux enlevés et nos
mains lavées, elle s'installe et
joue "Au clair de la lune", "Dagobert"
"La Mère Michel" et bien
d'autres. Quand elle s'arrête, elle
me pose cette étrange question :
Connais-tu ce que je viens de jouer ? Je
fais non de la tête, ce qui est faux
bien sûr. Et elle s'aperçoit
que je pleure, que je pleure de joie et
que je souhaite qu'elle continue sans jamais
s'arrêter. Alors, elle joue une tendre
berceuse. Apercevant sa Maman devant la
porte de salle à manger, elle dit
: "A table !". J'ignore ce que
j'ai avalé, ce qui est sûr
c'est que c'était délicieux
et que je n'ai rien laissé. Etonnement
de Maman à la sortie de quatre heures,
qui n'en croit pas ses oreilles. "Quand
vous voulez ! " Dit la Maîtresse.
"Elle a conquis mes Parents et vous
savez bien l'affection que je lui porte".
En fait, il ne m'a été possible
qu'une seule et unique fois d'y retourner.
Ce jour-là j'ai retiré mes
"galoches" et nous avons parcouru
toute la maison en riant. La Maman est d'origine
Allemande. Le pavillon est parfait, brillant
de partout, extérieur comme intérieur.
Elle vient de trouver de la peinture et
a refait les volets. Avec des bouts de tissus,
elle fait des tentures, des poufs, des bordures
d'étagères. Là-haut,
à l'étage, ce qui m'a le plus
étonné ce sont les lits. Elle
a cousu de gros pressions sur le matelas
et sur l'envers des draps du dessous. Une
fois agrafé le drap reste tendu,
immobile. La couverture s'enfile sur le
matelas comme une mule sur mon pied. Il
faut croire que c'est une curiosité
qui n'existe nul part ailleurs puisque ma
Maîtresse a tenu à me la montrer.
Le repas m'a paru merveilleux. Une fois
encore, je n'ai rien laissé. Nous
avons failli être en retard à
l'école à cause du piano.
A la fin de l'année scolaire, j'ai
si bien travaillé que je passe directement
de la 11ème (C.P.) à la 9ème
(CE2). Ma nouvelle Maîtresse est vieille,
à cheveux blancs, toujours malade,
et elle se met en congé tous les
ans pour trois mois. D'ailleurs, en cours
d'année l'école ferme jusqu'aux
grandes vacances à cause des bombardements
de plus en plus fréquents.
C'est vers cette même époque
que nous quittons Villemomble et que nous
nous réfugions à Reuil-en-Brie.
Reuil, un séjour inoubliable, une
enfance heureuse à la campagne, faites
de petits riens, loin de la réalité
de la guerre. Bien entendu, le souci principal
pour faire survivre une famille c'est la
nourriture. Mais quand on a un Pépé
Arthur et son jardin, une Mémé
Caroline, ses volailles, ses lapins et la
grosse truie, on ne manque pratiquement
de rien.
En réalité on manque de certaines
denrées, la ration de pain est nettement
insuffisante c'est pourquoi une fois par
semaine nous en faisons à partir
de grains de blé. Echange de Pépé
sans aucun doute. Une fois par semaine aussi
et par tous les temps, Maman se lève
à deux heures du matin, et file dans
l'obscurité la plus complète
jusqu'à La Ferté pour faire
la queue "Au cheval". Personne
ne dit : Se rendre à la Boucherie-Chevaline.
Elle y passe la matinée, n'oublie
pas d'acheter pour sa charmante belle-mère
Joséphine un beefsteak bien tendre,
lui porte et revient vers midi bien sonné.
Un jour elle ne revient qu'à une
heure de l'après-midi. Toute la famille
est angoissée se demandant ce qui
a pu lui arriver. Elle, fraîche et
souriante, ses deux kilomètres dans
les jambes et le ventre creux, tend un très
lourd paquet. Elle raconte heureuse que
le boucher n'a rapporté le cheval
qu'en début de matinée, qu'il
a pris le temps de le découper consciencieusement
avant de pouvoir commencer sa distribution
aux clients agglutinés les uns contre
les autres pour se réchauffer. Comme
Maman était dans les premières,
elle a eu un vrai rôti, d'excellents
beefsteaks et un gros os à moelle.
Ce jour-là nous sommes arrivés
très en retard à l'école
et la Maîtresse furieuse de nos explications
nous a grondés. J'ai réfléchi
qu'elle aurait sans doute souhaité
que nous lui glissions un beau morceau de
viande, pratique courante qui lui permettait
sans déplacements de recevoir du
beurre et autres denrées. Et je crois
très sincèrement, avec cinquante
ans de décalage, qu'en 1945, à
la distribution des prix c'est Odette qui
a eu le prix d'Honneur et moi seulement
le prix d'Excellence parce que les parents
de la gamine apportaient des victuailles
et du bois de chauffage à l'institutrice.
Et c'est aussi pourquoi elle ne la punissait
jamais alors qu'elle ne me loupait pas !
J'étais bien plus vive, bien plus
intelligente que ma copine qui glissait
souvent un petit il sur mon travail.
J'adorais l'école, mais j'avoue une
certaine rancur pour cette flagrante
injustice ! La meilleure, la première
c'était moi et de très loin
! Mais je n'étais qu'une réfugiée,
une fillette des villes. Odette au sortir
de son porche n'a jamais eu qu'à
traverser la rue pour pénétrer
dans la cour de l'école, elle était
du village, je ne l'étais pas. Là
était la différence !
Autre aliment indispensable : Le lait.
Cette corvée est réservée
aux enfants. Nous allons ensemble, mes deux
cousines, mon frère et moi à
la Ferme de Bréau. En sortant par
la petite porte, nous prenons un étroit
sentier bordé de fil de fer barbelé.
Nous longeons le cimetière et prenons
juste en face un large chemin empierré
qui permet aux véhicules agricoles
de se croiser sans problème. De chaque
côté, des ornières laissent
l'eau dévaler les pentes. La grimpette
est rude. Tant que nous longeons les champs
cultivés qui nous surplombent nous
nous sentons en sécurité.
Mais après une grande courbe, surgit
la partie boisée du trajet. En été
cela va encore, mais en hiver la nuit nous
rattrape souvent et nous sommes morts de
"frousse". L'heure de la traite
étant immuable, il est inutile de
partir plus tôt. Ayant parcouru à
toute vitesse deux bons kilomètres
dans le sous-bois nous arrivons enfin sur
le terre-plein. Ouf ! La ferme malgré
son énorme tas de fumier puant au
centre de la cour, ses chiens hargneux et
ses dindons pinceurs de mollets, nous paraît
des plus accueillantes. Nous rentrons dans
une vaste cuisine encombrée de partout
par les bidons. Nous disons toujours un
bonjour mêlé de curiosité
à une énorme dame, pas trop
vieille, mais si large, si courte, si grosse,
qu'elle ne peut se déplacer qu'en
s'appuyant sur une solide chaise de chêne.
Chargés de quatre ou cinq litres
de lait tout chaud nous prenons le chemin
du retour sans traîner. Un jour la
petite Nicole a buté dans un caillou
et s'est affalée. Sur le moment elle
a un peu pleuré, mais arrivée
à la maison elle avait du sang sur
le front, sur le coin de l'il et à
d'autres endroits du visage. Le médecin
est venu et a retiré de petits gravillons
fichés dans la chair, a désinfecté
et a rassuré Tata Zabeth quant à
l'il. Mais la petite cousine garde
une marque entre les deux yeux.
Le lait sert à une multitude de
choses. Par exemple quand tu fais bouillir
du vrai lait de ferme, une énorme
couche de crème se forme à
la surface. Maman la recueille avec une
écumoire et la garde précieusement
dans un ramequin. Au bout de plusieurs jours
il y a assez de crème pour faire
un délicieux gâteau.
Une chose qui nous manque cruellement c'est
du savon. Donc, Les femmes ont décidé
d'en fabriquer. Elles ont choisi une grande
lessiveuse, puis elles ont mis du suif,
de cette horrible graisse de mouton qui
empeste et l'ont mis à fondre tout
doucement sur la cuisinière. L'odeur
dégagée me soulevait le cur,
mais c'est quand même moi, qui perchée
sur une chaise, a été chargée
de "touiller" cet infâme
liquide. Quand tout fut fondu, elles ont
retiré les impuretés. Elles
ont ajouté un produit très
dangereux qu'on appelle de la soude. Gare
aux projections, a dit Maman qui m'a mis
un foulard sur le visage. Les petites bulles
qui viennent exploser à la surface
sont terribles. J'ai continué à
mélanger pour que cela ne fasse plus
qu'une sorte de pâte bien uniforme.
Mémé a poussé la marmite
loin du foyer, a laissé tiédir.
Elle a rapporté son beau flacon d'eau
de Cologne du Mont Saint-Michel et a versé
deux grandes cuillères à soupe
dans la mixture. Nouveau mélange.
Les femmes ont sorti la lessiveuse dans
la cour, puis ont versé la pâte
dans des moules pour faire refroidir. Le
plus dur a été le démoulage,
car les moules à pâtisserie
ne sont pas faits pour fabriquer des savonnettes
! Il y a eu de nombreux et précieux
éclats qui ont giclé sous
la lame de couteau. Mais elles ont tout
récupéré pour la prochaine
lessive. Une chose est certaine, "j'vais"
en faire des économies de savonnettes,
me laver le moins possible ou juste à
l'eau claire ! C'est dégoûtant
le suif !
Les mois s'écoulent. C'est à
nouveau la rentrée scolaire puis
l'hiver. Un hiver rude, malfaisant, avec
d'énormes chutes de neige, suivies
d'un gel intense. Madame Villalard qui ne
s'est jamais absentée, tombe gravement
malade et doit rester au lit. Trois semaines
d'absence, renouvelables si l'état
de santé ne s'améliore pas,
a dit le médecin. Les poumons sont
pris et chaque mouvement arrache, selon
les dires de son fils, un cri de souffrance
à notre pauvre Maîtresse. Au
bout de quelques jours, débarque
" La Remplaçante ", une
jeune et dynamique Institutrice, un rigolot
bonnet de laine perché sur le dessus
du crâne et portant des moufles rouges
comme une gamine. Elle est vêtue d'une
grosse veste fourrée et
d'un
pantalon ! Une femme en pantalon, c'est
comme une sorte de prostituée qui
vient s'occuper des enfants ! Scandale !
Tout le village est en révolution.
Le Maire absent, est à Paris pour
affaires. Le Secrétaire de Mairie,
le mari de Madame Villard approuve les villageois
et prend l'initiative de clore le portail,
empêchant quiconque de pénétrer
dans l'école. Quarante enfants et
leur nouvelle Institutrice se gèlent
et piétinent devant les grilles pour
se réchauffer. Tous les gamins qui
habitent au village rentrent chez eux. Mais
les autres ? Ceux qui viennent des hameaux
voisins, ceux qui apportent leur gamelle
pour manger à midi ? L'Institutrice
demande qu'au moins la salle de la Mairie
leur soit ouverte. Quelques vieilles curieuses,
qui traînent toujours dans les parages,
exigent l'ouverture de la classe pour ces
élèves-là et que le
poêle ronfle ! Devant cette pression
le Secrétaire cède. L'Institutrice
pénètre dans la vaste salle
avec les enfants. Le soir ils ressortent
enchantés, surtout ceux du "Certif"
qui ont bien travaillé. Les bureaux
de L'Inspecteur Primaire et de l'Inspecteur
d'Académie sont envahis par des lettres
de réclamations. "Qu'on nous
donne une Institutrice au bon renom, pas
une dévergondée." Réponse
sèche : "J'ai nommé Mlle
R. en remplacement de Mme V. actuellement
en congé de maladie du
au
A compter de ce jour, c'est Mlle
R. qui assume l'intérim ou personne.
Quant à la tenue vestimentaire, sachant
que nous subissons un hiver particulièrement
rigoureux et que cela risque de durer, j'autorise
à titre exceptionnel le port du pantalon
pourvu qu'il soit de couleur foncée.
Je renouvelle par cette présente
la circulaire du
autorisant le port
du pantalon pour toutes les petites filles
des Ecoles Primaires."
Et c'est ainsi que notre nouvelle Institutrice
conquiert une classe émerveillée.
Cette classe folle piétine dans la
neige pour venir chanter sous la petite
fenêtre de sa chambre de location
toutes les " Marches " qu'elle
nous apprend. Nous la gardons longtemps,
mais pas assez à notre gré.
A son départ, nous, les filles, nous
pleurons, mais les garçons n'osent
pas, bien qu'ils soient aussi tristes que
nous. Le retour de Madame Villalard est
rude pour tous. C'est vrai qu'on apprend
bien avec notre Maîtresse mais je
crois qu'on apprend encore mieux avec la
jeune. Pour moi, c'est une sorte de grande
sur qui nous aime en même temps
qu'elle nous fait travailler autrement.
Monsieur Villalard, et les chansons apprises
autour du vieux piano, dans le couloir entre
la classe et la mairie, nous paraissent
subitement sans aucun intérêt
et totalement dépassées.
Curieusement, ce village qui s'est rué
contre la jeune remplaçante, celle-ci
à peine partie, se jette sur une
autre proie. Des ragots contre le couple
Villalard, des déballages honteux
prennent de l'ampleur. Pourtant, ces deux
personnes sont très convenables et
nous les respectons. Mais certains villageois
ressortent de vieilles histoires invérifiables.
Il paraît que lui était un
très jeune curé quand il a
rencontré une délicieuse "bonne
sur"
Que le fils aîné
est venu au monde de ce coup de foudre
Que lui a défroqué, et qu'elle
a abandonné sa cornette pour se marier.
C'est vrai qu'ils sont rigides, classiques
dans leurs tenues vestimentaires et dans
leur morale sans faille, mais de là
à raconter ces bêtises il y
a une marge ou une vengeance bien paysanne
! A la maison, ma famille refuse de croire
à ces ragots et nous défend
de les colporter.
L'hiver s'est prolongé et un printemps
tardif nous renvoie au catéchisme.
Quand il fait frais, Madame Barbier riche,
nous accueille dans son entrée. Le
beau temps revenu nous marchons dans les
allées, gravement, en imitant Monsieur
le Curé. Le Catéchisme ? C'est
un livre avec des questions écrites
en noir foncé et en dessous des réponses
en clair. J'ai une bonne mémoire,
et chaque jeudi je suis très vite
libérée car je sais par cur
la page du jour. Oui, mais moi je ne comprends
rien. " Qu'est-ce que le mystère
de la Sainte Trinité ?
Et
autres questions comme celle-là !
"
Bon, de toutes façons nous les plus
âgés devons faire notre Confirmation.
Monseigneur l'Evêque va venir à
l'église de Luzancy. Il vient tous
les trois ans seulement et fait une fournée
de gamins, ayant fait leur Communion ou
pas.
Un matin du mois de Juin, nous voilà
partis pour la répétition.
Chacun apporte son sandwicher car il y a
cinq bons kilomètres à faire
et on ne rentrera que l'après-midi.
Marcher le long du talus n'est pas du tout
amusant. Alors que l'on nous a recommandé
d'être graves et réfléchis,
on invente un concours de gros mots. Les
garçons en savent plein, je n'en
sais presque pas mais j'en enregistre le
plus possible. Soudain on aperçoit
l'église. C'est en " rigolant
" et en se bousculant qu'on pénètre
dans le jardin du Curé. Ce vieil
ivrogne au nez bourgeonnant et à
la face congestionnée, nous impose
silence. Nous évitons de nous regarder,
de peur d'éclater de rire. La fraîcheur
de l'église nous calme. On fait la
répétition de la Cérémonie,
on avale rapidement nos provisions, puis
on répète de nouveau. Quand
le Curé nous libère, on file
comme des lapins. Et Dieu, là dedans
? Bah ! Il doit être bien content
de voir des gosses si heureux.
Chaque dimanche, quand il séjourne
à la campagne, M. N. sort sa traction-avant
et va chercher le Curé pour que le
village de Reuil puisse entendre la messe.
Puis le Curé déjeune au Domaine,
et arrose copieusement son repas : "
Aujourd'hui, une bouteille de blanc et trois
bouteilles de rouge, sans compter les liqueurs
", annonce Marie-Victoire à
Caroline qui l'aide à faire la vaisselle.
Bon, la vie quotidienne, protégés
par notre enclos et notre chaude famille,
nous fait oublier les autres, la guerre,
la réalité. Nous sommes trop
jeunes et nous ne pensons qu'à nous.
Parfois la vérité nous rattrape
et nous rappelle que nous sommes sous le
gouvernement de Vichy et que les Allemands
sont partout.
Un soir, vers vingt heures je crois, nous
sommes tous groupés autour du poste
de radio pour écouter la B.B.C. On
entend d'abord des sons martelés
puis "Ici Londres, ici Londres, Les
Français parlent aux Français".
Ce sont de drôles de phrases et le
gars dit : "La soupe aux choux est
prête". Je répète
: La soupe
(Cette phrase n'a certainement
jamais été prononcée,
c'est juste pour vous donner une idée).
Pépé écoute religieusement
et nous ne bougeons même pas un doigt
de pied de peur qu'il nous pulvérise.
Ce jour-là, la liste des messages
secrets est plus longue qu'à l'ordinaire.
Un jour que j'avais dit à Pépé
que toutes ces phrases étaient idiotes,
il m'avait soufflé tout bas que c'était
des messages secrets comme dans un jeu mais
que c'était très important.
(Cette explication m'avait suffi pour que
je reste tranquille pendant l'écoute.)
Soudain, tambourinement énergique
sur la porte d'entrée. Pépé
arrête la radio mais elle est bouillante
car elle marche avec de grosses lampes.
Mémé va ouvrir et se trouve
nez à nez avec un Allemand en uniforme.
Il dit : "Je viens chercher des ufs".
Mémé Caroline dit poliment
: Vous vous êtes trompé de
porte, je vous accompagne. Elle met son
châle, prend son petit panier à
ufs et emmène l'Allemand vers
la cuisine de la grande bâtisse et
laisse le visiteur aux bons soins de Marie-Victoire,
la cuisinière du domaine. "Bonsoir
mesdames, dit le militaire. Grand'Mère
revient et soudain se met à rire.
Elle nous montre son petit panier vide.
L'habitude, l'habitude, d'aller ramasser
les ufs, dit-elle. La radio a eu le
temps de refroidir, mais nous avons eu peur
Ce qui ne nous a pas empêchés
de repartir à l'écoute dès
le lendemain. En fait, nous nous sommes
rendus compte que tous volets fermés
et porte close on entendait parfaitement
la radio de l'extérieur. L'Allemand
n'a pu ignorer notre activité. Nous
ne savons pas pourquoi nous n'avons pas
eu de graves ennuis. Il s'est peut-être
dit qu'un vieux, des femmes et plein de
gosses, c'était un groupe totalement
inoffensif. Cependant il pouvait tous nous
faire embarquer en prison pour activités
subversives. En tous cas, celui-là
était un être humain ou il
était sourd !
Depuis quelques temps les Allemands deviennent
nerveux. Les Maquisards, les F.F.I. semblent
être partout à la fois. Si
la Marne coule au fond de la vallée,
celle-ci est relativement étroite
et les collines boisées dominent
ce riche fond herbeux. Quelques hameaux
disséminés dans des bois touffus
et étroitement surveillés
par l'occupant ne gênent en rien la
Résistance. Les Allemands sont vigilants
et actifs. Des canons, des D.C.A. trônent
sur toutes les hauteurs et de violents projecteurs
balaient le ciel chaque nuit. Pépé
qui est allé à La Ferté
cette semaine s'est fait contrôler
trois fois sur le marché, place de
la Mairie. Vérification de la plaque
en métal sur le devant du vélo,
et autres chicaneries ont exaspéré
Pépé pourtant si patient.
D'ailleurs c'est simple, lui qui a fait
la guerre de 14 ne supporte pas l'idée
que tous les bustes de bronze soient partis
pour devenir des canons. Ces bustes étaient
l'hommage à de braves gens qui avaient
uvré pour la petite ville.
Un surtout, celui qui trônait au centre
de la Place près de la fontaine,
était respecté des habitants.
Les Maquisards font des "Coups de
mains" de plus en plus audacieux, de
plus en plus près de La Ferté.
Cette nuit ils ont fait dérailler
le train de marchandises qui allait vers
Château-Thierry. Loin de toute habitation,
en rase campagne, les explosifs qu'il contenait
ont pulvérisé la végétation,
sectionnant les arbres sur une très
vaste étendue. Réveillés
en sursaut, nous nous sommes réfugiés
en rang d'oignon contre le mur de la cuisine,
loin des fenêtres. La maison a fortement
tremblé mais nous n'avons eu aucun
dégât. Alors l'Occupant se
déchaîne. En représailles,
il décide de faire payer aux civils
cet acte "criminel". Pépé
et tous les vieux, même un curé
gâteux sont sur la liste des gens
à "embarquer". Ces listes
sont placardées partout dans les
villes et villages à quinze kilomètres
à la ronde. Quarante hommes, quarante
hommes, sauf dénonciation des coupables,
paieront de leur vie ces munitions envolées.
Où est-ce qu'ils vont les trouver
leurs quarante hommes, dit Mémé.
Effectivement, il n'y a pas quarante hommes
valides à La Ferté, alors
les Allemands élargissent la surface
à ratisser. Cette fois les listes
sont complètes. L'angoisse grandit
chaque jour qu'une convocation n'arrive
à la maison. Notre Arthur n'a jamais
bougé de son jardin. Il n'est pas
non plus décidé à se
"planquer". "On verra bien"
dit-il fataliste. Cette attente du malheur
dure plus d'un mois.
O ! Joie, ô ! Merveilleuse joie,
ô ! Bonheur ! Un jour, les listes
disparaissent, on ne saura jamais pourquoi.
On suppose que les Allemands ont trouvé
une poignée de F.F.I. et qu'ils ne
se sont pas privés de les massacrer.
Mais le silence absolu a toujours régné
quant à cet épisode tragique,
même après la guerre. A quelques
temps de là, le patron de Pépé
subit une rafle éclair dans sa propre
scierie avec d'autres personnes influentes
de la ville. Les Allemands les promènent,
debout dans des camions non bâchés
pendant des heures puis les cloîtrent
dans la "Kommandantur". On n'a
jamais revu aucun de ces hommes
sauf
le Patron de la scierie. Qu'avait-il dit
? Qu'avait-il promis ? En tous cas à
la fin de la guerre, il a vendu à
son frère ses parts de l'usine et
a filé en Argentine avec sa famille.
Il n'a même pas pris le temps de payer
ma Grand'Mère pour le dernier mois
de travail effectué sur le Domaine.
Maman travaille à la Mairie de La
Ferté comme secrétaire du
Maire. Celui-ci était jeune débutant
dans l'Administration, quand Maman a fait
ses premières armes au secrétariat
devant sa vieille machine à écrire.
Les Allemands viennent souvent pour différentes
paperasses. Maman si curieuse voudrait bien
savoir ce qui se trame derrière les
portes matelassées. Un jour qu'elle
exprimait cette idée devant Pépé
Arthur, celui-ci a littéralement
explosé malgré notre présence
enfantine : Est-ce que tu te rends compte
des idioties que tu t'apprêtes à
commettre ? Moins tu en sais et mieux cela
vaut ! Pense à tes gosses et sauve
ta peau et la nôtre par la même
occasion !
J'ignore si elle a obéi
à Pépé, mais cette
question n'est jamais revenue à nos
oreilles de gamins. Et Dieu sait si nos
oreilles traînent sans jamais avoir
l'air d'entendre.
Par une fin d'après-midi pluvieuse
Maman rentre blême de son bureau.
Elle s'avachit sur une chaise, les épaules
affaissées. Elle est anéantie.
Ma Mère c'est l'énergie, c'est
le tonus, comme on dira des années
plus tard. Cette femme effondrée
ne lui ressemble pas. Elle murmure : "Les
P'tits, les jeunes frères Fauvet
se sont fait pincer, torturer." Ils
avaient "disparus" au moment de
l'enrôlement pour le S.T.O. On savait
bien qu'ils faisaient de la Résistance,
ils ne s'en cachaient d'ailleurs pas avec
la fougue de leurs dix-huit printemps. Leur
Père a supplié les gradés
Allemands, offrant tout ce qu'il possédait,
disant de les mettre dans une prison française
comme on punit des galopins chapardeurs.
Un ricanement fut la réponse. Punis
pour l'exemple, pour inspirer la crainte
à ceux que cela tenterait de s'opposer
à l'Occupant. Ils ont été
torturés à nouveau puis exécutés
sauvagement. La Ville, au courant dans les
moindres détails par le bureau de
la "Propagande", a pleuré
dans son coin et s'est retranchée
dans un mutisme total. Pas d'hostilité,
pas de désapprobation ouvertes. Rien,
que la Frousse qui vous rend lâche
et muet.
Cette semaine, dans les hameaux alentours,
il y a eu de violentes échauffourées,
mais je ne sais pas exactement qui en sortit
vainqueur, A Reuil on a seulement entendu
dire qu'il y avait de nombreux morts dans
les deux camps, de véritables boucheries.
Un dimanche, sur l'autre versant des collines,
les "Boches" ont tiré à
bout portant sur des civils qui se promenaient
paisiblement avec leurs gosses et leurs
chiens. Personne ne pouvait confondre ces
gens-là avec des "Ennemis du
Grand Reich". Plus le temps passe et
plus l'Occupant devient fou. Puis un soir
l'Etat-Major allemand qui occupe le "Château
de Reuil" depuis de nombreuses années,
brûle et brûle des tonnes de
paperasses et de petits objets divers. Le
gardien inquiet surveille de loin cet énorme
foyer qui risque de mettre le feu à
tout le Parc. Quarante huit heures durant
le brasier illumine le village ou l'enfume
selon le sens du vent. Odette dit que son
père n'en dort pas. Enfin, ayant
entassé pêle-mêle tout
ce qui est transportable, l'Etat- Major
plie définitivement bagages, sort
tous ses véhicules, voitures, camionnettes
et lourds camions, et en une colonne interminable,
file le plus vite possible vers Luzancy
et la région est de la Brie.
Plus d'Allemands dans Reuil, mais ils sont
encore dans les collines, car on entend
le canon et autres violentes pétarades,
jour et nuit, à tout moment. A ce
tintamarre incessant succède un calme
complet, étonnant, inquiétant.
Cela dure quelques jours. Enfin, par une
après-midi ensoleillée, apparaissent
des voitures plates, des " jeeps ".
Debouts dans ces drôles de véhicules,
des noirs, beaucoup de noirs, des sourires
jusqu'aux oreilles, mâchant sans manger
et faisant de grands signes de joie. Les
Américains arrivent enfin jusqu'à
nous ! Ils pénètrent dans
le Parc du Château avec tout leur
matériel et s'installent toujours
joyeux. Ils nous appellent et nous distribuent
du café en poudre, du savon, du chocolat
et " ce machin " qu'ils mâchouillent
sans arrêt. Ils rient et l'un d'entre
eux attrape Dédé et le fait
sauter sur ses genoux jusqu'à ce
que mon petit frère demande grâce.
Le grand gaillard fouille dans son sac et
entasse une foule de choses dans les bras
du gamin tout heureux. Tout le village assaille
le campement. Nous attendions La Libération
depuis si longtemps que je suis un peu déçue,
je ne sais pas au juste ce que j'attendais,
une espèce de grande Fête foraine,
peut-être. C'est sûr que je
pensais à une folie de bonheur. Les
adultes sont heureux. Maman a agrafé
des cocardes tricolores sur tous nos vêtements.
Elle en offre aux Américains qui
la serrent sur leur poitrine géante
où elle disparaît complètement.
Elle parle à peu près l'Anglais,
exprime quelques mots, les Américains
rigolent à s'étouffer lui
répondent dans une langue qu'elle
ne saisit pas, et pour finir, fou rire et
conversation par gestes. Quand ils s'aperçoivent
que nous sommes ses enfants et que Mémé
Caroline ne nous lâche pas, ils nous
donnent des tas de " rations ",
du cornet de beef, des biscuits terribles,
durs comme des cailloux, du chocolat, une
boîte d'ufs en poudre de trois
ou quatre kilos et du chewing-gum, ("
Ce machin qu'ils mâchouillent ").
Des ufs ? Des vrais ufs, les
poules en pondent suffisamment. Nous n'en
manquons jamais. La boîte d'ufs
en poudre kaki repartira donc pour Villemomble
et trônera pendant au moins cinq ans
dans la vitrine de notre buffet de salle
à manger. Puis un jour Papa l'ouvrira
et voudra faire une omelette en ajoutant
de l'eau. Un cauchemar. Nous avons tout
jeté.
L'arrivée soudaine dans la classe
d'un grand monsieur sec, sème une
pagaïe inimaginable. Mme Villalard
a failli dévaler toutes les marches
de son estrade. Monsieur B., Monsieur B.,
répète-t-elle en tendant les
mains vers l'inconnu. Les enfants B. moyens
et petits ne bougent pas de leurs bancs.
L'aîné se lève et va
très lentement vers l'homme. "
Papa, tu es revenu ! " Le fils est
aussi grand que le père, ils se regardent,
pas de bisous, pas de câlins, rien,
peut-être une petite larme, mais je
n'en suis même pas sûre. La
Maîtresse bouscule les petits B. et
les dirigent vers leur père. Quand
il est parti, sa femme attendait un bébé
: La petite fille sait presque lire ! Les
autres ne se souviennent pas de lui.
C'est le premier prisonnier de retour au
pays. Quelques jours plus tard, la fanfare
de La Ferté, Le Maire et de nombreuses
personnalités accueillent Monsieur
B. sur les marches de la Mairie pour une
cérémonie solennelle
Discours, fleurs, accolades, émotion.
Au cours du mois, cette scène de
retrouvailles entre le revenant et les enfants
se déroulera à peu près
de la même façon, et l'accueil
en fanfare également. Maintenant,
la S.N.C.F. prévient la Mairie de
La Ferté qui prévient celle
de Reil si un homme est du village. Plus
de grosses surprises : Sauf la fois où
l'on attendait monsieur W. et que c'est
monsieur H. qui est arrivé le premier.
Un léger flottement s'est produit
parmi les enfants, mais le Papa est allé
vers les siens et tout est rentré
dans l'ordre.
Pourquoi donc les prisonniers libérés
vont-ils d'abord voir leurs enfants avant
leur femme ou leur mère ? C'est très
simple, le plus souvent les femmes sont
aux champs puisqu'elles font les foins comme
des hommes. Ensuite, on ne sait jamais quand
les trains vont arriver. Elles ne vont pas
attendre des heures, plantées devant
la Mairie, pour voir apparaître une
hypothétique silhouette au bout de
la route. Enfin, et c'est l'évidence
en venant de la gare de La Ferté,
passé le panneau " Reuil-en-Brie
", sur quoi tombez-vous ? Sur l'Ecole
!
De notre Père aucune nouvelle. Lui
est prisonnier au Stalag IV G, au fin fond
de la Prusse orientale, à la frontière
polonaise. On ne sait rien, la Croix- Rouge
a perdu tout contact avec les prisonniers
et exprime la possibilité que le
Camp ait été libéré
par les Russes
et que ce sera long
avant de pouvoir les rapatrier. Tous les
prisonniers des alentours sont maintenant
rentrés. Nous sommes en Août
1945, nous prenons le frais sous le grand
sapin de notre enclos quand Marie-Victoire
vient dire à maman qu'une femme l'appelle
de Villemomble. Madame Pilley notre voisine
a surpris un type pas catholique qui tentait
d'escalader la grille de notre maison. Soudain,
ils se sont reconnus. Elle l'a emmené
chez elle, lui a vite donné à
manger, l'a fait laver et lui a expliqué
que nous étions encore à Reuil.
Il a pris le train de l'après-midi.
A La Ferté quelqu'un l'a ramené
jusqu'à Reuil. Nous savions qu'il
arrivait. Malgré cela, cet inconnu
qui pénètre dans la cour,
n'attire même pas notre curiosité.
Maman reste figée et c'est Grand'Mère
qui la pousse vers son mari. Maman dira
plus tard à une de ses amies : "
On a mis un étranger dans mon lit
! " Il m'a fallu des années
pour comprendre le sens de cette phrase.
Dès l'arrivée de mon Père,
le feu couve. Dédé et moi
disons Maman Denise, parce que notre propre
mère dit " Maman " à
Caroline et que mes cousines disent "
Maman " à tante Zabeth. Réaction
violente de notre père : " Maman
Denise ! Pourquoi ? Vous en avez combien
de mères ? " Mais il pique une
crise de rage aiguë, devient violet
et manque de s'étouffer, quand maladroitement
nous disons notre premier " Papa Jean
". " Des pères, vous en
avez combien, des pères ? "
Il ne se domine plus. Caroline voit le danger.
Sa petite silhouette se précipite
au devant de ce grand et maigre échalas.
Elle s'interpose, intervient instantanément,
car elle pense qu'il va " bousiller
" Maman. Elle dit : " Vous devriez
avoir honte, elle qui n'a pensé qu'à
vous et à ses gosses quand tant d'autres
n'ont pas hésité à
s'envoyer en l'air avec n'importe qui et
en particulier avec les " Schleus ".
Papa vient de se faire désavouer
devant sa propre famille. Il ne pardonnera
jamais à Mémé Caroline
une phrase aussi vulgaire, aussi agressive.
A peine arrivé, il se faisait éliminer,
éjecter du groupe que nous formions
depuis tant d'années. Il était
de trop dans notre cercle. Il avait beaucoup
souffert, mais il nous l'a fait payer !
Il n'y a pas eu de cérémonie
à la Mairie pour le retour de Papa,
j'ai trouvé cela injuste, mais Maman
m'a expliqué que seuls les gens de
la commune y avaient droit. N'empêche,
un de plus, un de moins, mon Père
était un prisonnier lui aussi ! Un
bouquet de fleurs de plus, ça ne
les aurait pas ruinés ces radins
!
Nous restons très peu de temps tous
ensemble à Reuil car l'atmosphère
familiale est irrespirable. Et malgré
les privations qui sévissent encore
dans les villes, nous repartons pour Villemomble.
L'adaptation à cette nouvelle vie
est très dure, ne serait-ce que par
manque de chauffage. Papa et Maman semblent
s'étudier tandis que l'on se fait
gronder sans arrêt pour " notre
agitation permanente. " Nous jouons
comme d'habitude, sans excès, mais
Papa voudrait que l'on reste figés
et muets comme des statues. Il ne supporte
pas le bruit.
Il ne parle jamais de sa vie en Allemagne.
Nous savons par exemple qu'il a travaillé
dans une usine d'armement à Berlin
et qu'il y a rencontré le cousin
germain de Maman, Gilbert. (C'est à
Berlin que Maman a envoyé ses premières
lettres.) Il a été garçon
de ferme dans une grosse exploitation agricole,
il mangeait à peu près à
sa faim, mais les journées de travail
étaient interminables et très
pénibles à cause du climat,
torride en été, polaire en
hiver.
Notre retour pose un problème de
nourriture. Nous allons souvent en Belgique
pour chercher du ravitaillement. Papa et
moi prenons le train. Heureusement que nous
n'allons qu'à la frontière
car les banquettes de bois de 3ème
classe sont vraiment inconfortables ! Une
fin d'après-midi, au retour, son
copain après quelques canettes de
bière, se met à raconter leur
tentative d'évasion. Papa essaie
en vain de le faire taire. Et l'autre bavard
continue : Ils furent rapidement rattrapés
et leur patron leur a infligé des
brûlures sur les mollets avec une
tige de fer rougie pour les empêcher
de marcher. Ces marques sur les jambes !
J'avais cru jusque-là, que comme
moi, il avait eu des furoncles ! Papa l'interrompt
en racontant très haut comment il
a volé un poulet à son fermier,
et comment lui et ceux de son baraquement
ont eu le plus grand mal à le faire
cuire sans trop de fumée apparente.
La seule chose qu'il nous raconte volontiers
ce sont les sketchs qu'ils inventaient et
jouaient deux ou trois fois l'an. Il parle
également avec indulgence de la grosse
fermière dont les gars avaient été
enrôlés de force dans la Wehrmacht
alors qu'ils étaient indispensables
à la ferme. Papa connaissait suffisamment
bien l'allemand pour comprendre les conversations
et surtout pour répéter aux
copains ce qu'il avait entendu tout en maniant
la fourche d'un air absorbé. C'est
ainsi qu'il apprit la défaite du
Reich et l'arrivée massive des Alliés.
Le fermier ne se gênait pas pour parler
devant sa stupide équipe de fainéants
de Françouz, sur qui il aboyait avec
fureur.
Ils furent effectivement libérés
par les Russes et contrairement à
tous les bruits inquiétants qui couraient
sur ces " Sauvages " sans foi
ni loi, ils furent très bien traités.
Le rapatriement fut très lent à
se mettre en place : Nonchalance des Russes
ou impatience des prisonniers ?
Une seule chose calme vraiment Papa : Son
banjo. Il a appris à en jouer au
Stalag. La première chose que Maman
lui achète ce sont de nouvelles cordes
et un gros paquet de feuilles de chansons.
Un jour je vois Maman et Papa se sourire
: Il vient de jouer " La valse brune
" et cela doit leur rappeler des souvenirs.
Tout doucement, la Paix, la vraie Paix,
s'installe aussi à la maison.
Enfin la vie reprend son cours. Papa recommence
son travail à la S.N.C.F. en gare
de Paris-Est. Maman dès le lendemain
de ma Communion solennelle travaille chez
Maître De La Marnière, Notaire
au Raincy. Mon petit frère, toujours
joyeux, part à l'école avec
un gros sac de billes. Je rentre au Cours
Supérieur où je fais une excellente
année, préparant l'entrée
en 6ème de Lycée.
Mais pour tous, ce ne fut plus jamais
comme avant, comme avant La Guerre. Et
c'est ce que je disais un jour en parlant
de mes quatre ans : Mon Papa gentil, attentif
est parti en 1939. Celui qui est revenu
en 1945 était grognon, renfermé,
violent parfois. La Guerre m'a volé
mon Père !
Toutes ces impressions de guerre d'une
petite fille heureuse, sont miennes, elles
ne sont peut-être pas toutes rigoureusement
exactes quant au déroulement des
faits historiques. Ce n'est pas un compte-rendu
fidèle de la Guerre 39-45. Ce sont
mes souvenirs
écrits soixante
ans plus tard !
Achevé à
Montpellier, le 16 Janvier 2002 |