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Dominique Prévot

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28 XII 2015

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Impressions de guerre d'une paetite fille heureuse

Exode

La maison du Morvan

Impressions de guerre

Égalité des chances

Doryphores et pommes de terre

Les inondations

Impressions de guerre

Ai-je vraiment le droit d'étaler les images paisibles d'une enfance heureuse alors que l'on vient juste de fêter les cinquante ans des camps de concentration ?

Claudette raconte ses souvenirs pour sa famille et ses amis, pour qu'ils la connaissent mieux, pour qu'ils se souviennent d'elle le jour où elle ne sera plus là.

Claudette a tout juste cinq ans à la déclaration de guerre. Son Papa est un grand maigre, aux yeux noirs ; il a des cheveux bruns qui ondulent avec un joli cran naturel sur le côté droit. C'est un rêveur qui lit beaucoup et qui a démissionné devant l'énergie débordante de Maman. Il adore sa femme. Le dimanche, par exemple, il descend au marché en vélo, et achète un gros bouquet. Cela nous fait toujours rire, de le voir se tenir en équilibre, le guidon d'une main et le bouquet de l'autre. Maman et nous, les deux petits gamins, nous allons à pieds. Quand Papa nous aperçoit avec nos gros sacs à provisions chargés, il tend le bouquet à maman, vite, vite ; il est charmant Papa, mais il se sent si maladroit avec ses fleurs. Puis il prend le sac le plus lourd et part devant. Il économise aussi son argent de poche pour nous faire des cadeaux : un corsage pour Maman, des jouets pour nous. Il ne pense jamais à lui. Il sait tout faire dans la maison, en particulier il cuisine remarquablement bien.

Il avait six ans lorsque son propre père est " Tombé au Champ d'Honneur ". Pupille de la nation et soutient de famille, il ne devait en principe pas être mobilisé ; mais, il le fût. Ce n'était sûrement pas l'homme qu'il fallait pour aller à la guerre. J'entends par là, que ce n'était ni un actif ni un sportif, pas de quoi faire un bon soldat.

Il est parti en Septembre 39. Il a eu une permission en février 40. Je me souviens que nous avons fait des photos, qu'il faisait un froid glacial, et qu'il a neigé tout au long de son séjour. Son régiment ayant traversé la France à marche forcée, beaucoup d'hommes furent hospitalisés, les pieds en sang, à l'hôpital de Saint-Quentin dans l'Aisne. Très rapidement les Allemands sont arrivés. Ils ont investi l'hôpital, ont fait prisonniers tous les malades et les ont embarqués en direction de l'Allemagne. Nous n'avons revu Papa qu'en Août 45.

Maman, à la déclaration de guerre, a vingt-neuf ans. C'est une jeune femme mince, et fraîche. Issue de deux petits paysans, l'une du Morvan, l'autre du Loir et Cher, elle est plus grande qu'eux, mais en possède la ténacité et la volonté inébranlables. Elle aime passionnément son mari qu'elle a épousé contre le gré de ses parents. Elle pleure le départ de Papa, et espère qu'il reviendra bientôt. Puis, son énergie reprenant le dessus, elle se dit qu'elle a deux jeunes enfants, et qu'il s'agit de s'en occuper. Elle n'a pas de soucis financiers : la S.N.C.F. lui versera le salaire de Papa pendant toute la durée de la guerre. Elle coud, elle tricote, mais elle passe aussi beaucoup de temps pour nous trouver à manger.

Partout où elle va, elle nous traîne avec elle. Elle nous traîne, c'est exactement cela. Elle irait dix fois plus vite sans nous. Mais elle ne se sépare jamais de nous. Dédé a trois ans, mais est resté un gros bébé joufflu, joyeux, qui ne rentre pratiquement plus dans son landau. Je fais des centaines de petits pas rapides, mais je n'arrive pas à suivre la cadence de Maman. Alors elle se retourne, et elle m'attend. Elle repart, et la distance entre elle et moi grandit de nouveau.

Nous habitons Villemomble, une petite ville de la banlieue parisienne. Au début de la guerre nous trouverons encore de quoi manger. Les mois passants, nous ne trouverons plus rien ni dans les boutiques, ni sur les marchés de la ville. Comme une catastrophe n'arrive jamais seule, la mère de Papa vient s'installer chez nous sans avoir demandé l'avis de Maman. Est-ce pour surveiller sa belle-fille ? Une jeune femme isolée aurait-elle des tentations ? C'est ce que dit Maman qui déteste sa belle-mère. D'ailleurs, Grand'Mère Joséphine avouera qu'il est plus facile de se nourrir à la campagne qu'en ville. Alors, elle n'avait qu'à rester chez elle. Elle se plaint du vent qui balaie sans cesse les rues. C'est vrai, je me souviens de ce vent permanent qui nous essoufflait. Curieux ! Il a disparu après la guerre.

Bref ! Ce n'est pas l'amour tendre entre ces deux femmes-là. La " cohabitation " comme on dit maintenant, est des plus houleuses. Mémé Joséphine veut faire obéir Maman comme elle nous fait obéir. Vous qui connaissez Maman, voyez ce que cela peut donner : Un peu comme si on voulait changer la Tour Eiffel de place, il y aurait quelques résistances. Mémé prend les rênes du ménage en mains. Dédé déteste la soupe. Comme il refuse d'avaler, Mémé jette Dédé dehors dans le noir. Le pauvre gros poupon a peur, il hurle, il a froid, il veut rentrer. Maman se lève de table pour ramener son fils au chaud. Mémé donne un tour de clef et crie à travers la porte : veux-tu manger la soupe ? Dédé promet tout ce qu'on veut, pourvu qu'il revienne dans la tiède et lumineuse cuisine. Pendant ce temps, Maman a mis l'assiette du petit dans le four. Elle fait rentrer son beau gamin barbouillé de larmes, le prend sur ses genoux et le fait manger. Ce soir-là, aucune des deux femmes n'a gagné.

Mon petit frère Dédé, et moi nous détestons jouer aux dominos. Chaque soir Mémé nous oblige à y jouer, assis sur la bordure du grand lit. Pour poser un domino, nous nous appuyons sur le matelas. Ca fait un trou, où tous les dominos déjà posés s'engouffrent. Mémé dit que nous trichons. Mon petit frère sait à peine jouer et bien sûr il lui arrive de se tromper. Ma Grand'Mère sait jouer, mais elle triche souvent : elle prend en cachette un domino dans la pioche et repose discrètement le sien à la place. Mémé gagne tout le temps, c'est une sale tricheuse. Quand elle ne s'occupe pas de notre bonne éducation ou qu'elle ne triche pas aux dominos, Grand'Mère Joséphine tricote pour son fils prisonnier. Elle lui fait des grosses moufles kaki, des kilomètres de cache-nez kaki, des chaussettes de laine kaki et des passe-montagne kaki (le passe-montagne, est une sorte de cagoule). Que c'est " moche !" Je trouve que ce n'est même pas une vraie couleur ! Je préfère le rose, alors je prends mon tricotin, et je fais une superbe chaînette.

Mon tricotin est un petit personnage en bois peint de couleurs vives. Sur la tête ronde sont plantés quatre clous. Le petit personnage est percé de la tête aux pieds d'un trou rond qui laissera descendre la cordelière. Bref, c'est un tricotin !

Chaque mois nous faisons parvenir à Papa un colis, par l'intermédiaire de la Croix-Rouge. Il reçoit ainsi la plaque de chocolat de mon petit frère qui préfère la ration de fromage de Maman qui, elle, préfère les pommes. Parfois nous pouvons joindre quelques boîtes de pâtés ou quelques denrées non périssables. Ce mois-ci, je glisserai mon cadeau rose au fond du colis. Papa aura bien chaud avec les vêtements kaki de sa mère, mais il sera content de mon cadeau pas du tout utile mais si joli ! Je suis bien contente de moi !

Nous partageons ma maigre plaque de chocolat mensuelle avec notre Mémé trop gourmande. Nous nous privons souvent pour Papa qui trouve toujours ses colis trop légers. A Noël, nous lui envoyons toutes nos sucreries, le pain d'épices, et pour qu'il soit en forme, nos gâteaux vitaminés. Je veux bien donner à Papa mes gâteaux vitaminés, mi-sucrés, mi-salés, parce que je n'aime pas ça. Mais de temps à autre, j'aimerais bien garder quelques friandises...

Papa ne se rend pas bien compte de tous les sacrifices que l'on fait pour lui. Il croit que la nourriture est abondante, comme dans ses souvenirs d'avant guerre. Il ne sait pas que nous avons des cartes de rationnement. On ne peut pas tout raconter car les lettres sont censurées et portent de grandes marques violettes en travers. Alors on dit seulement que tout va bien, que nous grandissons, et qu'il ne s'en fasse pas pour nous. Maman écrit sur une carte-lettre qui sera lue par toute l'administration allemande. On dirait que chaque mois Maman écrit exactement la même lettre à Papa. Elle dit qu'elle va bien mais qu'elle s'ennuie de lui, qu'elle est bien contente d'avoir la compagnie de Mémé. Elle dit aussi à Papa qu'elle l'aime et qu'elle lui fait des bisous... et surtout qu'elle espère recevoir bientôt de ses nouvelles.

Quand je pense au pugilat permanent, entre Maman et sa belle-mère, je me demande comment Maman peut écrire sa satisfaction de voir Mémé chez nous. Les grandes personnes sont décidément un mystère... Maman fait régulièrement des photos qu'elle envoie à Papa. Ainsi nous voit-il évoluer. De son côté, Papa nous fait parvenir des photos de groupe, où il paraît être bien portant. Maman dit que c'est de la propagande voulant prouver que les prisonniers ne sont pas mal traités par les Allemands.

Bon, je reviens aux cartes de rationnement. Chaque mairie de France a distribué aux habitants de la commune une carte de rationnement. Tous les mois, les Français ont droit, sur présentation de cette carte, à des sortes de petits timbres. Ces timbres sont aussi précieux que ta vie : ce sont les tickets de rationnement. Tu ne peux rien acheter sans eux. Les cartes sont différentes selon les âges des individus. Par exemple, un bébé a droit à des laitages, un enfant a droit à du chocolat, un adolescent à du fromage, un adulte à une plus grande quantité de pain. Il y a des tickets pour chaque chose. Tu vas chez le pharmacien chercher ta ration de sel. Et quand, juste avant la libération, Grand-Père sera mourant, le Docteur prescrira de bonnes bouteilles de Bordeaux, avec une allocation supplémentaire de tickets.

Un adulte a une ration de deux cents grammes de pain par jour. Les paquets d'ersatz de café sont surmontés de quatre grains de café, coincés entre le carton carré et le dessus du paquet. Quant au sucre, on ne sait pratiquement plus ce que c'est. Il existe un produit de remplacement, un ersatz, qui a un goût acide plutôt que sucré, c'est la saccharine. Je n'aime pas ça.

La viande, elle, c'est de la vraie viande, pas un produit inventé par les chimistes, mais il y en a si peu. Alors au lieu d'aller acheter un minuscule morceau, on attend une semaine parfois deux, pour avoir une portion convenable pour chacun. Cependant, chaque jour nous passons devant chez le boucher, pour nous informer du prochain arrivage. Il ne s'agit pas de le manquer. Le jour de l'arrivage les gens font la queue avant l'aube pour être sûrs d'être servis. Après deux heures d'attente, le boucher sort parfois de sa boutique, pour annoncer qu'il peut encore servir cinq personnes pas plus. Les gens se disputent et se battent pour essayer de " resquiller " et de faire partie des cinq chanceux. De toute façon ces cinq là, auront un petit bout de pot-au-feu et beaucoup d'os.

Un pauvre vieux du voisinage s'est fait voler sa carte de rationnement et ses tickets pour le mois... Imaginez son angoisse. Non seulement il n'a rien pour le mois présent, mais encore il ne recevra plus jamais rien, car il faut présenter sa carte chaque mois pour obtenir de quoi tenir le mois suivant. Personne à la mairie ne voulant se mouiller, ce pauvre vieux a failli en " crever ". Il paraît qu'une âme compatissante, qui connaissait quelqu'un, qui connaissait quelqu'un d'autre, a procuré, moyennant finances, une belle carte et beaucoup de tickets au vieux monsieur.

Pour les vêtements, les tissus et les chaussures, pour le savon, les cahiers et la faïence, il faut des tickets. Quand je suis rentrée à la grande école, j'avais toujours sur moi une carte de points. Cette carte te permettait d'obtenir de la Maîtresse, un nouveau crayon noir ou deux crayons d'ardoise, selon tes besoins, pour un point seulement. On usait nos crayons jusqu'à temps que l'on ne puisse plus les tenir et que nos doigts frottent sur la page. Un cahier valait trois points. Les élèves ont vite compris qu'ils pouvaient faire des économies de points. L'astuce consistait à tracer à la règle et au crayon à papier des rayures régulièrement espacées sur les quatre côtés de la couverture. Tant que les couvertures ont été de bonne qualité, nous avons écrit à la plume et à l'encre. Le jour où ces couvertures sont devenues d'infâmes buvards, nous nous sommes mis à travailler au crayon. Nous devenons aussi astucieux que les adultes.

Les Français sont débrouillards, et au fur et à mesure que les mois passent, ils inventent mille et une astuces pour survivre.

Bientôt on ne trouvera plus rien à manger en ville. La survie consistera à se souvenir brusquement qu'on a une famille, un cousin éloigné, une vague relation à qui on écrit au nouvel an et qui pourrait éventuellement nous héberger à la campagne. Dès le départ de Papa, les parents de Maman lui ont proposé de nous recevoir. Maman a préféré se débrouiller seule autant qu'elle a pu. Quand la nourriture s'est raréfiée, nous sommes partis chaque samedi munis de deux gros sacs et d'une énorme valise vides. Nous sommes allés chercher cette nourriture là où elle se trouvait, chez nos grands-parents.

Ah ! Le cauchemar ! Epuisants, ces allers-retours ! Nous mettons déjà une demi-heure à pieds pour descendre à la gare. Le train à vapeur est un omnibus, lent et inconfortable en wagon de troisième classe. Il faut changer, à Lagny et attendre la correspondance. Sur le quai, il fait froid mais moins froid que dans la salle d'attente non chauffée. Enfin arrive ce train poussif. Tu continues à te réfrigérer car le train n'est pas chauffé non plus. Arrivés en gare de La Ferté-sous-Jouarre, il y a encore deux kilomètres à parcourir à pieds pour atteindre le village de Reuil-en-Brie. Souvent, mon petit frère et moi, nous nous endormons épuisés, sans avoir le courage de dîner.

Grand-Père Arthur a déjà tué un lapin, un poulet, il a arraché des légumes. Grand'Mère Caroline a ramassé les œufs de poule et de cane. Il ne reste plus qu'à faire du pain.

Ah ! Faire du pain, quelle joie et quelle souffrance !

Les Français sont débrouillards, ça nous le savons. C'est d'abord le temps des échanges. Grand-Père ne cultive pas de blé, mais il a beaucoup de légumes et de fruits, il fait du cidre. Grand'Mère élève des lapins, de la volaille, des chèvres, des moutons, une truie. C'est chouette, Grand'Mère est presque une fermière. Par échanges, nous aurons du blé pour faire le pain. Grand-Père va parfois très loin de Reuil sur son vieux vélo. Il va jusqu'à Jaignes, et ne rentre que le soir chargé de fromage et de beurre. Un jour il a même rapporté une bouteille de " gnole ", que cette bouteille sentait bon !

Donc, maintenant que nous avons du blé, nous allons faire du pain. Le moulin à café en bois ne sert à rien, vu qu'il n'y a plus de café. Alors il devient meule à broyer les grains de blé et à les transformer en farine. Les enfants sont chargés de ce travail. Le moulin à café est un cube. En son centre, une partie métallique comprend une mâchoire dentelée et une poignée. On remplit la partie métallique de grains de blé, On cale bien le moulin carré entre les cuisses et on sert très fort pour que seule la poignée tourne. Et on commence à moudre. Les coins du moulin te rentrent dans les jambes, tu arrêtes de moudre, tu frottes un peu tes cuisses endolories, et tu recommences à moudre. Un petit tiroir récupère la farine. Tu n'es pas au bout de tes peines ! Il faut exactement trente " moulin à café " pour faire un pain rond. Celui-là sera pour nous, je l'ai bien mérité avec mes bleus. Heureusement que la gymnastique est le vendredi, sinon la Maîtresse croirait que je suis une fillette martyrisée ! Et en avant pour le deuxième pain...

Nous éplucherons aussi de la compote avec les pommes tombées. Il faut beaucoup de pommes pour faire une petite compote. Ah ! Quel délice, ce pain blanc chaud avec de la compote. Cela vaut tous les gâteaux du monde...

Hélas, il faut repartir vers la ville. Maman se charge de la grosse valise, pleine à craquer et d'un sac. Je donne la main à mon petit frère et je porte l'autre sac. Mon sac contient le pain, les œufs, datés et enveloppés séparément dans du papier journal. Au moment du départ, Pépé a posé délicatement un bouquet de petits œillets très parfumés sur le dessus de mon sac.

Et c'est de nouveau le train jusqu'à Lagny, et l'attente de la correspondance dans le noir et le froid. Quand nous montons enfin dans le train qui nous ramène à Villemomble, Dédé s'endort immédiatement. Maman et moi nous aurons du mal à le réveiller à l'arrivée. Je me laisse bercer par le roulement cadencé du train, mais je n'ose pas dormir. Je surveille Maman qui est fatiguée. Et si l'on s'endormait tous les trois et qu'on fasse un long voyage, comme cela serait bien. Je somnole, mais à chaque arrêt j'écoute l'employé qui crie le nom de la station dans son porte-voix. Je n'ai pas envie de me retrouver à la Gare de l'Est. Il nous faudra presque une heure pour remonter à la maison : la valise est lourde, et Maman fait de nombreuses haltes et change de mains. Il est vingt-trois heures quand nous parvenons enfin devant notre grille. Et si je ne craignais pas que Maman me traite de " cinglée ", je l'embrasserais bien ma haute grille verte, je suis tellement contente d'être chez nous. Pas de grâce matinée possible, demain il y a classe.

Nous ferons ces allers et retours chaque semaine pendant des mois. Nous ne partirons définitivement pour la campagne, qu'après la disparition de notre " Lapin " apprivoisé. Nous ne reviendrons à la maison qu'au retour de Papa.

Donc, on se débrouille... Bientôt, à la débrouillardise individuelle, va s'ajouter une véritable industrie. Des individus intelligents se disent que puisque les Français manquent de tout, et que certains ont de l'argent, pourquoi ne pas en profiter pour faire de la contrebande, comme au temps de la gabelle. C'est la naissance du Marché Noir. Il s'établira de solides fortunes sur ce trafic.

Parallèlement au marché noir, il se crée des imprimeries clandestines. Les fausses cartes de rationnement ne sont qu'une toute petite chose, florissante et lucrative certes, mais non vitale. Je me trompe, elles sont vitales pour tous les maquisards, ravitaillés par les gens d'alentour. Bien plus dangereuse et importante est la confection de fausses cartes d'identité, de faux papiers plus vrais que nature. Ces cartes d'identité sauveront un grand nombre de personnes recherchées.

Et le couvre-feu, vous savez ce que c'est ? Quand la nuit tombe, les rues, les maisons doivent devenir invisibles du ciel. Les aviateurs ne doivent pas pouvoir repérer, ni une usine, ni un cours d'eau, ni une voie ferrée, ni un pont. Ils ne doivent pas reconnaître la géographie de notre pays. A cette époque-là, l'ennemi déclaré de la France occupée, ce n'est pas celui qui occupe ton sol indûment, c'est l'aviateur Anglais qui vient bombarder les points stratégiques. Dès que le jour baisse la France devient aussi invisible que l'Atlantide, c'est vous dire !

Les mairies ont fait distribuer aux habitants des papiers ou peut-être des cartons violets. Les fenêtres doivent être calfeutrées ainsi que toutes les issues. La lumière des ampoules électriques, quand il y a du courant, ne doit pas filtrer à l'extérieur. La milice civile et française se charge de faire respecter l'ordre. Un soir nous avons eu très peur. Quelqu'un frappe avec violence à la porte de cuisine, c'est la milice. Deux hommes sévères disent à Maman qu'elle est en infraction notoire. Maman ne comprend pas. Elle explique tout : son mari prisonnier, ses gosses à s'occuper, la présence de sa belle-mère, quatre bouches à nourrir, sa respectabilité. Maman est intarissable. Le grand " type " lui dit " Taisez-vous donc un peu, on n'est pas là pour entendre vos salades ; vous êtes en infraction ". Maman suffoque de colère et de hargne " C'est la meilleure " dit-elle. Alors les deux hommes la font taire en haussant le ton. " Madame votre lumière se voit de l'extérieur ". " Evidemment, à force de mettre et de retirer ces papiers, les punaises passent à travers et j'ai beau mettre du papier gommé dans les coins ça se déchire tout le temps " crie Maman furieuse. Les deux hommes ne se fâchent pas. Ils écrivent sur un feuillet. Je suis terrorisée. Maman a répondu avec insolence à ces gens tout puissants. Ils vont sûrement " l'embarquer ". Mais ils se contentent de lui remettre le petit papier. " Avec ça, vous pouvez obtenir des cartons neufs et les faire renouveler autant de fois qu'il le faudra ". Quelle frousse nous avons eu !

Les alertes, tu sais ce que c'est que les alertes ? Tu vois, quand chaque premier mercredi du mois retentit la sirène de la mairie, je tremble. Je tremble, parce que cet appel innocent réveille en moi des angoisses et des vieilles peurs cinquantenaires. La sirène, c'est le signal de début d'alerte. A ce moment là tous les Français doivent respecter les consignes qu'ils ont reçues. Chaque quartier, chaque secteur a ses abris. Les habitants ont pratiqué des répétitions au cours d'alertes fictives. Ils savent qu'ils doivent se diriger vers un abri, toujours le même, et cela le plus rapidement possible. Les alertes de nuit sont particulièrement impressionnantes. Sur nos pieds de lit, nos manteaux reposent en permanence en compagnie d'un bonnet de laine bien chaud et d'une lampe de poche. Dès que la sirène retentit, Maman sort Dédé de son lit tout endormi, l'emballe dans une couverture et le dépose tout fumant de pipi chaud dans le landau toujours près pour un départ précipité. Un tour de clef énergique, à cause de vols fréquents perpétrés pendant les alertes et c'est la course vers les carrières de gypse. Notre abri de quartier se situe en effet sous la colline, dans les carrières profondes et ramifiées. L'épaisseur de roche au-dessus de nos têtes donne, parait-il, une sécurité totale.

Les souterrains sont remarquablement bien aménagés. Plusieurs groupes électrogènes sont prévus et les ampoules de faible puissance permettent de se reconnaître entre voisins. Au début des hostilités les responsables de l'abri nous ont assigné des places assises précises sur les deux rangées de bancs, pour être sûrs que tous les habitants sont bien là. Peu à peu, au fil des mois, les gens se sont regroupés par affinité. Cela n'empêche pas de prêter attention aux autres, au contraire. Parfois on entend : " Ne refermez pas les portes, les Untel ne sont pas arrivés ! ". Puis on referme les doubles sas et personne ne peut ni entrer ni sortir jusqu'à la sirène de fin d'alerte.

Etre réveillée en pleine nuit, courir dans le froid, s'asseoir dans une galerie humide, cela n'est ni plaisant ni distrayant, disons seulement que c'est supportable. Mais il y a une chose que je ne supporte pas, c'est le port du masque à gaz. Les adultes et les enfants de plus de cinq ans ont reçu cet ignoble objet. J'ai civilement plus de cinq ans, c'est vrai, mais je n'en ai pas la taille. Cette chose qui m'est octroyée ne me va pas du tout. Les hublots pour les yeux laissent ressortir le bout de mon nez, et la boîte ronde dans laquelle je suis censée respirer, me cache le nombril. Je ne parle pas des élastiques qui doivent se croiser au sommet du crâne, mais qui glissent sans arrêts malgré les astuces ingénieuses de Maman pour les raccourcir. J'étouffe, je me débats, et finalement les responsables de l'abri conseillent à Maman de me mettre, comme aux tout-petits, un mouchoir sur la bouche en cas de besoin.

Fort heureusement, aucun gaz toxique ne sera envoyé sur les populations. Nous sommes protégés en vue de... la précédente guerre. Mon Père est prisonnier parce qu'il marchait à pieds tandis que les Allemands défilaient déjà sous l'arc de Triomphe avec leurs chars. Ils préparent les V2 pour les envoyer sur l'Angleterre non soumise. La propagande du gouvernement français de Vichy, ne lance-t-elle pas à intervalles réguliers sur les ondes de la T.S.F. : " L'Angleterre comme Carthage sera détruite ! ". Et c'est vrai que des bombardements dévastateurs ont déjà endommagé le cœur de Londres, et que cela va continuer. Les Allemands occupent notre territoire. Les gaz, c'est leur spécialité pas celle des Anglais. En réfléchissant bien, l'Allemagne ne va pas envoyer " du gaz moutarde " sur son armée d'occupation. Je crois que nous ne risquons pas grand chose de ce côté là.

Par contre, involontairement bien sûr, les bombardements nous deviennent familiers. Et croyez-moi c'est le genre de choses que l'on n'oublie pas ! Tout point stratégique pouvant aider l'Allemagne à gagner la guerre doit être systématiquement détruit. Ainsi, les usines importantes, les aéroports, les ponts enjambant les rivières, et surtout les gros nœuds ferroviaires, les gares de triages, subiront de la part des Alliés un pilonnage incessant. Il s'agit d'empêcher à tous prix la double circulation des produits et des hommes entre l'Allemagne et la France. Nos produits métallurgiques, nos denrées alimentaires, nos plus jeunes gens, avec le S.T.O., passent de l'autre côté du Rhin. La France est saignée à blanc ! Retraversent le Pont de Kehl et Strasbourg, le matériel lourd, les chars, les obus, les explosifs puissants, les engins de guerre les plus sophistiqués. Aussi des raids aériens souvent meurtriers nous viennent-ils d'Angleterre : détruire une usine à gaz, c'est détruire également les habitations alentours. Les Français disent que les Anglais " arrosent large ". En d'autres termes, pour être sûrs d'atteindre leur objectif, les aviateurs ont ordre de bombarder une plus grande surface qu'il ne faudrait. Résultats, des morts, de nombreux blessés parmi les civils, des habitations détruites... Et pour nous, des séjours de plus en plus fréquents, de plus en plus longs dans les abris.

D'ailleurs, chaque mois verra se construire de nouveaux abris. Ainsi en partant de la maison pour se diriger vers la gare, de petits refuges seront creusés sous les trottoirs de la Grand'Rue et ceux de l'avenue du Raincy. Partout, de petites balustrades en fer, signaleront aux passants qu'ils doivent se précipiter là en cas de nécessité. Et les gens s'habitueront à ce rythme de vie, s'engouffreront dans ces trous et sitôt l'alerte terminée se précipiteront à l'extérieur pour reprendre leurs activités interrompues. (Inachevé 17-03-95)

Nous les enfants, nous souffrons peu de la guerre. Nos habitudes sont changées mais nous nous en accommodons. En 1942, Maman se met à cultiver des pommes de terre à la place de ses parterres de fleurs, c'est peut-être vital mais pour nous c'est plutôt amusant. (Voir le texte "Doryphores et pommes de terre"). Le seul vrai drame enfantin, pour mon frère et moi, est la disparition de "Lapin", notre compagnon de jeux. (Voir dans Villemomble, le texte "Lapin")

Chasse aux Juifs : C'est à cette époque-là que nos gentils Amis Gordon, deux personnes âgées et paisibles sont embarquées et disparaissent à jamais. Cette horrible action laisse dans nos cœurs une marque indélébile d'amour blessé et de révolte contre toutes les injustices. (Voir le texte "Egalités des chances")

Les alertes ? Toujours les alertes ! Cela arrive même quand tu es à l'école, même quand c'est ton tour de lire ! Hier par exemple, nous étions en train de colorier une belle frise. Soudain la sirène retentit. Toutes les petites filles et leur jolie maîtresse sursautent. On abandonne tout. Descente disciplinée de toutes les classes… dans les douches, sous l'école. Je ne sais pas quand ce superbe bâtiment de briques rouges a été construit mais les Maîtresses disent que c'est du solide. Alors nous les petites de 11ème (C.P.) on se sent en sécurité. Nous sommes assises sur les bancs de pierre, et sous les portemanteaux, là où jadis les enfants se déshabillaient pour prendre leur douche. Mais cela ne marche plus depuis des lustres, comme dit Maman. Les maîtresses sont très bien : pendant les alertes on joue à "Jacques a dit" avec pas beaucoup de gestes, juste une fois debout les pieds joints. On joue aussi "Aux messages" : La première du rang dit une phrase dans l'oreille de sa voisine qui dit à la suivante jusqu'à la fin du rang. La dernière dit tout haut ce qu'elle a entendu. La première redit la phrase de départ et tout le monde rit. La sirène retentit : Fin d'alerte. Parfois on est obligé d'abandonner le jeu sans le terminer.

C'est bien des alertes comme ça, juste pour rire, pas pour recevoir les bombes. Et hop ! Remontée agitée jusqu'en classe. Et on continue ce qu'on avait laissé.

La cantine scolaire : Cette année il m'est arrivé quelque chose de très désagréable. On passe la visite médicale et le médecin me donne une petite feuille à remettre "Aux Parents". A midi, je rapporte le papier. Maman le lit et pousse des hurlements de rage et de colère. Il est écrit : "L'extrême maigreur de cette fillette prouve qu'elle est sous-alimentée et en conséquence je vous mets en demeure de l'inscrire à la cantine dès demain". Maman se sent rouge de honte à l'idée qu'on ait pu penser une chose pareille ! Dans sa famille il y a et il y aura toujours plus à manger que nous n'en consommerons et ce n'est pas la guerre qui modifiera l'attitude de Maman vis-à-vis des aliments. On pourra toujours mettre une assiette de plus au cas où… Alors Maman crie et braille et gesticule contre cet imbécile de médecin. A aucun moment elle ne me gronde. Pourtant je suis catastrophée car c'est de ma faute. Mais manger est une corvée, je n'ai jamais faim ; ce qui est dans mon assiette peut être délicieux, au bout de deux becquets je suis rassasiée.

Donc, dès le lendemain je mange à la cantine. Vous qui avez eu l'occasion de manger à la cantine vous savez ce que sont ces horribles repas. Mais imaginez la cantine pendant la guerre ? D'énormes boîtes de conserves données par l'armée. Immangeable ! Je n'avale rien. Je reste à table après les autres. La femme de service compatissante retire mon assiette et me donne deux grosses cuillérées supplémentaires de gelée de coing. Je déteste cela mais pour lui faire plaisir je lèche ma cuillère jusqu'à complète disparition de cette confiture. Au bout de cinq jours, tout le personnel de service s'est rendu compte que j'étais impossible à nourrir et Mme la Directrice a pris l'initiative de me laisser rentrer à la maison le midi. Durant quelques jours j'ai mangé correctement puis j'ai recommencé à tout laisser.

Cette semaine, Maman devra s'absenter toute une journée pour des affaires de grandes personnes. Ma Maîtresse a proposé à Maman de m'emmener ce midi-là chez ses Parents. Ma Maîtresse est belle, mais belle, elle sent bon, elle a de magnifiques cheveux frisés qui tombent sur ses épaules. Je l'adore. En classe elle a amené une vraie poupée de porcelaine pour nous consoler quand nous avons de la peine. Donc le jour venu, je l'accompagne chez elle, toute fière. Dans l'entrée, un piano brille. A peine nos manteaux enlevés et nos mains lavées, elle s'installe et joue "Au clair de la lune", "Dagobert" "La Mère Michel" et bien d'autres. Quand elle s'arrête, elle me pose cette étrange question : Connais-tu ce que je viens de jouer ? Je fais non de la tête, ce qui est faux bien sûr. Et elle s'aperçoit que je pleure, que je pleure de joie et que je souhaite qu'elle continue sans jamais s'arrêter. Alors, elle joue une tendre berceuse. Apercevant sa Maman devant la porte de salle à manger, elle dit : "A table !". J'ignore ce que j'ai avalé, ce qui est sûr c'est que c'était délicieux et que je n'ai rien laissé. Etonnement de Maman à la sortie de quatre heures, qui n'en croit pas ses oreilles. "Quand vous voulez ! " Dit la Maîtresse. "Elle a conquis mes Parents et vous savez bien l'affection que je lui porte". En fait, il ne m'a été possible qu'une seule et unique fois d'y retourner. Ce jour-là j'ai retiré mes "galoches" et nous avons parcouru toute la maison en riant. La Maman est d'origine Allemande. Le pavillon est parfait, brillant de partout, extérieur comme intérieur. Elle vient de trouver de la peinture et a refait les volets. Avec des bouts de tissus, elle fait des tentures, des poufs, des bordures d'étagères. Là-haut, à l'étage, ce qui m'a le plus étonné ce sont les lits. Elle a cousu de gros pressions sur le matelas et sur l'envers des draps du dessous. Une fois agrafé le drap reste tendu, immobile. La couverture s'enfile sur le matelas comme une mule sur mon pied. Il faut croire que c'est une curiosité qui n'existe nul part ailleurs puisque ma Maîtresse a tenu à me la montrer. Le repas m'a paru merveilleux. Une fois encore, je n'ai rien laissé. Nous avons failli être en retard à l'école à cause du piano.

A la fin de l'année scolaire, j'ai si bien travaillé que je passe directement de la 11ème (C.P.) à la 9ème (CE2). Ma nouvelle Maîtresse est vieille, à cheveux blancs, toujours malade, et elle se met en congé tous les ans pour trois mois. D'ailleurs, en cours d'année l'école ferme jusqu'aux grandes vacances à cause des bombardements de plus en plus fréquents.

C'est vers cette même époque que nous quittons Villemomble et que nous nous réfugions à Reuil-en-Brie.

Reuil, un séjour inoubliable, une enfance heureuse à la campagne, faites de petits riens, loin de la réalité de la guerre. Bien entendu, le souci principal pour faire survivre une famille c'est la nourriture. Mais quand on a un Pépé Arthur et son jardin, une Mémé Caroline, ses volailles, ses lapins et la grosse truie, on ne manque pratiquement de rien.

En réalité on manque de certaines denrées, la ration de pain est nettement insuffisante c'est pourquoi une fois par semaine nous en faisons à partir de grains de blé. Echange de Pépé sans aucun doute. Une fois par semaine aussi et par tous les temps, Maman se lève à deux heures du matin, et file dans l'obscurité la plus complète jusqu'à La Ferté pour faire la queue "Au cheval". Personne ne dit : Se rendre à la Boucherie-Chevaline. Elle y passe la matinée, n'oublie pas d'acheter pour sa charmante belle-mère Joséphine un beefsteak bien tendre, lui porte et revient vers midi bien sonné. Un jour elle ne revient qu'à une heure de l'après-midi. Toute la famille est angoissée se demandant ce qui a pu lui arriver. Elle, fraîche et souriante, ses deux kilomètres dans les jambes et le ventre creux, tend un très lourd paquet. Elle raconte heureuse que le boucher n'a rapporté le cheval qu'en début de matinée, qu'il a pris le temps de le découper consciencieusement avant de pouvoir commencer sa distribution aux clients agglutinés les uns contre les autres pour se réchauffer. Comme Maman était dans les premières, elle a eu un vrai rôti, d'excellents beefsteaks et un gros os à moelle. Ce jour-là nous sommes arrivés très en retard à l'école et la Maîtresse furieuse de nos explications nous a grondés. J'ai réfléchi qu'elle aurait sans doute souhaité que nous lui glissions un beau morceau de viande, pratique courante qui lui permettait sans déplacements de recevoir du beurre et autres denrées. Et je crois très sincèrement, avec cinquante ans de décalage, qu'en 1945, à la distribution des prix c'est Odette qui a eu le prix d'Honneur et moi seulement le prix d'Excellence parce que les parents de la gamine apportaient des victuailles et du bois de chauffage à l'institutrice. Et c'est aussi pourquoi elle ne la punissait jamais alors qu'elle ne me loupait pas ! J'étais bien plus vive, bien plus intelligente que ma copine qui glissait souvent un petit œil sur mon travail. J'adorais l'école, mais j'avoue une certaine rancœur pour cette flagrante injustice ! La meilleure, la première c'était moi et de très loin ! Mais je n'étais qu'une réfugiée, une fillette des villes. Odette au sortir de son porche n'a jamais eu qu'à traverser la rue pour pénétrer dans la cour de l'école, elle était du village, je ne l'étais pas. Là était la différence !

Autre aliment indispensable : Le lait. Cette corvée est réservée aux enfants. Nous allons ensemble, mes deux cousines, mon frère et moi à la Ferme de Bréau. En sortant par la petite porte, nous prenons un étroit sentier bordé de fil de fer barbelé. Nous longeons le cimetière et prenons juste en face un large chemin empierré qui permet aux véhicules agricoles de se croiser sans problème. De chaque côté, des ornières laissent l'eau dévaler les pentes. La grimpette est rude. Tant que nous longeons les champs cultivés qui nous surplombent nous nous sentons en sécurité. Mais après une grande courbe, surgit la partie boisée du trajet. En été cela va encore, mais en hiver la nuit nous rattrape souvent et nous sommes morts de "frousse". L'heure de la traite étant immuable, il est inutile de partir plus tôt. Ayant parcouru à toute vitesse deux bons kilomètres dans le sous-bois nous arrivons enfin sur le terre-plein. Ouf ! La ferme malgré son énorme tas de fumier puant au centre de la cour, ses chiens hargneux et ses dindons pinceurs de mollets, nous paraît des plus accueillantes. Nous rentrons dans une vaste cuisine encombrée de partout par les bidons. Nous disons toujours un bonjour mêlé de curiosité à une énorme dame, pas trop vieille, mais si large, si courte, si grosse, qu'elle ne peut se déplacer qu'en s'appuyant sur une solide chaise de chêne. Chargés de quatre ou cinq litres de lait tout chaud nous prenons le chemin du retour sans traîner. Un jour la petite Nicole a buté dans un caillou et s'est affalée. Sur le moment elle a un peu pleuré, mais arrivée à la maison elle avait du sang sur le front, sur le coin de l'œil et à d'autres endroits du visage. Le médecin est venu et a retiré de petits gravillons fichés dans la chair, a désinfecté et a rassuré Tata Zabeth quant à l'œil. Mais la petite cousine garde une marque entre les deux yeux.

Le lait sert à une multitude de choses. Par exemple quand tu fais bouillir du vrai lait de ferme, une énorme couche de crème se forme à la surface. Maman la recueille avec une écumoire et la garde précieusement dans un ramequin. Au bout de plusieurs jours il y a assez de crème pour faire un délicieux gâteau.

Une chose qui nous manque cruellement c'est du savon. Donc, Les femmes ont décidé d'en fabriquer. Elles ont choisi une grande lessiveuse, puis elles ont mis du suif, de cette horrible graisse de mouton qui empeste et l'ont mis à fondre tout doucement sur la cuisinière. L'odeur dégagée me soulevait le cœur, mais c'est quand même moi, qui perchée sur une chaise, a été chargée de "touiller" cet infâme liquide. Quand tout fut fondu, elles ont retiré les impuretés. Elles ont ajouté un produit très dangereux qu'on appelle de la soude. Gare aux projections, a dit Maman qui m'a mis un foulard sur le visage. Les petites bulles qui viennent exploser à la surface sont terribles. J'ai continué à mélanger pour que cela ne fasse plus qu'une sorte de pâte bien uniforme. Mémé a poussé la marmite loin du foyer, a laissé tiédir. Elle a rapporté son beau flacon d'eau de Cologne du Mont Saint-Michel et a versé deux grandes cuillères à soupe dans la mixture. Nouveau mélange. Les femmes ont sorti la lessiveuse dans la cour, puis ont versé la pâte dans des moules pour faire refroidir. Le plus dur a été le démoulage, car les moules à pâtisserie ne sont pas faits pour fabriquer des savonnettes ! Il y a eu de nombreux et précieux éclats qui ont giclé sous la lame de couteau. Mais elles ont tout récupéré pour la prochaine lessive. Une chose est certaine, "j'vais" en faire des économies de savonnettes, me laver le moins possible ou juste à l'eau claire ! C'est dégoûtant le suif !

Les mois s'écoulent. C'est à nouveau la rentrée scolaire puis l'hiver. Un hiver rude, malfaisant, avec d'énormes chutes de neige, suivies d'un gel intense. Madame Villalard qui ne s'est jamais absentée, tombe gravement malade et doit rester au lit. Trois semaines d'absence, renouvelables si l'état de santé ne s'améliore pas, a dit le médecin. Les poumons sont pris et chaque mouvement arrache, selon les dires de son fils, un cri de souffrance à notre pauvre Maîtresse. Au bout de quelques jours, débarque " La Remplaçante ", une jeune et dynamique Institutrice, un rigolot bonnet de laine perché sur le dessus du crâne et portant des moufles rouges comme une gamine. Elle est vêtue d'une grosse veste fourrée et … d'un pantalon ! Une femme en pantalon, c'est comme une sorte de prostituée qui vient s'occuper des enfants ! Scandale ! Tout le village est en révolution. Le Maire absent, est à Paris pour affaires. Le Secrétaire de Mairie, le mari de Madame Villard approuve les villageois et prend l'initiative de clore le portail, empêchant quiconque de pénétrer dans l'école. Quarante enfants et leur nouvelle Institutrice se gèlent et piétinent devant les grilles pour se réchauffer. Tous les gamins qui habitent au village rentrent chez eux. Mais les autres ? Ceux qui viennent des hameaux voisins, ceux qui apportent leur gamelle pour manger à midi ? L'Institutrice demande qu'au moins la salle de la Mairie leur soit ouverte. Quelques vieilles curieuses, qui traînent toujours dans les parages, exigent l'ouverture de la classe pour ces élèves-là et que le poêle ronfle ! Devant cette pression le Secrétaire cède. L'Institutrice pénètre dans la vaste salle avec les enfants. Le soir ils ressortent enchantés, surtout ceux du "Certif" qui ont bien travaillé. Les bureaux de L'Inspecteur Primaire et de l'Inspecteur d'Académie sont envahis par des lettres de réclamations. "Qu'on nous donne une Institutrice au bon renom, pas une dévergondée." Réponse sèche : "J'ai nommé Mlle R. en remplacement de Mme V. actuellement en congé de maladie du … au … A compter de ce jour, c'est Mlle R. qui assume l'intérim ou personne. Quant à la tenue vestimentaire, sachant que nous subissons un hiver particulièrement rigoureux et que cela risque de durer, j'autorise à titre exceptionnel le port du pantalon pourvu qu'il soit de couleur foncée. Je renouvelle par cette présente la circulaire du … autorisant le port du pantalon pour toutes les petites filles des Ecoles Primaires."

Et c'est ainsi que notre nouvelle Institutrice conquiert une classe émerveillée. Cette classe folle piétine dans la neige pour venir chanter sous la petite fenêtre de sa chambre de location toutes les " Marches " qu'elle nous apprend. Nous la gardons longtemps, mais pas assez à notre gré. A son départ, nous, les filles, nous pleurons, mais les garçons n'osent pas, bien qu'ils soient aussi tristes que nous. Le retour de Madame Villalard est rude pour tous. C'est vrai qu'on apprend bien avec notre Maîtresse mais je crois qu'on apprend encore mieux avec la jeune. Pour moi, c'est une sorte de grande sœur qui nous aime en même temps qu'elle nous fait travailler autrement. Monsieur Villalard, et les chansons apprises autour du vieux piano, dans le couloir entre la classe et la mairie, nous paraissent subitement sans aucun intérêt et totalement dépassées.

Curieusement, ce village qui s'est rué contre la jeune remplaçante, celle-ci à peine partie, se jette sur une autre proie. Des ragots contre le couple Villalard, des déballages honteux prennent de l'ampleur. Pourtant, ces deux personnes sont très convenables et nous les respectons. Mais certains villageois ressortent de vieilles histoires invérifiables. Il paraît que lui était un très jeune curé quand il a rencontré une délicieuse "bonne sœur"… Que le fils aîné est venu au monde de ce coup de foudre… Que lui a défroqué, et qu'elle a abandonné sa cornette pour se marier. C'est vrai qu'ils sont rigides, classiques dans leurs tenues vestimentaires et dans leur morale sans faille, mais de là à raconter ces bêtises il y a une marge ou une vengeance bien paysanne ! A la maison, ma famille refuse de croire à ces ragots et nous défend de les colporter.

L'hiver s'est prolongé et un printemps tardif nous renvoie au catéchisme. Quand il fait frais, Madame Barbier riche, nous accueille dans son entrée. Le beau temps revenu nous marchons dans les allées, gravement, en imitant Monsieur le Curé. Le Catéchisme ? C'est un livre avec des questions écrites en noir foncé et en dessous des réponses en clair. J'ai une bonne mémoire, et chaque jeudi je suis très vite libérée car je sais par cœur la page du jour. Oui, mais moi je ne comprends rien. " Qu'est-ce que le mystère de la Sainte Trinité ? … Et autres questions comme celle-là ! "

Bon, de toutes façons nous les plus âgés devons faire notre Confirmation. Monseigneur l'Evêque va venir à l'église de Luzancy. Il vient tous les trois ans seulement et fait une fournée de gamins, ayant fait leur Communion ou pas.

Un matin du mois de Juin, nous voilà partis pour la répétition. Chacun apporte son sandwicher car il y a cinq bons kilomètres à faire et on ne rentrera que l'après-midi. Marcher le long du talus n'est pas du tout amusant. Alors que l'on nous a recommandé d'être graves et réfléchis, on invente un concours de gros mots. Les garçons en savent plein, je n'en sais presque pas mais j'en enregistre le plus possible. Soudain on aperçoit l'église. C'est en " rigolant " et en se bousculant qu'on pénètre dans le jardin du Curé. Ce vieil ivrogne au nez bourgeonnant et à la face congestionnée, nous impose silence. Nous évitons de nous regarder, de peur d'éclater de rire. La fraîcheur de l'église nous calme. On fait la répétition de la Cérémonie, on avale rapidement nos provisions, puis on répète de nouveau. Quand le Curé nous libère, on file comme des lapins. Et Dieu, là dedans ? Bah ! Il doit être bien content de voir des gosses si heureux.

Chaque dimanche, quand il séjourne à la campagne, M. N. sort sa traction-avant et va chercher le Curé pour que le village de Reuil puisse entendre la messe. Puis le Curé déjeune au Domaine, et arrose copieusement son repas : " Aujourd'hui, une bouteille de blanc et trois bouteilles de rouge, sans compter les liqueurs ", annonce Marie-Victoire à Caroline qui l'aide à faire la vaisselle.

Bon, la vie quotidienne, protégés par notre enclos et notre chaude famille, nous fait oublier les autres, la guerre, la réalité. Nous sommes trop jeunes et nous ne pensons qu'à nous. Parfois la vérité nous rattrape et nous rappelle que nous sommes sous le gouvernement de Vichy et que les Allemands sont partout.

Un soir, vers vingt heures je crois, nous sommes tous groupés autour du poste de radio pour écouter la B.B.C. On entend d'abord des sons martelés puis "Ici Londres, ici Londres, Les Français parlent aux Français". Ce sont de drôles de phrases et le gars dit : "La soupe aux choux est prête". Je répète : La soupe… (Cette phrase n'a certainement jamais été prononcée, c'est juste pour vous donner une idée). Pépé écoute religieusement et nous ne bougeons même pas un doigt de pied de peur qu'il nous pulvérise. Ce jour-là, la liste des messages secrets est plus longue qu'à l'ordinaire. Un jour que j'avais dit à Pépé que toutes ces phrases étaient idiotes, il m'avait soufflé tout bas que c'était des messages secrets comme dans un jeu mais que c'était très important. (Cette explication m'avait suffi pour que je reste tranquille pendant l'écoute.)

Soudain, tambourinement énergique sur la porte d'entrée. Pépé arrête la radio mais elle est bouillante car elle marche avec de grosses lampes. Mémé va ouvrir et se trouve nez à nez avec un Allemand en uniforme. Il dit : "Je viens chercher des œufs". Mémé Caroline dit poliment : Vous vous êtes trompé de porte, je vous accompagne. Elle met son châle, prend son petit panier à œufs et emmène l'Allemand vers la cuisine de la grande bâtisse et laisse le visiteur aux bons soins de Marie-Victoire, la cuisinière du domaine. "Bonsoir mesdames, dit le militaire. Grand'Mère revient et soudain se met à rire. Elle nous montre son petit panier vide. L'habitude, l'habitude, d'aller ramasser les œufs, dit-elle. La radio a eu le temps de refroidir, mais nous avons eu peur… Ce qui ne nous a pas empêchés de repartir à l'écoute dès le lendemain. En fait, nous nous sommes rendus compte que tous volets fermés et porte close on entendait parfaitement la radio de l'extérieur. L'Allemand n'a pu ignorer notre activité. Nous ne savons pas pourquoi nous n'avons pas eu de graves ennuis. Il s'est peut-être dit qu'un vieux, des femmes et plein de gosses, c'était un groupe totalement inoffensif. Cependant il pouvait tous nous faire embarquer en prison pour activités subversives. En tous cas, celui-là était un être humain ou il était sourd !

Depuis quelques temps les Allemands deviennent nerveux. Les Maquisards, les F.F.I. semblent être partout à la fois. Si la Marne coule au fond de la vallée, celle-ci est relativement étroite et les collines boisées dominent ce riche fond herbeux. Quelques hameaux disséminés dans des bois touffus et étroitement surveillés par l'occupant ne gênent en rien la Résistance. Les Allemands sont vigilants et actifs. Des canons, des D.C.A. trônent sur toutes les hauteurs et de violents projecteurs balaient le ciel chaque nuit. Pépé qui est allé à La Ferté cette semaine s'est fait contrôler trois fois sur le marché, place de la Mairie. Vérification de la plaque en métal sur le devant du vélo, et autres chicaneries ont exaspéré Pépé pourtant si patient. D'ailleurs c'est simple, lui qui a fait la guerre de 14 ne supporte pas l'idée que tous les bustes de bronze soient partis pour devenir des canons. Ces bustes étaient l'hommage à de braves gens qui avaient œuvré pour la petite ville. Un surtout, celui qui trônait au centre de la Place près de la fontaine, était respecté des habitants.

Les Maquisards font des "Coups de mains" de plus en plus audacieux, de plus en plus près de La Ferté. Cette nuit ils ont fait dérailler le train de marchandises qui allait vers Château-Thierry. Loin de toute habitation, en rase campagne, les explosifs qu'il contenait ont pulvérisé la végétation, sectionnant les arbres sur une très vaste étendue. Réveillés en sursaut, nous nous sommes réfugiés en rang d'oignon contre le mur de la cuisine, loin des fenêtres. La maison a fortement tremblé mais nous n'avons eu aucun dégât. Alors l'Occupant se déchaîne. En représailles, il décide de faire payer aux civils cet acte "criminel". Pépé et tous les vieux, même un curé gâteux sont sur la liste des gens à "embarquer". Ces listes sont placardées partout dans les villes et villages à quinze kilomètres à la ronde. Quarante hommes, quarante hommes, sauf dénonciation des coupables, paieront de leur vie ces munitions envolées. Où est-ce qu'ils vont les trouver leurs quarante hommes, dit Mémé. Effectivement, il n'y a pas quarante hommes valides à La Ferté, alors les Allemands élargissent la surface à ratisser. Cette fois les listes sont complètes. L'angoisse grandit chaque jour qu'une convocation n'arrive à la maison. Notre Arthur n'a jamais bougé de son jardin. Il n'est pas non plus décidé à se "planquer". "On verra bien" dit-il fataliste. Cette attente du malheur dure plus d'un mois.

O ! Joie, ô ! Merveilleuse joie, ô ! Bonheur ! Un jour, les listes disparaissent, on ne saura jamais pourquoi. On suppose que les Allemands ont trouvé une poignée de F.F.I. et qu'ils ne se sont pas privés de les massacrer. Mais le silence absolu a toujours régné quant à cet épisode tragique, même après la guerre. A quelques temps de là, le patron de Pépé subit une rafle éclair dans sa propre scierie avec d'autres personnes influentes de la ville. Les Allemands les promènent, debout dans des camions non bâchés pendant des heures puis les cloîtrent dans la "Kommandantur". On n'a jamais revu aucun de ces hommes… sauf le Patron de la scierie. Qu'avait-il dit ? Qu'avait-il promis ? En tous cas à la fin de la guerre, il a vendu à son frère ses parts de l'usine et a filé en Argentine avec sa famille. Il n'a même pas pris le temps de payer ma Grand'Mère pour le dernier mois de travail effectué sur le Domaine.

Maman travaille à la Mairie de La Ferté comme secrétaire du Maire. Celui-ci était jeune débutant dans l'Administration, quand Maman a fait ses premières armes au secrétariat devant sa vieille machine à écrire. Les Allemands viennent souvent pour différentes paperasses. Maman si curieuse voudrait bien savoir ce qui se trame derrière les portes matelassées. Un jour qu'elle exprimait cette idée devant Pépé Arthur, celui-ci a littéralement explosé malgré notre présence enfantine : Est-ce que tu te rends compte des idioties que tu t'apprêtes à commettre ? Moins tu en sais et mieux cela vaut ! Pense à tes gosses et sauve ta peau et la nôtre par la même occasion ! … J'ignore si elle a obéi à Pépé, mais cette question n'est jamais revenue à nos oreilles de gamins. Et Dieu sait si nos oreilles traînent sans jamais avoir l'air d'entendre.

Par une fin d'après-midi pluvieuse Maman rentre blême de son bureau. Elle s'avachit sur une chaise, les épaules affaissées. Elle est anéantie. Ma Mère c'est l'énergie, c'est le tonus, comme on dira des années plus tard. Cette femme effondrée ne lui ressemble pas. Elle murmure : "Les P'tits, les jeunes frères Fauvet se sont fait pincer, torturer." Ils avaient "disparus" au moment de l'enrôlement pour le S.T.O. On savait bien qu'ils faisaient de la Résistance, ils ne s'en cachaient d'ailleurs pas avec la fougue de leurs dix-huit printemps. Leur Père a supplié les gradés Allemands, offrant tout ce qu'il possédait, disant de les mettre dans une prison française comme on punit des galopins chapardeurs. Un ricanement fut la réponse. Punis pour l'exemple, pour inspirer la crainte à ceux que cela tenterait de s'opposer à l'Occupant. Ils ont été torturés à nouveau puis exécutés sauvagement. La Ville, au courant dans les moindres détails par le bureau de la "Propagande", a pleuré dans son coin et s'est retranchée dans un mutisme total. Pas d'hostilité, pas de désapprobation ouvertes. Rien, que la Frousse qui vous rend lâche et muet.

Cette semaine, dans les hameaux alentours, il y a eu de violentes échauffourées, mais je ne sais pas exactement qui en sortit vainqueur, A Reuil on a seulement entendu dire qu'il y avait de nombreux morts dans les deux camps, de véritables boucheries. Un dimanche, sur l'autre versant des collines, les "Boches" ont tiré à bout portant sur des civils qui se promenaient paisiblement avec leurs gosses et leurs chiens. Personne ne pouvait confondre ces gens-là avec des "Ennemis du Grand Reich". Plus le temps passe et plus l'Occupant devient fou. Puis un soir l'Etat-Major allemand qui occupe le "Château de Reuil" depuis de nombreuses années, brûle et brûle des tonnes de paperasses et de petits objets divers. Le gardien inquiet surveille de loin cet énorme foyer qui risque de mettre le feu à tout le Parc. Quarante huit heures durant le brasier illumine le village ou l'enfume selon le sens du vent. Odette dit que son père n'en dort pas. Enfin, ayant entassé pêle-mêle tout ce qui est transportable, l'Etat- Major plie définitivement bagages, sort tous ses véhicules, voitures, camionnettes et lourds camions, et en une colonne interminable, file le plus vite possible vers Luzancy et la région est de la Brie.

Plus d'Allemands dans Reuil, mais ils sont encore dans les collines, car on entend le canon et autres violentes pétarades, jour et nuit, à tout moment. A ce tintamarre incessant succède un calme complet, étonnant, inquiétant. Cela dure quelques jours. Enfin, par une après-midi ensoleillée, apparaissent des voitures plates, des " jeeps ". Debouts dans ces drôles de véhicules, des noirs, beaucoup de noirs, des sourires jusqu'aux oreilles, mâchant sans manger et faisant de grands signes de joie. Les Américains arrivent enfin jusqu'à nous ! Ils pénètrent dans le Parc du Château avec tout leur matériel et s'installent toujours joyeux. Ils nous appellent et nous distribuent du café en poudre, du savon, du chocolat et " ce machin " qu'ils mâchouillent sans arrêt. Ils rient et l'un d'entre eux attrape Dédé et le fait sauter sur ses genoux jusqu'à ce que mon petit frère demande grâce. Le grand gaillard fouille dans son sac et entasse une foule de choses dans les bras du gamin tout heureux. Tout le village assaille le campement. Nous attendions La Libération depuis si longtemps que je suis un peu déçue, je ne sais pas au juste ce que j'attendais, une espèce de grande Fête foraine, peut-être. C'est sûr que je pensais à une folie de bonheur. Les adultes sont heureux. Maman a agrafé des cocardes tricolores sur tous nos vêtements. Elle en offre aux Américains qui la serrent sur leur poitrine géante où elle disparaît complètement. Elle parle à peu près l'Anglais, exprime quelques mots, les Américains rigolent à s'étouffer lui répondent dans une langue qu'elle ne saisit pas, et pour finir, fou rire et conversation par gestes. Quand ils s'aperçoivent que nous sommes ses enfants et que Mémé Caroline ne nous lâche pas, ils nous donnent des tas de " rations ", du cornet de beef, des biscuits terribles, durs comme des cailloux, du chocolat, une boîte d'œufs en poudre de trois ou quatre kilos et du chewing-gum, (" Ce machin qu'ils mâchouillent "). Des œufs ? Des vrais œufs, les poules en pondent suffisamment. Nous n'en manquons jamais. La boîte d'œufs en poudre kaki repartira donc pour Villemomble et trônera pendant au moins cinq ans dans la vitrine de notre buffet de salle à manger. Puis un jour Papa l'ouvrira et voudra faire une omelette en ajoutant de l'eau. Un cauchemar. Nous avons tout jeté.

L'arrivée soudaine dans la classe d'un grand monsieur sec, sème une pagaïe inimaginable. Mme Villalard a failli dévaler toutes les marches de son estrade. Monsieur B., Monsieur B., répète-t-elle en tendant les mains vers l'inconnu. Les enfants B. moyens et petits ne bougent pas de leurs bancs. L'aîné se lève et va très lentement vers l'homme. " Papa, tu es revenu ! " Le fils est aussi grand que le père, ils se regardent, pas de bisous, pas de câlins, rien, peut-être une petite larme, mais je n'en suis même pas sûre. La Maîtresse bouscule les petits B. et les dirigent vers leur père. Quand il est parti, sa femme attendait un bébé : La petite fille sait presque lire ! Les autres ne se souviennent pas de lui.

C'est le premier prisonnier de retour au pays. Quelques jours plus tard, la fanfare de La Ferté, Le Maire et de nombreuses personnalités accueillent Monsieur B. sur les marches de la Mairie pour une cérémonie solennelle… Discours, fleurs, accolades, émotion. Au cours du mois, cette scène de retrouvailles entre le revenant et les enfants se déroulera à peu près de la même façon, et l'accueil en fanfare également. Maintenant, la S.N.C.F. prévient la Mairie de La Ferté qui prévient celle de Reil si un homme est du village. Plus de grosses surprises : Sauf la fois où l'on attendait monsieur W. et que c'est monsieur H. qui est arrivé le premier. Un léger flottement s'est produit parmi les enfants, mais le Papa est allé vers les siens et tout est rentré dans l'ordre.

Pourquoi donc les prisonniers libérés vont-ils d'abord voir leurs enfants avant leur femme ou leur mère ? C'est très simple, le plus souvent les femmes sont aux champs puisqu'elles font les foins comme des hommes. Ensuite, on ne sait jamais quand les trains vont arriver. Elles ne vont pas attendre des heures, plantées devant la Mairie, pour voir apparaître une hypothétique silhouette au bout de la route. Enfin, et c'est l'évidence en venant de la gare de La Ferté, passé le panneau " Reuil-en-Brie ", sur quoi tombez-vous ? Sur l'Ecole !

De notre Père aucune nouvelle. Lui est prisonnier au Stalag IV G, au fin fond de la Prusse orientale, à la frontière polonaise. On ne sait rien, la Croix- Rouge a perdu tout contact avec les prisonniers et exprime la possibilité que le Camp ait été libéré par les Russes… et que ce sera long avant de pouvoir les rapatrier. Tous les prisonniers des alentours sont maintenant rentrés. Nous sommes en Août 1945, nous prenons le frais sous le grand sapin de notre enclos quand Marie-Victoire vient dire à maman qu'une femme l'appelle de Villemomble. Madame Pilley notre voisine a surpris un type pas catholique qui tentait d'escalader la grille de notre maison. Soudain, ils se sont reconnus. Elle l'a emmené chez elle, lui a vite donné à manger, l'a fait laver et lui a expliqué que nous étions encore à Reuil. Il a pris le train de l'après-midi. A La Ferté quelqu'un l'a ramené jusqu'à Reuil. Nous savions qu'il arrivait. Malgré cela, cet inconnu qui pénètre dans la cour, n'attire même pas notre curiosité. Maman reste figée et c'est Grand'Mère qui la pousse vers son mari. Maman dira plus tard à une de ses amies : " On a mis un étranger dans mon lit ! " Il m'a fallu des années pour comprendre le sens de cette phrase. Dès l'arrivée de mon Père, le feu couve. Dédé et moi disons Maman Denise, parce que notre propre mère dit " Maman " à Caroline et que mes cousines disent " Maman " à tante Zabeth. Réaction violente de notre père : " Maman Denise ! Pourquoi ? Vous en avez combien de mères ? " Mais il pique une crise de rage aiguë, devient violet et manque de s'étouffer, quand maladroitement nous disons notre premier " Papa Jean ". " Des pères, vous en avez combien, des pères ? " Il ne se domine plus. Caroline voit le danger. Sa petite silhouette se précipite au devant de ce grand et maigre échalas. Elle s'interpose, intervient instantanément, car elle pense qu'il va " bousiller " Maman. Elle dit : " Vous devriez avoir honte, elle qui n'a pensé qu'à vous et à ses gosses quand tant d'autres n'ont pas hésité à s'envoyer en l'air avec n'importe qui et en particulier avec les " Schleus ". Papa vient de se faire désavouer devant sa propre famille. Il ne pardonnera jamais à Mémé Caroline une phrase aussi vulgaire, aussi agressive. A peine arrivé, il se faisait éliminer, éjecter du groupe que nous formions depuis tant d'années. Il était de trop dans notre cercle. Il avait beaucoup souffert, mais il nous l'a fait payer !

Il n'y a pas eu de cérémonie à la Mairie pour le retour de Papa, j'ai trouvé cela injuste, mais Maman m'a expliqué que seuls les gens de la commune y avaient droit. N'empêche, un de plus, un de moins, mon Père était un prisonnier lui aussi ! Un bouquet de fleurs de plus, ça ne les aurait pas ruinés ces radins !

Nous restons très peu de temps tous ensemble à Reuil car l'atmosphère familiale est irrespirable. Et malgré les privations qui sévissent encore dans les villes, nous repartons pour Villemomble. L'adaptation à cette nouvelle vie est très dure, ne serait-ce que par manque de chauffage. Papa et Maman semblent s'étudier tandis que l'on se fait gronder sans arrêt pour " notre agitation permanente. " Nous jouons comme d'habitude, sans excès, mais Papa voudrait que l'on reste figés et muets comme des statues. Il ne supporte pas le bruit.

Il ne parle jamais de sa vie en Allemagne. Nous savons par exemple qu'il a travaillé dans une usine d'armement à Berlin et qu'il y a rencontré le cousin germain de Maman, Gilbert. (C'est à Berlin que Maman a envoyé ses premières lettres.) Il a été garçon de ferme dans une grosse exploitation agricole, il mangeait à peu près à sa faim, mais les journées de travail étaient interminables et très pénibles à cause du climat, torride en été, polaire en hiver.

Notre retour pose un problème de nourriture. Nous allons souvent en Belgique pour chercher du ravitaillement. Papa et moi prenons le train. Heureusement que nous n'allons qu'à la frontière car les banquettes de bois de 3ème classe sont vraiment inconfortables ! Une fin d'après-midi, au retour, son copain après quelques canettes de bière, se met à raconter leur tentative d'évasion. Papa essaie en vain de le faire taire. Et l'autre bavard continue : Ils furent rapidement rattrapés et leur patron leur a infligé des brûlures sur les mollets avec une tige de fer rougie pour les empêcher de marcher. Ces marques sur les jambes ! J'avais cru jusque-là, que comme moi, il avait eu des furoncles ! Papa l'interrompt en racontant très haut comment il a volé un poulet à son fermier, et comment lui et ceux de son baraquement ont eu le plus grand mal à le faire cuire sans trop de fumée apparente. La seule chose qu'il nous raconte volontiers ce sont les sketchs qu'ils inventaient et jouaient deux ou trois fois l'an. Il parle également avec indulgence de la grosse fermière dont les gars avaient été enrôlés de force dans la Wehrmacht alors qu'ils étaient indispensables à la ferme. Papa connaissait suffisamment bien l'allemand pour comprendre les conversations et surtout pour répéter aux copains ce qu'il avait entendu tout en maniant la fourche d'un air absorbé. C'est ainsi qu'il apprit la défaite du Reich et l'arrivée massive des Alliés. Le fermier ne se gênait pas pour parler devant sa stupide équipe de fainéants de Françouz, sur qui il aboyait avec fureur.

Ils furent effectivement libérés par les Russes et contrairement à tous les bruits inquiétants qui couraient sur ces " Sauvages " sans foi ni loi, ils furent très bien traités. Le rapatriement fut très lent à se mettre en place : Nonchalance des Russes ou impatience des prisonniers ?

Une seule chose calme vraiment Papa : Son banjo. Il a appris à en jouer au Stalag. La première chose que Maman lui achète ce sont de nouvelles cordes et un gros paquet de feuilles de chansons. Un jour je vois Maman et Papa se sourire : Il vient de jouer " La valse brune " et cela doit leur rappeler des souvenirs. Tout doucement, la Paix, la vraie Paix, s'installe aussi à la maison.

Enfin la vie reprend son cours. Papa recommence son travail à la S.N.C.F. en gare de Paris-Est. Maman dès le lendemain de ma Communion solennelle travaille chez Maître De La Marnière, Notaire au Raincy. Mon petit frère, toujours joyeux, part à l'école avec un gros sac de billes. Je rentre au Cours Supérieur où je fais une excellente année, préparant l'entrée en 6ème de Lycée.

Mais pour tous, ce ne fut plus jamais comme avant, comme avant La Guerre. Et c'est ce que je disais un jour en parlant de mes quatre ans : Mon Papa gentil, attentif est parti en 1939. Celui qui est revenu en 1945 était grognon, renfermé, violent parfois. La Guerre m'a volé mon Père !

Toutes ces impressions de guerre d'une petite fille heureuse, sont miennes, elles ne sont peut-être pas toutes rigoureusement exactes quant au déroulement des faits historiques. Ce n'est pas un compte-rendu fidèle de la Guerre 39-45. Ce sont mes souvenirs… écrits soixante ans plus tard !

Achevé à Montpellier, le 16 Janvier 2002

Claudette Prévot
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