Nous regardons avec émotion cette
petite boule de poils roux qui ouvre de
grands yeux bleu-vert. Maman proteste. Elle
nourrit non seulement ses propres bêtes,
chiens, chats, poules, mais encore celles
du quartier qui connaissent bien l'adresse.
Nous rentrons vite cette petite chose grelottante
et nous l'installons sur la porte du four
pour la réchauffer. C'est gagné
! Maman a le cur tendre ! Une fois
la minuscule et caressante bestiole dans
la maison, Maman ne va pas la jeter dehors
: Rouzic vient de faire la conquête
de son royaume.
Rouzic atteint maintenant ses deux ans.
Il est magnifique. Ses poils bien fournis,
longs et très doux varient entre
le doré et le roux. Ses yeux sont
devenus verts. Quand il penche la tête
sur le côté en te regardant,
tu craques et tu fais tout ce qu'il veut
: c'est un enjôleur. Il dort sous
la table de cuisine, roulé dans une
vieille couverture d'enfant. C'est un gâté.
Je n'ai jamais eu de bonnes relations avec
les chats. Nous nous méfions les
uns des autres. Et même maintenant,
je ne me sens mal à l'aise en leur
présence. Un jour, prenant le café
chez mon frère, j'étais assise
sur le canapé non loin de son chat
siamois. Cette sale bête semblait
dormir. Et puis, elle m'aperçoit
et me griffe sauvagement les mains sans
prévenir... Peste soit des chats
!
Cette mauvaise relation avec les chats
vient aussi du fait que je ne sais pas m'asseoir
correctement. Je suis toujours assise à
la " huit heures dix ", je veux
dire que je me poste à l'extrémité
de la chaise, et que mes jambes partent
en diagonale. Ce n'est pas une position
confortable pour un chat qui veut grimper
sur vos genoux : il glisse, essaie de se
rattraper, et plante ses griffes... dans
le gras de mes cuisses. J'essaie de vous
démontrer que mes relations tendues
avec les chats tiennent au fait que je suis
trop petite. Bon, c'est une explication
comme une autre...
Rouzic, lui est intelligent, il a compris
que mes genoux n'étant franchement
pas l'idéal, le cou remplace avantageusement
les jambes inhospitalières... Il
saute d'abord sur la table, ce qui est interdit,
mais il le fait quand même. De là,
il grimpe sur mon cou, s'installe comme
un col de fourrure et ronronne allègrement.
Et si je me lève il reste là-haut
en forme d'écharpe. Mon frère
en fait ce qu'il veut : il le tient par
les pattes avant, et le fait marcher comme
un enfant. Rouzic semble aimer cela. Il
aime moins " la brouette " c'est
à dire marcher avec les pattes avant,
tandis que Dédé lui tient
les pattes arrière. Par contre son
grand plaisir est d'être projeté
vers le plafond et qu'on le rattrape au
vol : on a l'impression qu'il rit de joie
! Rouzic est notre copain et notre jouet.
Les habitudes alimentaires de Rouzic sont
originales. Il chasse les moineaux du cerisier,
comme tous les chats, mais il croque dans
les cerises, et redescend barbouillé
de jus sucré. Il grimpe aussi dans
les abricotiers, mais ne mange jamais les
abricots que dénoyautés et
très mûrs. Quand nous sommes
à table, il adore les haricots verts
à condition de lui tendre bien en
face à sa petite gueule ; sinon le
haricot lui fait une moustache verte qui
dépasse de chaque côté
de sa tête, c'est très amusant.
Mais son plat préféré
reste l'artichaut. Il adore les artichauts
et en reconnaît l'odeur de cuisson
: il attend patiemment qu'ils s'égouttent.
Nous sommes cinq à la maison, dont
ma Grand'Mère Caroline. Trois adultes
et deux adolescents qui se battent à
qui donnera la feuille d'artichaut au chat...
tous fadas. Comme si nous étions
à table seulement pour nourrir le
chat. Alors commence le jeu. Dédé
tend la feuille d'artichaut à Rouzic
en lui présentant le haut, raide
et dentelé. Rouzic attrape la feuille,
la retourne adroitement entre ses deux pattes,
trouve la partie tendre et la mâche
avec délectation. Chaque personne
donne ainsi sa contribution au bonheur de
Rouzic.
Mais Rouzic a une intelligence ou un instinct
rare. Maman dit qu'il a une horloge dans
le ventre. Nous aussi nous avons une pendule
dans l'estomac. Mon estomac hurle : il est
midi, mais il se trompe, il n'est que onze
heures et demie. Mon estomac n'est donc
pas une mesure du temps très fiable.
Par contre Rouzic est extraordinaire,
et nous sommes incapables de fournir une
explication logique et rationnelle. Voici
les faits.
Papa est agent S.N.C.F. ; Je vous défie
de vous y retrouver dans ses dates et horaires
de service. Pour ses jours de repos, c'est
simple : Papa travaille sept jours et se
repose le huitième. Ce qui fait qu'il
a un dimanche toutes les sept semaines.
Passons maintenant aux horaires : dans son
service les employés font les trois
fois huit. Sans garanties, cela doit donner
: vingt-deux heures-six heures du matin
ou six heures-quatorze heures ou bien encore
quatorze heures-vingt-deux heures. La première
semaine, Papa rentre donc à la maison
vers les sept heures. La seconde semaine,
on le voit réapparaître aux
environs de quinze heures. Quant à
la troisième semaine, tu mets ta
tête sous l'oreiller pour ne pas l'entendre
rentrer. C'est simple, non ?
Mais cela se complique encore du fait que
nous habitons la banlieue. Papa descend
à la gare en vélo. Il prend
un train lui permettant d'être à
l'heure à son travail. Dans ce métier
on est ponctuel ! Vous n'avez rien compris
aux horaires de Papa.
Cela ne fait rien car quelqu'un sait et
si reconnaît sans aucune faute, sans
une erreur, jamais. C'est Rouzic le chat.
Non, ce n'est pas une histoire marseillaise.
C'est authentique. Un quart d'heure avant
l'arrivée de Papa à la maison,
de jour comme de nuit, le chat saute sur
la poignée de la porte de cuisine
s'y suspend, et l'ouvre si ce n'est pas
fermé à clef. De nuit, il
fait un tel bruit, que tu te lèves
pour lui ouvrir. De toute façon,
tu ne peux pas le retenir.
Rouzic sort. Il saute par-dessus la grille,
longe notre petite rue, traverse la place,
suit la rue qui borde la voie ferrée
et marche vite jusqu'au petit pont qui enjambe
cette voie ferrée. Là, il
s'assoit et attend Papa qui ne tarde pas
à apparaître. Ils sont tous
les deux à l'heure au rendez-vous.
Papa descend de vélo, caresse longuement
Rouzic qui ronronne. Papa enjambe de nouveau
son vieux véhicule et roule très
lentement. Rouzic marche à toute
allure à côté de la
bicyclette. Ils pénètrent
ensemble dans le jardin puis dans la maison.
Rouzic, le malin, préfère
les retours nocturnes, car il suit Papa
jusque dans la chambre. Le bonheur pour
lui, c'est de constater que Maman dort.
Il saute alors sur le gros couvre-pieds
interdit. Les deux complices s'endorment
aussitôt. Gare à lui demain
matin quand Maman constatera l'infraction
! D'ailleurs, la chambre lui sera définitivement
interdite, le jour où naîtra
une jolie petite poupée blonde aux
yeux noirs : notre petite sur Evelyne.
Chaque jour, pendant des années,
Rouzic a fidèlement attendu Papa,
malgré des horaires complexes et
variés. Rouzic ne sait jamais trompé,
pas une seule fois, entendez-vous !!!
Le jour où Papa n'a pas aperçu
Rouzic, il a appuyé sur les pédales.
Il a trouvé Rouzic mourant, malgré
le lait et les vomitifs que Maman essayait
de lui ingurgiter avec un compte-gouttes.
Grand chasseur de mulots, Rouzic s'était
empoisonné par mégarde. Les
voisins, envahis par ces bestioles destructrices,
mettaient en effet de la mort-aux-rats sur
leur terrain.
Montpellier, le 26 janvier
1995 |