La grève des enseignants était
rare en 1945-46. Il ne manquait pas de personnel,
les classes n'étaient pas surchargées
comme elles le seront dix ans plus tard.
J'ignore quelles étaient les revendications
de ce jour-là. Bref, c'était
rudement bien pour tous les gamins lâchés
dans la nature.
La petite ville que nous habitions alors
était un vrai paradis pour les enfants.
Située seulement à treize
kilomètres à l'est de Paris,
elle avait les avantages d'être près
de la capitale, et d'être aussi paisible
que la belle campagne briarde toute proche.
Cette ville de banlieue avait la particularité
d'être pavillonnaire. Tous les fonctionnaires,
de la fonction publique, des P.T.T., de
la S.N.C.F., y avaient leur petit pied-à-terre,
qui devenait résidence, une fois
la retraite venue. Pas une cheminée
d'usine, pas une fumée malodorante.
La seule industrie était Bébéconfort,
calme et sympathique, en grimpant la côte
d'Avron.
Notre domaine, à nous les enfants
habitant entre le vieux cimetière
et le nouveau, c'était " le
Champ aux vaches ". Un délice,
un morceau de campagne posé là
exprès pour nous. Imaginez une colline
très raide, très pentue, recouverte
d'une bonne herbe grasse. Sous cette colline,
les anciennes carrières de gypse
transformées en champignonnières.
Là aussi il y aura des aventures
à vivre.
Mais aujourd'hui, les instituteurs font
grève. Dans sa jeunesse, Maman a
été employée de mairie.
Elle a cessé de travailler pour élever
ses enfants. Maintenant que nous sommes
grands, elle peut travailler de nouveau
sans se faire de souci, croit-elle. Papa,
agent S.N.C.F., est de matinée. A
nous la belle vie !
Il fait beau. Tous les gamins du quartier
sont dehors. Et en avant pour " le
Champ aux vaches ! "..." Ce Champ
aux vaches " est un domaine privé.
Il appartient à une énorme
et redoutable fermière, madame D.
(son nom est hollandais et je ne sais pas
l'écrire). Nous allons chercher le
lait chez elle. Même en prenant le
raccourci, le long du chemin du vieux cimetière,
il faut un bon quart d'heure pour grimper
la Côte d'Avron. Nous secouons nos
boîtes à lait en aluminium,
en laissant le couvercle pendre au bout
de sa chaîne pour faire plus de bruit.
Cette femme est " une vraie teigne
". En arrivant à la ferme nous
savons si Madame D. est de bonne humeur.
Les couvercles ont retrouvé leur
position, et nous nous montrons très
respectueux. Si Madame D. est mal lunée,
c'est la tempête, elle verse le lait
très haut avec la mesure à
manche. Maman n'est pas contente parce que
" cette femme profite des enfants pour
ne pas donner la bonne quantité de
lait ".
Entre la fermière et nous c'est
la guerre. Nous, les gosses, on se venge,
de toutes les façons possibles. D'abord,
on nargue ses horribles molosses. Voici
la technique : on s'approche le plus possible
de ces fauves enragés, on leur fait
des grimaces, on remue, on gesticule, on
piétine devant eux, à bonne
distance bien sûr. Les chiens aboient
férocement en se lançant au
bout de leur chaîne. La fermière
crie " Laissez les chiens tranquilles
où je les lâche ! ". L'effet
est instantané, nous redevenons des
" anges du bon dieu ".
Ensuite, nous sommes les " squatters
" inconditionnels et sans réserve
du " Champ aux vaches ". Les vaches
quant à elles broutent toujours sur
le sommet de la colline et descendent parfois
sur le contrefort en pente douce. Elles
ne viennent jamais sur " notre "
butte. La seule vache qui s'est égarée
là, a glissé du surplomb,
a emporté le poteau, et s'est retrouvée
dans la petite rue, les deux pattes avant
fracassées. Il a fallu l'abattre.
Bon ! J'étais partie pour vous raconter
la journée où les Instituteurs
ont fait grève juste après
la guerre.
Donc, nous sommes libres, une sorte de
jeudi supplémentaire, sans adultes
pour nous dire quoi faire et comment le
faire. Notre dynamique bande, dont Dédé
mon petit frère, et Gérard
notre inséparable voisin, s'aplatit,
passe sous le grillage et nous voilà
au pays des Aventures... Nous avons un matériel
important caché sous les arbrisseaux
: de grands cartons, des planches, de la
cire à faire briller les parquets,
du savon, des clous, un marteau. "
Faut que ça glisse ! Et faut réparer
quand ça casse ! Parce qu'on ne va
quand même pas glisser de là-haut
sur nos postérieurs ! ".
Nous passons une matinée idyllique.
Idyllique et fatigante cette matinée,
car nous mettons nettement plus de temps
à nous hisser au sommet de notre
butte qu'à la redescendre assis sur
notre luge improvisée.
L'après-midi s'annonce bien. Il
fait doux mais pas trop chaud ; un temps
idéal pour un remonte-pente. Et nous
voilà partis, à tour de rôle
sur notre fond de caisse en bois, bien ciré,
bien savonné : une explosion de joie
et d'intense bonheur nous saisis, nous sommes
les champions de la glisse...
Gérard se poste le premier en haut
de la pente, s'installe à plat ventre,
et donnant une petite secousse avec ses
pieds, dévale à toute allure
le raidillon. Arrivé à l'extrémité
du champ, il donne une inflexion à
sa planche, ce qui le fait virer sur sa
gauche sur le replat herbeux. Youpi ! C'est
gagné !
A mon tour, maintenant ! Je suis une fille,
et je trouve plus convenable de bien tirer
ma jupe et de m'asseoir dessus. Et hop !
C'est parti ! Les garçons comptent
les secondes. Mon temps est moins bon que
celui de Gérard. Je ne suis pas contente
et je fais la moue. " Tu vas voir,
tout à l'heure j'aurai ma revanche
! ".
Je tends la planche à Dédé.
Il remonte allègrement l'essoufflant
chemin creux. Il doit gagner, il doit défendre
l'honneur de la famille contre ce petit
prétentieux de voisin ! D'ailleurs
ce n'est pas pour rien que Maman appelle
Gérard le petit coq ! Dédé
s'assoit, s'élance avec toute la
vigueur, toute la fougue d'un gagnant. Il
descend à une vitesse prodigieuse,
il accélère encore, il va
pulvériser tous nos records... Il
ne vire pas à gauche, il n'a pas
le temps de freiner avec ses talons, il
continue à descendre en ligne droite,
et va se planter dans le fil de fer barbelé
qui l'arrête. Quand je dis qu'il va
se planter dans le fil de fer barbelé,
c'est le terme exact ; son avant-bras droit
reste accroché dans la ferraille
rouillée. Il s'est réellement
fiché dans la clôture. Il se
redresse sans rien dire, courageux. Nous
accourons. Sa manche de chemise est déchirée.
Il dit " Maman va râler, j'ai
encore du raccommodage pour elle ".
Il " rigole ", mais il est un
peu pâle. Je soulève cette
manche en lambeaux. J'ai envie de vomir...
Je vois de la viande et de la graisse, exactement
comme la superbe entrecôte que Papa
sait si bien saisir... Dédé
regarde et devient blême. Il n'a pas
plus mal que tout à l'heure mais
il a vu cette plaie béante sur plusieurs
centimètres. C'est impressionnant.
Gérard qui veut devenir vétérinaire
réagit immédiatement "
Filons au dispensaire " dit-il. Nous
" filons ". Gérard et moi
nous encadrons notre petit Dédé
blessé. Le dispensaire est loin,
près de la gare. Nous allons lentement,
et il nous faudra plus d'une demi-heure
pour arriver. La religieuse arrache mon
petit mouchoir de dentelle, servant de pansement
provisoire, et le jette à la poubelle.
Je n'ose pas le réclamer ; mais pendant
qu'elle a le dos tourné, je le récupère.
Elle donne les premiers soins, efficaces
et nécessaires. Elle recommande d'aller
voir notre médecin de famille et
surtout de faire d'urgence une injection
antitétanique. Dédé
est courageux, il n'a rien dit pendant les
soins, mais la piqûre, ça il
n'est pas d'accord. Nous n'avons pas d'argent
sur nous, mais la religieuse nous laisse
partir avec un bon sourire.
Nous poursuivons alors notre route pour
retrouver Maman à son bureau. En
nous voyant arriver, elle pressent un malheur
et se précipite sur nous. Elle téléphone
au Médecin pour qu'il passe d'urgence
à la maison. Elle demande l'autorisation
de s'absenter. Et nous repartons tous les
quatre.
Chemin faisant, nous racontons à
Maman ce qui s'est passé. Bien sûr
on ne lui dit pas qu'on lui chipe régulièrement
la cire qui fait si bien briller le parquet...
ou bien encore que le Papa de Gérard
ne retrouve plus son gros marteau... Ce
sont des détails sans importance...
Et Maman s'énerve. Elle parle fort
tout en remontant l'avenue. Je voudrais
bien qu'elle ne nous fasse pas remarquer.
Maman a un caractère vif et emporté.
Quand elle est mécontente, tu ne
l'arrêtes plus.
Mais je vous livre la meilleure : Si Maman
est si fâchée, si elle crie
si fort dans la rue, ce n'est pas parce
que nous avons fait une bêtise. C'est
parce que ces Instituteurs sont carrément
des propres à rien qui font grève,
et qui ne se rendent même pas compte
que les Mères travaillent !!!
Des années plus tard, je suis devenue,
pour ma plus grande joie, Institutrice dans
une banlieue difficile. J'ai fait grève.
Et j'ai trouvé juste de la faire,
car je n'arrivais pas à m'occuper
correctement de mes quarante- deux élèves,
âgés de treize ans et qui lisaient
difficilement. Nous voulions plus de personnel,
des classes moins chargées, pour
s'occuper le mieux possible des enfants...
Mais Maman ne voulait toujours rien savoir...
Je faisais désormais partie de ces
bons à rien qui font grève,
et qui ne se rendent même pas compte
que les Mères travaillent...
Montpellier, le 24 Janvier
1995 |