J'étais au Cours Supérieur,
la classe des meilleures élèves,
celles qui préparaient l'entrée
en 6ème. Cette phrase n'a plus aucun
sens, puisque maintenant tous les enfants
passent au collège. Mais, à
cette époque-là, c'était
un concours, et seules les meilleures pouvaient
prétendre entrer directement en sixième
de lycée, les moins bonnes au collège,
et la majorité des fillettes restait
en primaire. Les petites du CM1 travaillaient
beaucoup pour être sûres d'aller
au Cours Supérieur. En effet, nous
regardions avec un profond mépris
les deux classes de CM2 : " des filles
tellement bêtes qu'il leur faudrait
au moins deux ans pour obtenir Le Certificat
d'Etudes, si jamais elles l'avaient ! ".
Ce mépris était entretenu
d'une année sur l'autre. Je crois
que nous reflétions les attitudes
de nos Institutrices.
J'aimais l'école et ma Maîtresse
passionnément. Nous travaillions
énormément : pour meubler
nos vacances de Pâques, pour ne pas
perdre la main, nous avions reçu
chacune un cahier de trente-deux pages et
une liste de trente-deux problèmes.
Pour moi, c'était une joie. J'adorais
tout : les trains qui partent dans le même
sens mais surtout pas à la même
heure, celui qui rattrape l'autre parce
qu'il roule plus vite, les partages inégaux,
les citernes qui se vident ou qui se remplissent,
les mètres cubes qui ont envie de
se transformer en litres, et ces merveilleuses
fractions ! J'aimais tout.
J'aimais aussi la grammaire, la conjugaison,
les analyses ; j'avais toujours dix... Mais
ma note de dictée variait entre quatre
et zéro. Cinq fautes, zéro
et tu ne passes pas en 6ème... la
catastrophe !
Nos cahiers étaient des chefs-d'uvre
de présentation et de résultats
brillants. L'ardoise nous permettait d'abattre
trois fois plus de travail en trois fois
moins de temps. Un jour, nous avions fait
sur l'ardoise une belle analyse grammaticale.
Au moment où la cloche sonne, comme
je suis un peu lente, je n'ai pas terminé.
La Maîtresse me laisse seule dans
la classe. Je me relis, c'est parfait, je
suis sûre d'avoir tout bon et d'avoir
gagné une image. Samedi soir je rapporterai
à la maison une nouvelle grande image
échangée à ma Maîtresse
contre dix petites.
Et puis, c'est la catastrophe ; je ne sais
pas ce qui me prend, au moment où
je me lève pour aller jouer, je retourne
à nouveau mon ardoise... et celle
de mon amie Anne-Marie qui est juste à
côté. A cet instant précis,
sort de sa classe la vieille madame André,
son chignon aussi gris que sa blouse. C'est
une personne grincheuse, qui ne sourit jamais,
même pas à ses collègues.
Elle me voit, car les baies sont vitrées
côté couloir. Elle entre dans
la classe et constate : " que je suis
une copieuse, une vilaine tricheuse, et
qu'on n'a pas idée de laisser seule
en classe une gamine en qui on ne peut pas
avoir confiance... ". Plus elle parle,
plus elle crie. Elle me fait descendre l'étage
à toute allure et m'entraîne
vers le cercle des Maîtresses. Elle
raconte qu'elle m'a surprise en train de
tricher... Ma Maîtresse s'étonne
un peu et dit : " nous réglerons
ce problème en classe, en attendant
va au coin ". Imaginez ce que cela
représente d'être au coin devant
toute une école. C'est comme si j'étais
un voleur, un brigand et qu'on me mette
en prison. Quand la cloche sonne, personne
ne veut me donner la main et je monte seule
derrière mon rang.
En classe c'est le tribunal. Les élèves
sont déjà assises, la Maîtresse
debout sur son estrade et moi je reste figée
dans l'encadrement de la porte. " Entre,
viens donc sur l'estrade nous expliquer
ce qui s'est passé ! ". J'avance
en pleurant, et je raconte tout en me mouchant
: " que j'aie fait mon analyse toute
seule et que c'est seulement au moment de
sortir que j'aie retourné l'ardoise
d'Anne-Marie ; que j'étais debout
dans la rangée et que je n'étais
pas en train d'écrire quand madame
André est rentrée ; et que
d'ailleurs mon beau crayon d'ardoise était
dans la rayure de la table ; et que je n'aie
pas triché parce que, moi, l'analyse
je sais la faire ". Oui, dit la Maîtresse,
mais tu tenais quand même les deux
ardoises ! Donne-moi ton cahier et aussi
toutes tes images !
Alors, elle écrit : 0 de travail,
0 de conduite pour avoir triché.
Signature des parents et me rend mon cahier.
Mais ce n'est pas encore terminé.
J'avais entendu parler de l'affaire Dreyfus,
déshonoré, à qui on
avait arraché toutes ses décorations.
Et la Maîtresse fait une chose incroyable,
une chose honteuse, elle s'approche de moi,
je crois qu'elle va m'embrasser pour me
consoler, qu'elle va me dire que les deux
zéros c'est pour m'apprendre à
être moins curieuse. NON, devinez
ce qu'elle ose faire ? Elle retire de mon
tablier la croix d'honneur qui y pend semaine
après semaine, et la pose sur son
bureau... Je suis déshonorée...
Mes amies me boudent, ne me parlent plus,
je vais m'installer toute seule au fond
de la classe.
Connaissant mes Parents, ma Mère
surtout, j'hésite à rentrer
à la maison. Mais, contrairement,
à mon attente, ils me croient. Ils
sont même gentils et ils m'expliquent
que vis-à-vis de sa collègue,
ma Maîtresse ne pouvait pas faire
autrement, vu qu'elle-même était
en tort parce qu'on ne doit jamais laisser
une élève seule en classe...
C'EST INJUSTE ET CA NE S'OUBLIE PAS.
Montpellier, le 22 Décembre
1994 |