J'avais sept ans. Il paraît que c'est
l'âge de raison ; peut-être,
mais c'est sûrement l'âge où
tu rêves le plus, où tu vis
tout seul dans ton monde à toi. Donc
j'avais sept ans, j'étais une élève
brillante et j'aimais l'école passionnément.
A cette époque, nous habitions une
petite ville de banlieue, calme et tranquille.
Chaque maison avait son jardin, ses quelques
poules, ses quelques lapins et son chien.
Une vie paisible malgré la guerre.
La guerre, c'était pour nous l'absence
de Papa à qui l'on écrivait
tous les mois.
Tous les enfants du quartier partaient
ensemble, les grandes filles qui préparaient
le Certificat d'Etudes surveillaient les
plus jeunes et les aidaient à traverser
la Grand'rue. Il fallait vingt bonnes minutes
pour se rendre à l'école.
Nous faisions ce trajet quatre fois par
jour. Nous empruntions toujours le même
chemin.
En partant de la maison, nous longions
la voie ferrée. Dans cette petite
rue habitait un " vieux " de vingt
ans. La fenêtre de sa cuisine, au
premier étage, était ouverte
toute l'année. Ses parents travaillaient
sans arrêt, au jardin ou dans la maison.
Mais, lui, le " vieux ", ne faisait
jamais rien. Il restait immobile, des heures
entières, assis, le coude droit posé
sur la table de cuisine. Son seul travail
semblait être de nous dire bonjour
en agitant la main de gauche à droite
devant son visage, le coude toujours posé.
Il disait " bonjour, ça va ce
matin ? ", puis continuait à
regarder fixement les sureaux et les grands
acacias cachant la voie ferrée. Il
était grand, même assis. Il
avait un visage long et très pâle,
mais il nous souriait toujours, Nono Vanino.
Tout le quartier savait que Nono était
tuberculeux et que ses parents ne voulaient
pas se séparer de leur fils unique.
Nous disions donc bonjour quatre fois par
jour à Nono qui nous le rendait.
Cela a duré jusqu'au printemps.
Ce matin, il fait un temps magnifique et
les acacias en fleurs sentent bon. Je pense
que Nono doit être bien content. Hors,
depuis deux jours déjà, on
n'a pas revu notre vieil ami. En cette fin
d'après-midi, exceptionnellement,
je rentre seule de l'école. Mon petit
frère qui a une grosse otite est
resté à la maison. Les grandes
vont directement chez Pigier suivre des
cours de sténo (Pigier a formé
avec succès des générations
de sténodactylos).
Je rentre donc seule en faisant bien attention
de ne pas marcher sur la ligne de séparation
des bordures de trottoir, sinon j'ai perdu.
Quand j'arrive devant chez Nono, il est
là, comme d'habitude, mais il ne
me dit pas bonjour, il ne parle pas, il
n'agite pas la main ; seulement il me sourit
d'un merveilleux sourire immobile dans son
long visage si blanc si pâle... Je
suis frappée par cette pâleur
et je m'enfuis en courant...
J'arrive toute essoufflée sur la
petite place. Maman et les voisines y bavardent.
Je crie : " Maman, Maman, Nono n'a
pas dit bonjour ! " Et Maman me répond
simplement : " Nous revenons de la
chapelle, la cérémonie était
très émouvante, Nono a été
très entouré. "
J'ai du mal à comprendre ce qu'elle
me dit. Mais enfin, je l'ai vu, là,
à l'instant... Je n'ose pas répéter
tout haut que je l'ai vu.
En semaine, quand les femmes du quartier
disent qu'elles reviennent de la chapelle
c'est qu'elles reviennent d'un enterrement
Je me serre le long du corps de Maman ;
les voisines critiquent les parents de Nono.
Ces gens-là avaient les moyens d'envoyer
leur fils unique à la montagne, non
! Au lieu de ça, ils l'ont laissé
mourir dans cette cuisine sombre où
la lumière brûle toute la journée
; un vrai scandale !
Et moi, je ne dis rien. Et moi, je suis
sûre d'avoir vu ce sourire triste,
ce sourire si triste et si beau. Mais les
grandes personnes reviennent du cimetière...
Pourtant, cinquante ans après, en
racontant la disparition de Nono, je me
sens bizarre, je me sens mal à l'aise
et j'oserais presque murmurer : " il
m'a fait un si beau sourire " ! Mais
voyez- vous je ne le dirais pas, parce que
maintenant je suis grand'mère et
qu'une grand'mère, c'est sérieux,
non ? ...ou c'est gâteux...
Montpellier, le 15 Janvier
1995 |