Le vent souffle en rafales violentes et
incontrôlables. Ce n'est pas le Mistral
ou la Tramontane ; c'est un vent anonyme,
stupide qui soufflera pendant toute la durée
de la guerre sur la proche banlieue située
à l'est de Paris. Comme si le manque
de chauffage ne suffisait pas à geler
les habitants ! Il faut encore que l'atmosphère
s'en mêle ! Ce vent est là,
présent, disparaissant rarement.
Mais si désagréable soit-il,
nous sommes habitués à lui,
nous le connaissons.
Aujourd'hui, le vent a perdu de son intensité.
Nous devrions nous en réjouir. Mais
contre toute attente un incompréhensible
malaise plane sur la petite ville. Il semble
que la pluie va finir par tomber en abondance.
Il est midi et nous avons l'impression que
le jour ne se lèvera jamais. Le ciel
est noir, tacheté de traînées
violettes et de gigantesques plaques orange.
C'est si bizarre, si étrange que
cela en devient angoissant. Le vent s'arrête
brusquement. Plus un souffle de vent, un
silence total succède au bruit sourd
des rafales. Un silence si complet, si paralysant
que mon envie de hurler, pour au moins entendre
le son de ma voix, s'arrête dans ma
gorge. Mon petit frère reste figé
et collé à Maman. Les chiens
et les chats sont rentrés précipitamment
dans la maison sans qu'il soit possible
de les en chasser. Pourtant l'air est trop
frais et cela ne ressemble en rien aux orages
violents des étés surchauffés.
Alors, pourquoi ces bêtes ont-elles
senti le besoin incontrôlé
de se réfugier à la maison
?
L'ampoule électrique, de trop faible
puissance, ne parvient pas à éliminer
l'obscurité totale qui règne
à l'extérieur.
Soudain, un bruit totalement inconnu envahit
la ville : aucune ressemblance avec des
sons familiers. C'est un mélange
de grognements de lion, d'orage lointain
se rapprochant à vive allure, de
roulements de tambour un soir de quatorze
juillet, de bruits de casserole attachée
à la queue d'un chien qui s'enfuit.
C'est un bruit étrange qui s'enfle,
qui s'enfle et se gonfle comme de la pâte
à pain. C'est bientôt insoutenable,
intolérable, un cauchemar total.
Même dans mes rêves de fées
et de sorcières, je n'avais inventé
un bruit aussi terrifiant. Ce bruit s'étoffe
encore, devient assourdissant, insoutenable.
Figés, terrifiés, nous restons
soudés au carrelage de cuisine, sans
gestes, ni voix. Cela nous dépasse,
c'est sûrement la fin du monde, le
jugement dernier... Et comme ce matin j'ai
chipé un morceau de sucre, sûr
que je vais me retrouver à gauche
de Jésus parmi les méchants.
Nous sommes terrorisés. Le ciel semble
moins noir, mais il renvoie de grands reflets
violets et les zébrures orange s'étalent
d'avantage.
Je suis incapable de dire combien de temps
dure ce cauchemar. Transformés en
statuts de sel, il nous faut de nombreuses
minutes avant de réaliser que le
calme et le silence sont revenus. Un énorme
éternuement de mon petit frère
nous ramène à la réalité.
Cet " Atchoum " nous réintroduit
dans notre monde ordinaire, dans celui des
êtres humains, avec leurs petits soucis
et leurs maladies. J'embrasse Dédé
avec fougue ; il ne sait pas qu'il vient
de me délivrer... d'un séjour
en enfer...
Pendant tout cet ahurissant événement
les animaux sont restés sous la table
de cuisine, collés le long du mur.
Maintenant ils relèvent la tête.
Les chiens s'ébrouent, les chats
s'étirent et demandent à sortir.
Ils savent mieux que nous que tout danger
est écarté.
A leur suite nous sortons, pas très
rassurés cependant. Le spectacle
qui s'offre à nous est désolant.
Des toitures se sont envolées. Des
palissades ont été arrachées
et envoyées au loin. Des vitres brisées
ont fait un vol plané dans les rues
et jonchent le sol. Des pots de fleurs ont
voltigé, sautant les murs et se retrouvant
trois habitations plus loin. Mais le plus
extraordinaire c'est le voyage incroyable
fait par les poubelles. Pas de vraies poubelles,
ce sont les vieilles lessiveuses en tôle
galvanisée qui terminent leur vie
en poubelles. Parfois, la nuit, on entend
un bruit métallique : C'est un chien
errant qui vient de donner un bon coup de
gueule dans un couvercle pour le faire sauter.
Au petit matin on trouvera la poubelle renversée
et les ordures répandues sur le sol.
Mais aujourd'hui, les poubelles de mon quartier
ont accompli un exploit. Parties de notre
petite rue, elles ont survolé tous
les pâtés de maisons alentour,
sauté la voie ferrée, passé
l'avenue de Rosny et se sont retrouvées
dans le quartier neuf, de l'autre côté
du grand pont. Un voyage de cinq cents mètres
au moins.
Les gens se sont rassemblés et bavardent
avec excitation. Finalement, ils tombent
d'accord : il s'agissait d'une tornade de
force exceptionnelle. Elle avait pris naissance
beaucoup plus loin dans la plaine, s'était
engouffrée dans les tunnels, avait
suivi la profonde entaille faite pour la
voie ferrée stratégique et
était venue s'épanouir dans
ce quartier de banlieue où il ne
se passe jamais rien.
Montpellier, le 13 mars
1995 |