J'avais cinq ans. Je n'aimais ni les poupées
ni les jeux de fille. Dans mon petit jardin,
vivait en liberté, Lapin, un merveilleux
lapin, joyeux, vif et intelligent. Mon frère
et moi passions des heures avec lui. Il
était d'une patience incroyable.
Comme toutes les filles ; à cette
époque, j'avais un berceau, une sorte
de lit à roulettes en osier avec
une capote qui se rabattait. C'était
vraiment un très joli jouet avec
beaucoup de rubans. Donc, Lapin aimait jouer.
Maman avait planté des topinambours
au fond du jardin, d'abord pour cacher la
cabane des w.c. et ensuite pour les manger.
Je n'ai jamais pu avaler ces horribles légumes
! Lapin, Dédé, mon petit frère,
et moi, nous jouions à cache-cache
des heures entières autour des pieds
de topinambours et aussi entre les plants
de carottes géantes soutenus par
de solides pieux. Il avait réellement
compris le jeu. Il se cachait, et, lentement
s'aplatissait le plus possible. Si on se
trouvait tout près de lui, mais qu'on
faisait semblant de ne pas le voir, il ne
bougeait pas. Alors on se mettait à
crier : " t'es vu, t'es vu " et
il partait à toute allure à
travers le jardin. Le jeu pouvait durer
longtemps, il ne s'en lassait jamais, et
nous étions fatigués avant
lui.
J'avais un baigneur, c'était un
gros bébé en Celluloïd
et les petites filles pouvaient ainsi se
préparer à être de vraies
mamans. Je trouvais ce jeu idiot. Malgré
les beaux habits tricotés au crochet
par ma mère, les costumes cousus
finement par ma tante, le baigneur portait
toujours les mêmes vêtements.
Mais, Lapin, lui, était dorloté,
caressé, habillé ; il acceptait
les robes à manches-ballon, les bonnets
noués sous le cou. Il était
chaud et caressant ; mon petit frère
et moi, nous nous disputions parce que chacun
estimait que l'autre l'avait tenu plus longtemps
dans ses bras. Nous étions sûrs
d'une chose : s'il avait su ronronner de
plaisir comme le chat, il l'aurait fait.
Il semblait tellement heureux. Bien habillé,
bien bercé il pouvait enfin se reposer
entre les draps brodés du berceau.
Ce chariot alsacien, muni de roulettes,
permettait à Lapin de se laisser
promener sur l'allée cimentée.
Il n'a jamais déchiré les
habits, il n'a jamais abîmé
les draps, il n'a jamais fait ses petites
crottes ailleurs que dans le jardin.
C'était pendant la guerre. Notre
maison était protégée
par une haute grille verte munie de piquants.
Un matin, nous avons appelé Lapin
pour jouer comme d'habitude. Il n'est pas
venu. Nous l'avons cherché, cherché
partout. Nous ne l'avons pas trouvé.
Maman a dit : " Les voisins ont faim,
ils ont sûrement volé Lapin
pour le manger ".
Mais essayez donc de convaincre deux gosses
qu'on a volé leur camarade de jeu
pour le manger. Nous avons pleuré
toute la journée. Maman a préparé
une grande valise. Nous avons pris le train
à la gare de l'Est. Nous avons été
nous réfugier à la campagne
chez nos grands-parents. Là, il y
avait beaucoup de lapins ; mais c'était
seulement des lapins bêtes, des lapins
qui ne comprenaient rien.
Et demandez donc, cinquante ans après,
à mon petit frère s'il se
souvient des jeux avec Lapin ? Nous n'oublierons
jamais LAPIN.
Montpellier, le 15 décembre
1994 |