Vous vous souvenez de Villemomble, la petite
ville à treize kilomètres
à l'est de Paris, la petite ville
paisible où il ne se passe jamais
rien. Dans ce quartier entre l'ancien et
le nouveau cimetière, peuvent jouer
sans problème tous les enfants. Loin
du bruit, la maman d'Arlette, dite Lélette
promène son gros bébé
dans un landau. Le monsieur qui boîte
fait sa petite promenade quotidienne. Les
deux petits vieux qui viennent d'acheter
le terrain en friche à l'angle de
la rue et du chemin empierré, entassent
dans un coin tous les détritus que
les voisins ont jetés par-dessus
le grillage rouillé pendant des années.
Quelques gamins sont à plat-ventre
au milieu de la place, ils regardent les
premiers albums de bande dessinée
américaine. D'autres, assis en tailleur,
jouent au couteau. Cela consiste à
poser la pointe du couteau sur chacune des
phalanges de la main gauche ; puis d'un
geste rapide de la main droite, à
faire pirouetter le couteau qui doit alors
se planter bien droit dans le sol. Une autre
équipe joue au triangle et des cris
retentissent : " Sale tricheur t'as
avancé ton pied, rends-moi mes billes
! " Et une poursuite, suivie de croche-pieds
et de " bûches ", clôt
l'affaire. Les filles sautent à la
corde, jouent à la marelle ou promènent
leurs poupées.
Peu sympathiques, les deux " mémères
" promènent leurs affreux roquets.
Avec l'herbe qui pousse partout, elles ont
l'audace de laisser leurs horribles bestioles
faire leurs besoins sur le trottoir si bien
ratissé et désherbé
par Maman. Parfois, mon frère et
moi, nous nous perchons sur le mur et passons
notre bout du nez par-dessus la grille.
Alors, elles traversent et les chiens vont
salir le trottoir d'en face.
Il fait beau, les chaises et les pliants
sont sorties dans les jardins. Maman prépare
une tarte aux abricots fraîchement
cueillis. Si nous sommes sages et si nous
donnons un coup de main pour tout sortir,
nous dînerons au jardin ce soir. Bref
! C'est le calme plat... Situé à
la sortie de la ville, notre petit coin
de campagne nous apporte joie et tranquillité.
Les garçons en ont assez d'être
assis. Ils se mettent à courir dans
tous les sens et nous bousculent, nous les
petites filles sages. Nous piaillons et,
abandonnant poupées, craies et cordes,
nous sommes prêtes au combat. Je crêpe
le chignon à mon petit frère
Dédé, et je tire de toutes
mes forces sur ses bouclettes. Hélas
! Dans ce quartier nous sommes en minorité
et nous succombons. Mais c'est " pour
de rire ", un simple jeu ; ils nous
ont montré qu'ils étaient
les plus forts et ils sont contents. Quelques
cris faussement hostiles fusent encore.
Avec énergie, ils scandent "
Ah ! Hou ! les quilleus ! Ah ! Hou ! Les
quilleus ! " ( une quille est le surnom
méprisant pour dire une fille ).
Et chacun repart jouer dans son coin.
Les garçons décident de faire
une bonne partie de foot. Pas de problème,
ils ont tous un ballon. Chacun se précipite
chez lui, heureux, afin de ramener ce précieux
objet entre tous, le ballon. C'est une explosion
de joie ! Et on joue, et on court, ce ne
sont que rires et bousculades. " A
toi la passe ! " braille Pierrot. "
Penalty, penalty ! " s'égosillent
les jumeaux. " Corner! J'ai dit corner
! " hurle Gérard dit Gégé.
Moi je n'y comprends rien à ces mots-là,
mais je constate qu'ils s'amusent rudement
bien. Va falloir que j'apprenne à
jouer au foot au lieu de les regarder. Nous
les filles, nous leur avons laissé
la grande place, mais ces imbéciles
de garçons n'en font jamais qu'à
leur tête. Ils vont jouer dans les
rues avoisinantes. Évidemment ce
qui est prévu arrive. Un premier
ballon saute dans le jardin du boulanger
qui dort profondément en cette fin
d'après-midi. Pas question d'aller
réveiller l'homme endormi, et pas
question de sauter le grillage sous peine
de se faire croquer tout vif par le chien-berger
allemand qui aboie férocement en
se jetant sur la palissade. On prend un
second ballon et la partie continue.
Celui-ci suit le chemin du premier et atterri
chez des gens acariâtres qui collectionnent
nos ballons. Inutile de sonner chez eux,
ils nous ne le rendront pas. Un troisième
ballon entre en action, mais celui-là
ne fait pas long feu. Au premier shoot le
ballon décrit un magnifique arc de
cercle et va se percher dans l'un des acacias
géants qui bordent la voie ferrée.
En espérant un bon coup de vent qui
le rejettera à terre, ce ballon est
encore perdu pour nous. Dédé
a un chouette de ballon, mais aujourd'hui
il est trop mou et Papa est parti travailler
avec la pompe à vélo. Décidément
les garçons n'ont pas de chance.
Alors l'un d'entre eux a une idée.
Dans la petite rue qui prolonge la passerelle,
en descendant un peu sur la gauche, habite
un super copain. Lui, a un vrai ballon de
foot. On n'a pas vu Coco Colombo de la journée,
peut-être est-il malade ? Toute la
petite équipe se précipite
chez lui et sonne énergiquement.
Toujours vêtue de noir, ronde et forte,
comme toutes les mamans italiennes de mon
quartier, la mère de Coco descend
en se déhanchant les trois marches
de son perron et vient à notre rencontre.
" Non, Coco n'est pas malade, mais
il a fait de très grosses bêtises.
Il faut qu'il réfléchisse.
Je l'ai enfermé à double tour
dans sa chambre. Et j'ai même tiré
le verrou à l'extérieur au
cas où il aurait chipé une
clef. " Nous avons droit à tous
les détails, sauf que madame Colombo
ne dit pas pourquoi Coco est enfermé.
Elle va chercher le ballon et les garçons,
excités de joie à l'idée
de jouer avec un vrai ballon de foot, remercient
et repartent en courant.
Maintenant les garçons ont compris,
ils restent sur la place et une partie exceptionnelle
s'engage. Pensez ! Un vrai ballon de foot,
le rêve de chacun. A Noël, peut-être
? pense Gérard. Pour le Certif ?
se dit Pierrot. ( Certificat d'Etudes Primaires
que l'on passe à quatorze ans ).
En attendant d'en posséder un, chacun
met toute son énergie à taper
dans ce formidable ballon de football.
Soudain, apparaît hirsute, ses petites
bouclettes brunes au ras de la tête,
le super copain Coco, dans une tenue assez
cocasse. La partie s'arrête instantanément.
Il est entouré, fêté,
car ce grand garçon de douze-treize
ans, terrible et capricieux à la
maison, a un caractère en or avec
sa bande d'amis. Sa famille ne comporte
que des femmes. Le père est décédé
il y a longtemps. Il a trois surs
aînées, beaucoup plus âgées
que lui, dont certaines sont mariées.
C'est le seul garçon. Il est pourri,
gâté. Il y en a toujours une
pour le soutenir contre les autres quand
il fait des bêtises.
Aujourd'hui, Simone n'a pu supporter que
son petit frère reste cloîtré
dans sa chambre par un temps pareil. Elle
a tiré le verrou, et le garnement
puni par sa mère s'est furtivement
éclipsé dans la rue. Les explosives
retrouvailles terminées, on se fait
la partie du siècle, une partie inoubliable.
Un coup de pied malencontreux, à
ras du sol, envoie le ballon sur l'herbe
du trottoir. Le ballon file et glisse sur
le remblai de la voie ferrée, descend
la pente, accélère et tombe
dans le profond caniveau qui borde la voie.
Dédé se faufile entre les
arbres et les arbustes, tous plus piquants
les uns que les autres. L'herbe grasse rend
pénible la remontée. Il réapparaît,
égratigné. L'aspect déguenillé
de sa culotte courte d'été
et de sa chemisette va lui valoir une bonne
apostrophe à l'heure du dîner.
Mais le ballon est là, et c'est le
principal. La partie reprend avec plus d'enthousiasme
et de vigueur qu'auparavant. Insensiblement,
les joueurs se déplacent vers la
petite rue étroite qui borde la voie
ferrée. Bientôt ils abandonnent
totalement la place, et se rapprochent de
la passerelle qui mène chez Coco.
Le sombre et profond tunnel situé
à quelques mètres de ce petit
pont résonne au passage des trains
de marchandises. La fumée envahit
quelques instants la rue puis se dissipe
et les garçons peuvent de nouveau
reprendre leur jeu.
A plusieurs reprises, le ballon saute sur
le remblai, mais jamais bien loin. Les garçons
têtus ne reviennent pas sur la place.
Ils restent coincés dans cette rue
étroite, entre la rangée de
maisons et le chemin de fer.
Comme c'est amusant finalement d'aller
chercher ce ballon ! Vite on invente un
nouveau jeu ! La petite passerelle repose
sur deux solides piliers en béton.
Chaque pilier est encadré de deux
pentes également en béton
qui lui assure une parfaite stabilité.
Le nouveau jeu consiste à laisser
glisser le ballon le long de la pente puis
d'aller le récupérer. Mais
les garçons se lassent vite. On abandonne
carrément le ballon. Toute la joyeuse
équipe s'installe donc sur la passerelle
et contemple le spectacle. Chacun à
tour de rôle se laisse glisser. Soit
accroupi sur les pieds, soit sur le postérieur
si l'on ne craint pas une bonne volée
pour avoir râpé sa culotte.
L'atterrissage est rude. Gégé
arrive debout les deux pieds dans la gadoue
du caniveau. Dédé se retrouve
dans les broussailles à gauche de
la passerelle. Pierrot avec ses grandes
jambes veut rester debout et bascule lui
aussi dans les épineux. Coco réussit
une descente parfaite. Bref, on va s'améliorer
et une seconde descente s'organise. L'honneur
revient à Coco qui prend la tête
du deuxième tour. Les garçons
remontent un à un, de plus en plus
sales, de plus en plus loqueteux, des vrais
chiffonniers. Une immense gaieté
les habite, ce ne sont qu'éclats
de rire et cris de joie.
Et soudain tout se fige, tout devient ahurissement
et cauchemar. En bas, assis sur le ballast,
Coco s'excite. On ne comprend pas très
bien ce qu'il dit, on constate seulement
son agitation. Mais, pour l'époque,
Coco est un petit dur, un caïd, un
gosse infernal comme dit sa mère.
Là-haut sur le pont, les copains
le regardent et ne bougent pas. Soudain,
un énorme ronflement, un sifflement
aigu s'enfle et s'enfle encore. Lancée
à toute allure dans cette courbe
qui précède la ligne droite,
une locomotive jaillit du tunnel et passe
en trombe. Des dizaines de wagons de marchandises
défilent sous les yeux exorbités
des enfants impuissants. Coco n'a pas bougé,
il est resté sur place. Le pied coincé
dans le fil qui relie deux tronçons
de rail consécutifs, il n'a pu se
dégager à temps. Sans souci
des arbres et des ronces, les enfants dévalent
la pente pour porter secours à leur
copain. A ce moment là, Coco parvient
à se redresser, étend sa deuxième
jambe en travers de la voie pour tenter
de se dégager. Il va réussir,
quand un hurlement de terreur paralyse ses
amis sur le remblai. Ils ne sont pas encore
parvenus en bas de la pente, ils n'ont pas
le temps d'intervenir. Un fracas épouvantable
retentit. Sur la même voie, roulant
exactement dans le même sens, un autre
train surgit du tunnel, crachant des étincelles,
enfumant enfants, ballast, voies ferrées,
passerelle, noyant cette apocalypse dans
une obscurité momentanée.
Quand le nuage se dissipe, les enfants se
glissent atterrés près de
leur pauvre petit chef. Un pied a disparu.
Il a sans doute eu une deuxième jambe,
mais il y a si longtemps. Maintenant on
ne reconnaît plus rien... de la bouillie,
des flots de sang... Les enfants essaient
en vain de remonter Coco. Certains vont
chercher du secours chez les voisins, juste
de l'autre côté de la passerelle.
D'autres vont prévenir Madame Colombo.
Les voisins téléphonent à
Police-Secours. Tous les adultes arrivent
en même temps sur les lieux du drame.
L'adolescent est dirigé sur l'hôpital
le plus proche. Il est conscient et lucide.
Il déclare à sa mère
que, puisqu'il n'a plus de jambes, il gagnera
sa vie en jouant du violon. Et c'est vrai
que Coco a des dons pour la musique, tous
ses professeurs le reconnaissent. Et Coco
continue à réfléchir,
et à essayer de consoler son entourage.
La maman de Gérard voit arriver
des enfants, verts, ahuris, hagards, aux
vêtements couverts de sang. Elle les
fait rentrer dans son garage, court chercher
à boire, et les oblige à avaler
le plus de liquide possible avant d'écouter
le récit haché des garçons
qui parlent en même temps. Elle saisit
quelques mots dans ce flot de paroles, ponctué
de gestes. Cela lui suffit, elle a compris.
Avec beaucoup de gentillesse et de tact,
Madame Pilley essaie de calmer et de rassurer
les enfants, de leur faire reprendre surface
dans le naufrage total où ils s'enfoncent.
Comment faire comprendre à ces galopins
cet événement qui n'a aucun
sens... Leur seul but jusqu'à présent
c'était de jouer éperdument,
de faire une foule de bêtises et donc
de recevoir quelques taloches, de se disputer
avec leurs meilleurs copains, de bien travailler
à l'école ou d'en faire le
moins possible selon les tempéraments,
bref la vraie vie quoi ! S'apercevoir brusquement
qu'il existe autre chose, autre chose de
sordide, d'angoissant, les terrifie. Réaliser
que Coco, leur chef intrépide, insolent,
effronté, bagarreur, ne craignant
rien ni personne, va sans aucun doute disparaître
à jamais, les pétrifie. Ils
refusent la réalité, ils disent
non et rejettent tout en bloc.
André rentre à la maison,
l'air égaré. Il lui faudra
beaucoup de temps et de silence pour arriver
à exposer d'une façon cohérente
ce qui s'est passé.
Deux longs jours passent sans aucune nouvelle.
Une voisine vient nous prévenir que
Coco, malgré de nombreuses transfusions
pour combler les énormes pertes de
sang, n'a pu être sauvé. Tout
le quartier est atterré.
Le quartier, c'est un peu comme une grande
famille. On se réjouit et on a de
la peine tous ensemble. Les baptêmes,
les communions, les mariages, les enterrements
font partie de la vie commune. Les habitants
sont de nationalités et de religions
différentes. Il y a eu une grande
réjouissance pour la circoncision
du petit Gordon. La sobre et digne cérémonie
protestante dans le jardin du boulanger
pour l'enterrement de sa femme nous a tous
réunis. Quelques personnes ont déménagé,
mais l'esprit de cette petite communauté
est resté le même et les nouveaux
venus ont adopté nos habitudes. Les
habitants ont en commun d'être des
gens simples, travailleurs, qui ont les
mêmes problèmes, les mêmes
soucis. Immédiatement après
l'annonce du décès de Coco,
deux femmes abandonnant instantanément
leurs activités ménagères,
sont parties un crayon et une feuille de
papier à la main, faire la quête
chez tous les voisins. Pas de discours inutile,
chacun se montre généreux,
et jamais un habitant n'a refusé
de donner. La somme recueillie est énorme.
Maman, qui a une magnifique écriture,
est toujours chargée de faire l'enveloppe.
Aujourd'hui pour honorer Coco Colombo, elle
a sorti la bouteille d'encre de chine et
écrit en ronde : Pour nos amis, dont
nous partageons la douleur. La somme est
tellement importante que, d'un commun accord,
les femmes ont décidé de ne
pas commander de fleurs et de donner la
totalité de la quête à
la famille. Pour la remise de l'enveloppe,
les copains de Coco accompagnent les dames.
Madame Colombo descend lourdement les trois
marches de son perron et vient à
la rencontre de ces tristes visiteurs. La
rencontre de ces femmes et de ces gamins
avec la Maman du jeune disparu est hallucinante.
C'est un moment insoutenable qui dure une
éternité, personne et surtout
pas les gamins n'ose rompre cette déchirante
communion. Enfin, maladroitement, l'enveloppe
change de mains. " Y'a tout, vous ferez
ce que vous voudrez ! " Et tout le
monde s'enfuit. La Maman remonte son allée.
Les voisines retrouvent la parole. Les garçons
avancent somnambules et muets, d'autant
qu'ils viennent de passer deux fois devant
les lieux du drame.
Ce matin tout le quartier se dirige vers
la chapelle. L'abbé Senart, énergique,
a convoqué en hâte les Petits
Chanteurs à la Croix de Bois de la
Paroisse. La chapelle ne peut accueillir
tout le monde. Des bouquets de fleurs blanches
continuent de s'amonceler à l'extérieur.
Cette foule énorme suit la messe
dans la cours du patronage.
Pourtant il manque quelqu'un. Il manque
Simone, la sur au cur tendre,
celle qui a délivré Coco,
celle qui ne voulait pas que le turbulent
petit frère reste enfermé
un si beau jour... Le médecin l'a
mise sous calmant et en ce moment elle dort
profondément veillée par son
fiancé.
A quelques temps de là, la S.N.C.F.
fautive, a fait arracher tous les acacias
et les sureaux géants, tous les buissons
d'épineux. Elle a laissé une
terre nue et dévastée. Ensuite
elle a fait poser des pieux et un grillage
de chaque côté de la voie,
depuis la passerelle jusqu'au grand pont.
Il a fallu cette tragédie pour qu'elle
daigne clore un terrain lui appartenant.
Il est bien temps ! Cela ne nous rendra
pas Coco Colombo, le joyeux farceur du quartier.
Montpellier, le 20 avril
1995 |