La Guerre est terminée. Papa a été
libéré et nous sommes de retour
dans nos deux petites maisons jumelles à
Villemomble à treize kilomètres
à l'est de Paris. Le premier trimestre
scolaire vient de s'achever. Mon frère
et moi sommes en vacances de Noël.
Il fait doux en cette fin d'après-midi.
Depuis plusieurs jours déjà
la mairie a fait installer par ses cantonniers
quelques guirlandes lumineuses au-dessus
de la Grand'rue. Nos parents travaillent
jusqu'au soir. Nous avons une dizaine d'années
et nous sommes assez grands pour nous garder
tout seuls. Nous jouons dans le jardin à
en perdre le souffle. Puis comme toujours
le jeu dégénère. On
se dispute, on crie, je tire les beaux cheveux
frisés d'André qui me lance
d'énergiques coups de pieds dans
les tibias. On se calme quelques instants
pour reprendre souffle... et on recommence
à se battre. Je file dans la cuisine,
prend un livre, veut m'asseoir près
de la cuisinière. Mais il fait un
froid de loup là dedans ! Catastrophe
! Nous avons tellement joué que nous
avons oublié de remettre du charbon
dans la cuisinière. On essaie de
la rallumer en mettant une tonne de papier
et ces charbons en forme de gros ufs
qu'on appelle boulets. Le papier brûle
comme il peut, enfoui sous le charbon, mais
les boulets ne prennent pas. Il faut vider
la cuisinière. C'est bouillant. Alors
péniblement, à l'aide d'une
pelle en fer et d'un seau émaillé,
nous vidons le tout. Puis, minutieusement,
nous introduisons du papier froissé,
du petit bois bien entrecroisé pour
que l'air passe, du gros bois, une poignée
de boulets et des dizaines d'allumettes.
Le feu prend enfin. Nous le surveillons,
nous le dorlotons, lui rajoutant du charbon,
mais pas trop. Quand cette première
série de boulets est bien rouge on
rajoute une grosse pelletée de charbon.
Nous sommes sauvés ! Surveiller le
feu est la seule chose que nos Parents nous
demandent, et l'on y pense rarement. La
cuisine est enfumée et poussiéreuse.
Dédé ouvre la porte toute
grande pour chasser cette odeur pénétrante.
Je passe le balai et la serpillière.
Et nous retournons au jardin tandis que
la cuisine sèche. Les courses-poursuites
se succèdent. Fatiguée, je
décide de rentrer. Dédé
n'est pas d'accord. Il insiste, je refuse.
Il sort, tire brusquement la porte à
lui et m'enferme. Il rit joyeusement en
me montrant les clefs à travers le
carreau. Je pars lire dans mon coin. Un
bon moment après, je désire
sortir. Je tape sur le carreau mais Dédé
ne m'entend pas ; je suppose qu'il est au
fond du jardin. Enfin le voilà qui
réapparaît. Je lui fais signe.
Il me crie "Tu veux les clefs ? "
Je fais oui en hochant la tête. Alors
Dédé prend son élan
et me jette le trousseau à travers
la vitre. Elle vole en éclats, il
y a des bouts de verre partout. Nous sommes
figés, sidérés. Il
n'arrête pas de répéter
: "Mais je voulais faire semblant"
"Oui, mais tu les as lâchées,
et maintenant qu'est-ce qu'on fait ?"
Nous ramassons les morceaux. C'est l'hiver,
la nuit tombe vite. Nous abandonnons la
cuisine, courons chez la voisine qui nous
est d'aucun secours. Nous nous réfugions
dans les chambres. Soudain une joyeuse petite
sonnette suivie d'un brutal coup de freins
retentissent, c'est Maman qui arrive en
vélo. Elle est chargée de
provisions pour fêter dignement Noël.
Immédiatement, elle constate les
dégâts. Filez ! Au lit ! Vous
n'aurez pas de Noël. Elle sort un mètre
pliant, un petit carnet, un crayon noir
et mesure le trou béant. Puis sans
dire un mot, grimpe sur son vélo
et disparaît. Le temps nous semble
long. Nouveau coup de petite sonnette, d'un
son différent : Voilà Papa
sur son grand vélo. Nous avons moins
peur de Papa que de Maman. On lui explique,
il réenfourche son vélo et
disparaît à son tour. Une bonne
heure passe. Il fait totalement nuit, nous
avons faim et nos Parents n'ont toujours
pas réapparu. On guette derrière
la porte vitrée. Ni l'un ni l'autre
n'ont dit où ils allaient. Mais pour
nous c'est évident. Seul le grand
quincaillier de l'avenue... peut nous venir
en aide. Maman revient seule et sans matériel.
Pourquoi n'a-t-elle pas rencontré
Papa ? L'explication vient, orageuse et
violente quand Maman entre en trombe dans
la chambre. C'est fête, dit-elle,
et le quincaillier est fermé depuis
longtemps. J'ai tambouriné sur le
rideau de fer de la vitrine jusqu'au moment
où le commerçant est sorti
de chez lui exaspéré par mon
tintamarre. Il a dit : c'est vous Madame
qui faites un tel raffut, d'habitude ce
sont les gosses qui jouent à ça.
Et il rentre chez lui sans attendre que
Maman s'explique. Cette fois-ci j'ai sonné
chez lui. Encore vous ? a-t-il dit avec
fureur. Mais ce coup-là je lui ai
coupé la parole et lui ai tout expliqué
: que le vieux mastique avait cédé,
que la vitre était tombée
et qu'on était gelé. Il m'a
fait passer par derrière, a pris
les mesures et a commencé à
couper le carreau. Soudain quelqu'un s'est
mis à taper avec ardeur sur le rideau
de fer du magasin. Le commerçant
a hurlé : Celui-là je l'étrangle.
Il est sorti dans sa petite allée.
Je l'ai suivi. Apercevant la longue silhouette
et le vélo j'ai dit : Ne craignez
rien c'est mon mari. Et nous sommes rentrés
tous les trois dans la tiédeur de
l'atelier. Papa ne va pas tarder, il arrive
à pieds retenant la vitre sur le
cadre de son vélo.
Elle change de ton et ajoute : Arrivez,
il y a du travail. Elle déballe ses
sacs. Je me demande bien comment elle a
pu remonter du Raincy en vélo avec
un chargement pareil. Sur le gros panier
en osier trône une bûche énorme,
puis des pâtés ronds truffés,
des galantines de toutes sortes et un superbe
pâté en croûte apparaissent.
Tout au fond du sac, une bourriche d'huîtres
pour au moins six personnes. C'est dégoûtant
ces bestioles que l'on avale vivantes. Moi
ce que j'aime c'est l'eau de mer mêlée
à la vinaigrette aux échalotes.
Dans les sacs à provisions une petite
dinde qui fera plusieurs jours, un gigot,
un rôti rouge, des pommes de terre
pour la purée, des betteraves rouges,
de la salade, du lait, du beurre et, des
fromages. Le troisième cabas déverse
des tonnes de raisin, bananes, pommes, oranges,
mandarines, figues et dattes fraîches.
Il y a de la nourriture pour toutes les
vacances de Noël !
Tandis que Maman ouvre les huîtres,
nous installons les pâtés sur
les raviers du dimanche. Papa arrive et
se met aussitôt au travail. Il nettoie
méticuleusement les encadrements
de fenêtre, fait sauter les derniers
morceaux de verre. Il appuie le carreau.
Nous jetons un coup d'il : pourvu
que Maman ait pris les bonnes mesures !
Mais elle, très calme, sûre
d'elle, ne se retourne même pas, face
à l'évier elle continue d'ouvrir
les huîtres. Le carreau est parfait.
Papa plante quelques petits clous sans tête.
Le carreau bien en place, il commence à
mastiquer. Là, cela va moins bien.
Le mastique suit le couteau et refuse de
coller. Après bien des essais et
des dérapages, le mastique tient
bon... La preuve de notre bêtise a
enfin disparu. Tandis que Papa va se nettoyer
et changer de vêtements, nous mettons
une belle nappe et des bougies. Maman a
punaisé des guirlandes sous la planchette
qui supporte la radio. Le four à
Butagaz attend le pâté en croûte.
"Déjà dix heures ! Trop
tard pour faire cuire de la viande !"
dit Maman. Puisque Papa a mis une cravate,
Maman décide de se faire belle à
son tour. Alors il débouche les bons
vins en l'attendant. La petite crèche
trône sur le buffet de salle à
manger. Devant la vieille cheminée
le sapin s'éclaire de véritables
bougies multicolores. Le lendemain matin,
les quatre paires de chaussons regorgent
de cadeaux. Tout est rentré dans
l'ordre ! Ah non, cette année nous
ne sommes pas allés à la messe
de minuit. Ma foi, je ne m'en plains pas.
Le soir de Noël il y a trois messes
qui se succèdent. On ne va quand
même pas casser les carreaux tous
les ans pour échapper à la
messe de l'aube et surtout à celle
de l'aurore !
Joyeux Noël à Tous !
Montpellier, le 23 novembre
1997 |