Sage et calme, Claudette fait des torsades
avec des pelotons de laine que sa Mémé
Caroline lui donne. Elle en fait une grande
quantité et cela intrigue la famille
: " Mais pourquoi Claudette fait-elle
autant de torsades à longueur de
journée ? " Claudette répond
: " J'aime bien ! C'est joli ! "
Et range son trésor dans sa petite
valise à couture qui refuse de fermer.
C'est la guerre, il y a souvent des coupures
de courant et les bougies sont en permanence
à portée de mains. La semaine
qui suit la confection des torsades, Claudette
et son petit frère Dédé
raclent au couteau bougies et bougeoirs
et cachent leur précieux butin. Ils
surveillent attentivement la fonte trop
lente à leur gré et quand
la mèche a brûlé jusqu'au
bout, ils gardent aussi les restes inutilisables,
aux yeux des adultes. C'est tellement beau,
la lumière des bougies ! Puis, ils
trichent carrément le jour où
ils décident de couper le fond des
bougies neuves. Chaque soir Grand-père
reste dans la vaste cuisine pour profiter
de la chaleur en lisant son journal. Mémé
Caroline s'étonne : " Dis Donc,
Arthur, tu as lu jusqu'à quelle heure
hier au soir ? ". " Moi, répond
Grand-père, comme d'habitude ! ".
" Alors, ces bougies ne valent rien
! " S'emporte Mémé qui
n'est pas commode. Nous approuvons en hochant
de la tête, mais nous ne disons rien.
Commence, alors, un travail remarquable.
Premier travail : jouer à la dînette,
tout sortir, en étaler partout dans
la cuisine pour que Maman, Tata et Mémé
soient persuadées que nous les imitons,
que nous aussi nous préparons le
repas des poupées... Comme par hasard,
la petite mallette à couture a refait
son apparition. Mémé grogne
qu'elle ne sait plus où poser les
pieds. Nous tassons un peu nos jouets. Ce
manège dure des jours. L'attente
est interminable : avec trois femmes dans
la maison, impossible d'être seuls
dans cette cuisine et en tout cas, jamais
le matin.
Pourtant, un jour, l'occasion se présente.
Elles partent toutes les trois acheter des
coupons de tissu. Patiemment, pendant des
mois, elles ont accumulé les points,
les tickets de rationnement. Elles sont
contentes et partent joyeusement pour la
ville située à deux kilomètres
de là. Nous attendons un peu, pour
être sûrs qu'elles n'ont rien
oublié et qu'elles ne reviendront
pas nous déranger. Quant à
Grand-père, on est tranquille, il
ne quittera son cher jardin qu'à
sept heures moins cinq, pour passer à
table.
Alors, c'est l'agitation, la fébrilité,
la folie, on se presse, on veut faire tellement
vite qu'on se tamponne... On pose sur la
cuisinière toutes les casseroles,
tous les faitouts, tous les pot-au-feu de
ma dînette. Chaque gamelle reçoit
des débris de bougie qui fondent
lentement. Mais ils fondent trop vite et
l'on n'a pas le temps de fournir une natte,
une mèche à chaque nouvelle
bougie qui se prépare. Cela va vraiment
trop vite et la maison commence à
empester la bougie brûlée.
Nous sommes obligés d'ouvrir toute
grandes portes et fenêtres. Nous sortons
toutes les bougies prêtes, pour qu'elles
refroidissent. Rapidement, elles durcissent.
Nous mettons en route une autre fournée.
Quand nous avons enfin terminé, nous
sommes épuisés, en nage. Nous
allons vite cacher notre précieux
trésor dans la grange. Nous faisons
reluire le dessus de la cuisinière
en y étalant une pâte réservée
à cet usage, et nous continuons d'aérer.
Quand les femmes reviennent, elles constatent
une forte odeur ; mais comme nous ne sommes
pas à un mensonge près pour
sauver notre secret, je dis : " J'ai
voulu vous faire une surprise, mais j'ai
mis trop de pâte ! ". J'ai droit
à un gros bisou. Elle est si gentille,
cette petite Claudette...
La maison n'est pas très grande
; enfin suffisamment grande pour loger quatre
adultes et cinq enfants. Il y a des chambres
à l'étage ; mais ce qui est
nettement plus intéressant, c'est
la chambre du bas ; elle est immense et
possède trois curieuses fenêtres
; chaque fenêtre carrée est
munie d'un seul battant, d'une seule vitre.
Chaque volet est un panneau de bois plein,
solide et rustique. Ce volet est extraordinaire
; s'il est grand ouvert, il fait jour, mais
si tu le fermes hermétiquement l'obscurité
est totale. Un gamin peut aisément
se loger dans la niche aménagée
entre la fenêtre et le volet. Une
pure merveille... une véritable chambre
à coucher tout confort en miniature,
où l'éclairage vacillant de
la bougie te permet de lire, et de croire
qu'il fait nuit noire...
C'est l'automne, le vent balaie les nuages
et assèche la terre. Il est quatre
heures ; après une bonne tartine
de compote, vite avalée, les cinq
enfants gambadent dans l'enclos. Ils courent,
se chamaillent à qui prendra la balançoire
en premier. Puis, fatigués de courir
et de crier, ils filent tous dans la grange
et récupèrent leurs précieuses
bougies. On va enfin pouvoir jouer à
la chambre à coucher. Il faut dire
qu'à la campagne, une fois la toilette
faite, une fois que tu es habillé,
tu ne retournes dans la chambre que le soir
pour te coucher. Et, l'illusion est parfaite,
quand tu te hisses dans la niche, quand
tu délaces tes grosses galoches à
semelles de bois et que tu achèves
de rabattre le volet sur toi. C'est extraordinaire
la joie que tu éprouves à
ce moment-là !
Le jeu de la chambre à coucher aurait
pu durer longtemps, sans le vent, sans les
courants d'air. La porte de la chambre devait
être ouverte, ma fenêtre brutalement
se referme, coinçant le rideau qui
prend feu immédiatement. Je me mets
à hurler. Je devrais sauter dans
la cour, comme je l'ai fait des dizaines
de fois, mais, dans mon affolement, il m'est
impossible de tirer la targette du volet.
Alertées par mes hurlements, les
trois femmes arrivent en même temps.
Avant que j'aie le temps de réaliser
ce qui m'arrive, elles me sortent de là,
elles éteignent le feu, elles me
déshabillent, ma robe ayant commencé
à roussir, et me passent un pyjama.
Alors, Maman se déchaîne. Elle
baisse la culotte de mon pyjama et je reçois
une fessée mémorable ; puis
elle m'indique la chambre du haut. A sept
heures, Grand-père est mis au courant
de mes exploits. Je l'entends grimper l'escalier.
" Etant l'aînée, tu devrais
donner le bon exemple aux autres. Au lieu
de ça, tu mens et tu as failli mettre
le feu à la maison ; j'avais mal
placé ma confiance ! ". Là-dessus,
il me tend un verre d'eau : un gosse, ça
se déshydrate si vite...
Montpellier, Décembre
1994 |