Après la disparition de Lapin, sans
aucun doute mangé par nos voisins
(à mon avis, vieux et gros comme
il était, cuit ou bouilli pendant
des heures, Lapin était immangeable),
nous avons vécu à la campagne.
La campagne ! Pour des gamins qui sortent
de la banlieue parisienne c'est un endroit
extraordinaire. L'enclos qui nous est réservé
est un vaste rectangle limité par
la maison, la grange, le hangar, un mur
de pierres sur le côté droit.
En bas du terrain en pente douce, une vaste
volière servant de poulailler, prolongée
par une barrière de bois repeinte
en blanc chaque année, forment le
deuxième côté. Un grillage
et une haie bien taillée terminent
ce rectangle. Ah ! J'oublie, en face de
la maison, le sapin géant auquel
est accrochée la balançoire.
Un endroit merveilleux, ce poulailler !
C'est vrai qu'on se salit bien un peu, qu'on
glisse quelquefois et même qu'on a
un tout petit peu peur du coq ! Mais, ressortir
de là avec son panier rempli d'ufs
tout chauds, pas très propres, fraîchement
pondus, attendre parfois que la poule chante
" j'ai pondu, venez tous voir, j'ai
pondu ! " Quel triomphe ! Seulement,
le triomphe, c'est tous les cinq jours,
à tour de rôle, car grand'mère
a cinq petits-enfants et ça c'est
nettement moins drôle...
Ah ! Oui, je voulais vous parler de Boulli.
C'est une cane de barbarie, noire, verte
avec des reflets dorés, un il
tout rond, taquin. Nous, les cinq gamins,
nous aimons Boulli, nous la sortons du poulailler,
nous la caressons, nous la promenons dans
nos bras ; elle se laisse faire et ne pince
jamais, pourtant nos gestes ne sont pas
toujours très doux.
Elle a pour ennemie une vieille poule méchante,
hargneuse, qui martyrise les autres poules
et qui prétend être le deuxième
coq de la basse-cour !!! Entre Boulli et
la vieille poule c'est la guerre en permanence,
elles se cherchent, elles se trouvent. Boulli
aime s'aplatir et somnoler au soleil, la
poule arrive furtivement, et hop ! saute
sur le dos de son ennemie pour lui arracher
quelques plumes du cou. Boulli se secoue,
se débarrasse rapidement de la poule
et se met à la poursuivre.
Nous avons inventé un jeu.
Ce jeu consiste à attirer la poule
en haut de la pente, juste devant la maison,
à poser Boulli par terre ; à
peine posée, celle-ci se précipite,
s'accroche solidement à la queue
de la poule et s'accroupit ; la poule affolée
se débat, court le plus vite qu'elle
peut, entraînant dans sa course Boulli
qui fait du traîneau. La poule continue
sa fuite, elle veut son poulailler, elle
le veut à tout prix, elle piaille,
elle arrive enfin épuisée
devant le grillage ; on lui ouvre la porte,
elle va se cacher ; on est tranquille, on
ne la reverra pas de la journée.
Pendant ce temps-là, Boulli clame
sa joie, elle pousse des cris de bonheur,
elle a gagné, elle recommencera,
c'est sûr... Mais pas avant plusieurs
jours car la vieille poule si stupide et
si méchante n'oublie pas si vite...
C'est vraiment un jeu merveilleux !!!
Seulement voilà, en ce matin d'automne,
il fait un peu frais, grand-père
me tend quatre jolies plumes noires, dorées
avec des reflets verts. " Pour ton
chapeau " dit-il. Je cours écraser
mon nez contre le grillage et je comprends
que jamais plus je n'entendrai Boulli chanter
sa joie.
Le lendemain, après la messe, la
cuisine sent bon. Grand-père me regarde
tendrement et me dit tout bas : " Ma
Puce, tu vas te régaler, les navets
sont bien tendres cette année ".
Après avoir vérifié
la dizaine de mains qui se tend vers lui,
il sort sa montre et dit en s'asseyant en
bout de table, bon appétit à
tous ! Il retourne son couteau de poche
sur la table, mais il n'a pas à taper
sur les doigts des agités ; ce jour-là,
tout le monde se tient bien à table.
Je ne peux rien avaler et, pour la première
fois, il me laisse sortir de table sans
terminer le contenu de mon assiette. Il
dit à Grand'mère : A quatre
heures, n'oublie pas de lui faire tiédir
un grand bol de lait de chèvre, elle
est bien pâle, cette petite !!!
Montpellier, Décembre
1994 |