Marie-Victoire est la cuisinière
du Domaine. Elle est forte, trapue et je
lui trouve une drôle de voix rauque,
comme une voix d'homme. Elle a un grand
nez et des petits yeux noirs perçants.
J'ai sept ans et j'en ai peur. Elle règne
en maître absolu sur tout et sur tous.
Marie, c'est un doux prénom qui ne
lui va pas du tout. Elle, c'est La Victoire
triomphante !
Elle débarque un jour à Paris,
venant de sa Bretagne natale. Elle a des
certificats, des références.
Elle postule chez la famille Noiret dont
la résidence principale est au cur
de la capitale. Elle est immédiatement
engagée. Quand la famille vient se
reposer à la campagne, elle fait
partie de l'expédition. C'est ainsi
que nous l'avons connue.
Elle terrorise la nurse des enfants, elle
apostrophe le jardinier, elle bouscule la
femme de chambre. Ne parlons pas de la façon
dont elle traite le personnel occasionnel
! Un jour qu'il pleuvait à torrents,
un ouvrier agricole est venu poliment demander
refuge à la cuisine, la douce Marie-Victoire
l'a jeté dehors avec violence. Il
est parti sans rien dire et on ne l'a revu
que le lendemain. La " Victoire "
c'est une sorte de Napoléon qui gagne
toutes les batailles...
Un mercredi matin, Monsieur Noiret, le
possesseur du Domaine, frappe à la
porte de l'office. Il attend que Marie daigne
répondre et dit d'une petite voix
:
- Dimanche, nous avons des invités.
J'aimerais que vous nous prépariez
un lapin aux pruneaux.
Marie-Victoire se met à hurler,
à apostropher Monsieur sidéré
:
- Je n'ai pas le temps.
- Mais, enfin, Marie, Dimanche, c'est dans
quatre jours, vous avez le temps d'y penser
!
- Je ferai du canard à l'orange
que cela plaise ou non à vos invités.
Et tâchez de me trouver de belles
oranges !
Monsieur N. repart les épaules basses,
en se demandant où, en pleine guerre,
il va bien pouvoir trouver des oranges.
Même au marché noir, il ne
trouvera pas un tel produit !
Deux jours après, Madame N. souriante,
très coquine, s'approche de Marie-Victoire,
exactement comme elle le fait avec ses amies
; Marie-Victoire est flattée. Et
Madame dit doucement :
- Votre chef-d'uvre, Marie, c'est
quand même le lapin aux pruneaux...
Et elle part.
Alors, Marie appelle le jardinier :
- Arthur, allez immédiatement me
tuer trois beaux lapins.
- Je ne peux pas ce soir, j'ai des légumes
à ramasser, vous les aurez demain
matin à l'aube.
Arthur s'enfuit ; il ne discute jamais
avec la cuisinière ; il fait son
travail consciencieusement, méticuleusement,
comme une dentellière, mais il prétend
se gouverner tout seul !!!
Marie-Victoire est un chef ; Il faut reconnaître
qu'elle cuisine remarquablement bien et
que même les plats les plus simples
sont délicieux. Mais quand il faut
vivre dans ses parages toute l'année,
c'est un calvaire, je dirais même,
c'est l'enfer... Une nouvelle Nurse vient
d'arriver : c'est la quatrième en
deux ans. Elle est très jeune, gentille,
douce, toute ronde et rose comme une poupée.
Isabelle, la fille de ses patrons n'a pas
deux ans. La petite et sa nurse s'adorent,
elles se font plein de câlins. La
tenue des chambres est parfois négligée
; certains jours on peut apercevoir les
couches souillées traînant
sur le sol. Mais Isabelle, toujours impeccable,
ne manque de rien, profite bien et s'éveille
rapidement. Pour les parents c'est l'essentiel.
De temps à autre ils préviennent
la Nurse que des invités vont venir.
Alors la jeune fille sort tout et fait le
grand ménage. "Ils peuvent visiter,
c'est une belle nursery" dit-elle.
Et ses patrons indulgents sourient.
Il fait un temps superbe, la nurse installe
sa protégée sous le grand
sapin, le petit pot à proximité.
Mademoiselle apprend aussi la propreté
à l'enfant. Et elle dit : "Venez
faire votre coulette ma mignonnette".
Le grand sapin sert de frontière
entre le Domaine et l'enclos du jardinier.
Une balançoire pend d'une branche
maîtresse. Cachés par la haie,
nous rions comme des fous en répétant
"Venez faire votre coulette ma mignonnette".
Ca fait comme une chansonnette et ça
nous plaît. Il est environ trois heures
et pour Marie- Victoire c'est le moment
de souffler un peu avant d'attaquer la préparation
du dîner. Elle entend " coulette,
mignonnette". Elle bondit sur la nurse,
la secoue, la traite d'ahurie et hurle "Vous
ne pouvez pas dire à cette gamine
et maintenant pisse dans ton pot ?"
Isabelle est effrayée par cette empoignade
et pleure. La nurse se précipite,
console la petite. Trop tard ! Dans sa peur
la fillette a mouillé la culotte.
La nurse emporte l'enfant et la change.
La jeune fille timide n'a même pas
dit à Marie-Victoire que cela ne
la regardait pas. Révoltés,
nous ne rions plus. Des scènes de
ce genre se succédant, la gentille
nurse, ronde, rose et souriante disparaît
de notre univers. On attend la suivante...
Et la suivante... Et... Elles sont toutes
très compétentes, efficaces,
aucun reproche possible à leur faire.
Toutes adorent Isabelle, une jolie brunette,
qui a maintenant cinq ans et son petit frère
Patrick qui marche à peine. Hélas
! Marie-Victoire leur rend la vie impossible.
Le drame c'est que Monsieur et Madame ne
veulent pas se séparer de leur perle
de cuisinière. Les parents des petits
proposent : Une augmentation substantielle
de salaire, une demi-journée de repos
en plus du dimanche, un réaménagement
de la chambre, un autre mobilier, une nursery
plus moderne, plus fonctionnelle. Mais toutes
les nurses qui défilent ici refusent
en bloc ces avantages qu'elles ne trouveront
nul part ailleurs. Il est impossible de
cohabiter avec cette chère et tendre
Victoire.
Et voici donc, Nounou. Elle n'est plus
très jeune, Mademoiselle. Elle est
grande, mince, impeccable, son chignon gris
se rabat bien à plat sous sa coiffe
blanche. Elle semble impassible dans son
uniforme à rayures verticales bleues
et blanches. Nounou est veuve, sans enfants
; elle est aisée, mais elle s'ennuie
et aime tellement les enfants... qu'elle
a accepté ce poste. Mademoiselle
est protestante, dans cette Brie plutôt
catholique, c'est original.
Il a gelé cette nuit. Nounou sort
de sa chambre et traverse la nursery. Elle
passe un double sas de portes capitonnées,
pénètre dans le grand salon,
abandonne rapidement la salle à manger,
et rentre dans l'office.
Marie-Victoire interloquée se demande
si elle rêve !
- D'où sortez-vous ? demande-t-elle.
- De ma chambre répond Nounou.
Marie-Victoire suffoque :
- Les domestiques ne doivent pas pénétrer
dans les appartements.
Elle reprend son souffle et clame :
- Votre chemin, c'est de sortir de votre
chambre par la porte-fenêtre, de descendre
les marches de la terrasse, de longer le
bâtiment, de monter les marches de
la cuisine et de prendre la petite porte
de l'office réservée aux domestiques.
Marie- Victoire est rouge d'indignation...
- Merci, répond simplement Mademoiselle.
Et Nounou, sereine, épluche les
légumes pour la purée des
enfants. Elle prépare aussi une petite
compote. Elle met deux litres de lait à
tourner pour faire du fromage blanc. Marie-Victoire
ne s'occupe pas de la nourriture des bébés,
ce n'est pas de la cuisine ! Quand le repas
des petits est prêt, Nounou repart
avec son plateau. Elle emprunte le même
parcours qu'à l'aller.
Je la mettrai au pas, hurle La Victoire
perdante. Mais la cuisinière ne matera
pas la nurse. Durant tout l'hiver et jusqu'à
l'été, la nourriture suivra
le chemin des appartements et arrivera bien
chaude dans les assiettes à double
fond. Nounou fera le grand tour par l'allée
de gravillons, seulement le jour où
elle décidera qu'il fait assez beau
pour que les enfants mangent sur la terrasse.
Marie-Victoire n'aime personne mais elle
déteste surtout les enfants. Elle
déteste tous les enfants sans exceptions
y compris ceux de ces patrons. Dans son
immense cuisine si belle, si brillante,
La Victoire tient prêtes en permanence
deux bassines d'eau. Elle a déclaré
à Caroline, la femme de chambre-femme
de ménage, que le feu pourrait prendre
dans la gigantesque cuisinière. Mais,
moi, je la connais Marie-Victoire . Elle
dit des mensonges cette femme-là.
Les tuyaux et les cheminées sont
propres car les ramoneurs sont venus il
n'y a pas très longtemps. Les bassines
d'eau n'ont jamais été pour
éteindre le feu, mais pour arroser
sauvagement de petits aventuriers qui oseraient
passer le long d'un certain escalier de
cuisine.
Un jour Caroline a failli gagner contre
Marie-Victoire. Dans la grande salle à
manger, toute l'argenterie est sortie sur
des chiffons propres. S'il n'y avait que
des couverts, mais il y a des plats, des
saucières et une foule de petits
bibelots. Elles sont là pour toute
l'après-midi. Soudain Caroline dit
:
-Victorine passez-moi l'Argentil. La cuisinière
regarde la bonne, reste muette, devient
violette, s'étouffe et murmure :
insolente. Caroline s'inquiète, elle
a voulu un peu chatouiller l'orgueil de
cette prétentieuse si fière
de se prénommer Marie-Victoire. Mais
l'autre a du mal à respirer et Caroline
lui tend un verre d'eau fraîche. Caroline
revient chez nous en courant, fouille dans
la pharmacie et repart toujours en courant.
Cette plaisanterie a failli mal tourner.
Quelques jours plus tard la cuisinière
reçoit un télégramme.
Sa sur est décédée
laissant trois jeunes enfants. Elle abandonne
sa chère cuisine, ne dit adieu à
personne et part à tout jamais pour
sa Bretagne natale. L'année suivante,
Monsieur et Madame Noiret rendent visite
à leur cuisinière. Elle est
transformée, diront-ils, elle s'occupe
avec autorité mais tendresse du foyer
de son beau-frère et ses neveux l'adorent.
Marie-Victoire a enfin trouvé le
chemin du bonheur. Elle ne savait même
pas qu'elle était capable d'aimer
et que son vieux cur malade et usé
contenait des trésors d' affection.
Montpellier, le 24 novembre
1997 |