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28 XII 2015

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Enfance à Rueil en Brie

Boulli la cane

Les bêtises : la truie

Injustices

La lâcheté

Une autre bêtise : les bougies

La libération

Le martinet

Petit Edouard

Marie-Victoire

Le mariage de la fille du Maire

Un mémorable 14 juillet

Marie-Victoire

Marie-Victoire est la cuisinière du Domaine. Elle est forte, trapue et je lui trouve une drôle de voix rauque, comme une voix d'homme. Elle a un grand nez et des petits yeux noirs perçants. J'ai sept ans et j'en ai peur. Elle règne en maître absolu sur tout et sur tous. Marie, c'est un doux prénom qui ne lui va pas du tout. Elle, c'est La Victoire triomphante !

Elle débarque un jour à Paris, venant de sa Bretagne natale. Elle a des certificats, des références. Elle postule chez la famille Noiret dont la résidence principale est au cœur de la capitale. Elle est immédiatement engagée. Quand la famille vient se reposer à la campagne, elle fait partie de l'expédition. C'est ainsi que nous l'avons connue.

Elle terrorise la nurse des enfants, elle apostrophe le jardinier, elle bouscule la femme de chambre. Ne parlons pas de la façon dont elle traite le personnel occasionnel ! Un jour qu'il pleuvait à torrents, un ouvrier agricole est venu poliment demander refuge à la cuisine, la douce Marie-Victoire l'a jeté dehors avec violence. Il est parti sans rien dire et on ne l'a revu que le lendemain. La " Victoire " c'est une sorte de Napoléon qui gagne toutes les batailles...

Un mercredi matin, Monsieur Noiret, le possesseur du Domaine, frappe à la porte de l'office. Il attend que Marie daigne répondre et dit d'une petite voix :

- Dimanche, nous avons des invités. J'aimerais que vous nous prépariez un lapin aux pruneaux.

Marie-Victoire se met à hurler, à apostropher Monsieur sidéré :

- Je n'ai pas le temps.

- Mais, enfin, Marie, Dimanche, c'est dans quatre jours, vous avez le temps d'y penser !

- Je ferai du canard à l'orange que cela plaise ou non à vos invités. Et tâchez de me trouver de belles oranges !

Monsieur N. repart les épaules basses, en se demandant où, en pleine guerre, il va bien pouvoir trouver des oranges. Même au marché noir, il ne trouvera pas un tel produit !

Deux jours après, Madame N. souriante, très coquine, s'approche de Marie-Victoire, exactement comme elle le fait avec ses amies ; Marie-Victoire est flattée. Et Madame dit doucement :

- Votre chef-d'œuvre, Marie, c'est quand même le lapin aux pruneaux... Et elle part.

Alors, Marie appelle le jardinier :

- Arthur, allez immédiatement me tuer trois beaux lapins.

- Je ne peux pas ce soir, j'ai des légumes à ramasser, vous les aurez demain matin à l'aube.

Arthur s'enfuit ; il ne discute jamais avec la cuisinière ; il fait son travail consciencieusement, méticuleusement, comme une dentellière, mais il prétend se gouverner tout seul !!!

Marie-Victoire est un chef ; Il faut reconnaître qu'elle cuisine remarquablement bien et que même les plats les plus simples sont délicieux. Mais quand il faut vivre dans ses parages toute l'année, c'est un calvaire, je dirais même, c'est l'enfer... Une nouvelle Nurse vient d'arriver : c'est la quatrième en deux ans. Elle est très jeune, gentille, douce, toute ronde et rose comme une poupée. Isabelle, la fille de ses patrons n'a pas deux ans. La petite et sa nurse s'adorent, elles se font plein de câlins. La tenue des chambres est parfois négligée ; certains jours on peut apercevoir les couches souillées traînant sur le sol. Mais Isabelle, toujours impeccable, ne manque de rien, profite bien et s'éveille rapidement. Pour les parents c'est l'essentiel. De temps à autre ils préviennent la Nurse que des invités vont venir. Alors la jeune fille sort tout et fait le grand ménage. "Ils peuvent visiter, c'est une belle nursery" dit-elle. Et ses patrons indulgents sourient.

Il fait un temps superbe, la nurse installe sa protégée sous le grand sapin, le petit pot à proximité. Mademoiselle apprend aussi la propreté à l'enfant. Et elle dit : "Venez faire votre coulette ma mignonnette". Le grand sapin sert de frontière entre le Domaine et l'enclos du jardinier. Une balançoire pend d'une branche maîtresse. Cachés par la haie, nous rions comme des fous en répétant "Venez faire votre coulette ma mignonnette". Ca fait comme une chansonnette et ça nous plaît. Il est environ trois heures et pour Marie- Victoire c'est le moment de souffler un peu avant d'attaquer la préparation du dîner. Elle entend " coulette, mignonnette". Elle bondit sur la nurse, la secoue, la traite d'ahurie et hurle "Vous ne pouvez pas dire à cette gamine et maintenant pisse dans ton pot ?" Isabelle est effrayée par cette empoignade et pleure. La nurse se précipite, console la petite. Trop tard ! Dans sa peur la fillette a mouillé la culotte. La nurse emporte l'enfant et la change. La jeune fille timide n'a même pas dit à Marie-Victoire que cela ne la regardait pas. Révoltés, nous ne rions plus. Des scènes de ce genre se succédant, la gentille nurse, ronde, rose et souriante disparaît de notre univers. On attend la suivante... Et la suivante... Et... Elles sont toutes très compétentes, efficaces, aucun reproche possible à leur faire. Toutes adorent Isabelle, une jolie brunette, qui a maintenant cinq ans et son petit frère Patrick qui marche à peine. Hélas ! Marie-Victoire leur rend la vie impossible. Le drame c'est que Monsieur et Madame ne veulent pas se séparer de leur perle de cuisinière. Les parents des petits proposent : Une augmentation substantielle de salaire, une demi-journée de repos en plus du dimanche, un réaménagement de la chambre, un autre mobilier, une nursery plus moderne, plus fonctionnelle. Mais toutes les nurses qui défilent ici refusent en bloc ces avantages qu'elles ne trouveront nul part ailleurs. Il est impossible de cohabiter avec cette chère et tendre Victoire.

Et voici donc, Nounou. Elle n'est plus très jeune, Mademoiselle. Elle est grande, mince, impeccable, son chignon gris se rabat bien à plat sous sa coiffe blanche. Elle semble impassible dans son uniforme à rayures verticales bleues et blanches. Nounou est veuve, sans enfants ; elle est aisée, mais elle s'ennuie et aime tellement les enfants... qu'elle a accepté ce poste. Mademoiselle est protestante, dans cette Brie plutôt catholique, c'est original.

Il a gelé cette nuit. Nounou sort de sa chambre et traverse la nursery. Elle passe un double sas de portes capitonnées, pénètre dans le grand salon, abandonne rapidement la salle à manger, et rentre dans l'office.

Marie-Victoire interloquée se demande si elle rêve !

- D'où sortez-vous ? demande-t-elle.

- De ma chambre répond Nounou.

Marie-Victoire suffoque :

- Les domestiques ne doivent pas pénétrer dans les appartements.

Elle reprend son souffle et clame :

- Votre chemin, c'est de sortir de votre chambre par la porte-fenêtre, de descendre les marches de la terrasse, de longer le bâtiment, de monter les marches de la cuisine et de prendre la petite porte de l'office réservée aux domestiques.

Marie- Victoire est rouge d'indignation...

- Merci, répond simplement Mademoiselle.

Et Nounou, sereine, épluche les légumes pour la purée des enfants. Elle prépare aussi une petite compote. Elle met deux litres de lait à tourner pour faire du fromage blanc. Marie-Victoire ne s'occupe pas de la nourriture des bébés, ce n'est pas de la cuisine ! Quand le repas des petits est prêt, Nounou repart avec son plateau. Elle emprunte le même parcours qu'à l'aller.

Je la mettrai au pas, hurle La Victoire perdante. Mais la cuisinière ne matera pas la nurse. Durant tout l'hiver et jusqu'à l'été, la nourriture suivra le chemin des appartements et arrivera bien chaude dans les assiettes à double fond. Nounou fera le grand tour par l'allée de gravillons, seulement le jour où elle décidera qu'il fait assez beau pour que les enfants mangent sur la terrasse.

Marie-Victoire n'aime personne mais elle déteste surtout les enfants. Elle déteste tous les enfants sans exceptions y compris ceux de ces patrons. Dans son immense cuisine si belle, si brillante, La Victoire tient prêtes en permanence deux bassines d'eau. Elle a déclaré à Caroline, la femme de chambre-femme de ménage, que le feu pourrait prendre dans la gigantesque cuisinière. Mais, moi, je la connais Marie-Victoire . Elle dit des mensonges cette femme-là. Les tuyaux et les cheminées sont propres car les ramoneurs sont venus il n'y a pas très longtemps. Les bassines d'eau n'ont jamais été pour éteindre le feu, mais pour arroser sauvagement de petits aventuriers qui oseraient passer le long d'un certain escalier de cuisine.

Un jour Caroline a failli gagner contre Marie-Victoire. Dans la grande salle à manger, toute l'argenterie est sortie sur des chiffons propres. S'il n'y avait que des couverts, mais il y a des plats, des saucières et une foule de petits bibelots. Elles sont là pour toute l'après-midi. Soudain Caroline dit :

-Victorine passez-moi l'Argentil. La cuisinière regarde la bonne, reste muette, devient violette, s'étouffe et murmure : insolente. Caroline s'inquiète, elle a voulu un peu chatouiller l'orgueil de cette prétentieuse si fière de se prénommer Marie-Victoire. Mais l'autre a du mal à respirer et Caroline lui tend un verre d'eau fraîche. Caroline revient chez nous en courant, fouille dans la pharmacie et repart toujours en courant. Cette plaisanterie a failli mal tourner.

Quelques jours plus tard la cuisinière reçoit un télégramme. Sa sœur est décédée laissant trois jeunes enfants. Elle abandonne sa chère cuisine, ne dit adieu à personne et part à tout jamais pour sa Bretagne natale. L'année suivante, Monsieur et Madame Noiret rendent visite à leur cuisinière. Elle est transformée, diront-ils, elle s'occupe avec autorité mais tendresse du foyer de son beau-frère et ses neveux l'adorent. Marie-Victoire a enfin trouvé le chemin du bonheur. Elle ne savait même pas qu'elle était capable d'aimer et que son vieux cœur malade et usé contenait des trésors d' affection.

Montpellier, le 24 novembre 1997

Claudette Prévot
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