Classe unique de quatre
à quatorze ans.
Quarante enfants écoutent comme
chaque matin la leçon de morale.
Au cours des années, nous avons eu
droit à la propreté, aux grands
hommes, à la famille, à la
bonté envers les animaux, au travail
bien fait, que sais-je encore !
En général, nous laissons
passer ce premier quart d'heure sagement,
attentifs ou non, selon les âges,
les centres d'intérêt, si l'on
est du terroir ou réfugié
mais dans l'ensemble on adhère à
la lecture et aux commentaires faits par
l'institutrice. Ce matin, la maîtresse
monte les deux marches de son estrade, fait
demi-tour et vient se poster devant son
bureau. Elle n'a pas son livre recouvert
de papier bleu défraîchi.
Notre institutrice est certainement un
modèle d'enseignant fidèle
aux principes qui ont porté l'Ecole
de la République. Seulement voilà,
soixante ans après, elle présente
encore une silhouette sans grâces,
enfouie dans un tablier gris strictement
boutonné, un chignon gris solidement
fixé par de grosses épingles.
Alors, moi qui viens de la ville, je m'étonne
de ne jamais la voir sourire.
Ce matin, elle me paraît plus longue
et plus rigide qu'à l'accoutumé.
Elle pose son regard aigu sur chacun d'entre
nous. Quand vient mon tour, j'ai l'impression
d'être traversée par une épée.
Je plonge brusquement la tête vers
ma vieille table de bois ciré et
observe attentivement mes bras croisés.
Mais, qu'a-t-elle donc ce matin ? Hier,
la journée s'est bien déroulée,
nous n'avons pas abîmé la corde
à nuds pendue sous l'auvent,
les "cabinets" ne sont pas bouchés,
son jardinet n'a pas été saccagé,
alors ?
Alors, dit-elle, la vie est un bien précieux
qu'on n'a pas le droit de gâcher.
En moi-même je me dis que la guerre
nous gâche la vie, que Papa est prisonnier
et qu'il gâche la sienne, que la maîtresse
n'y peut rien et de quoi se mêle-t-elle.
"La vie est un bien précieux"
Tiens, elle redit la même chose que
tout à l'heure, j'ai dû sauter
quelque chose. Mais qu'a-t-elle donc ? Je
n'y comprends rien. Elle a l'air d'hésiter.
Madame Villalard n'hésite jamais.
Elle mène cette équipe de
quarante élèves, de la maternelle
au Certificat d'Etudes avec autorité
et personne n'oserait lui désobéir.
Bon sang, je me comporte comme ça
quand j'ai peur. Mais la Maîtresse
n'a pas peur, c'est impossible !
De sa voix sèche et cassante, mais
à peine audible ce matin elle nous
dit : "Il y a un absent, Jean-Pierre
X. Il ne viendra pas aujourd'hui, ni demain,
ni jamais." Je me dis qu'il est drôlement
grand et que c'est normal de travailler
aux champs. Elle reprend d'une voix de plus
en plus rauque et saccadée : "
Il a fait la chose la plus vile, la plus
honteuse qui soit. Il n'a pas quatorze ans,
il pouvait penser à l'avenir. Il
s'est supprimé, il s'est suicidé
en se pendant à l'échelle
de la grange familiale. C'est vraiment scandaleux.
Rien n'est plus lâche que d'attenter
à sa vie !"
Nous sommes muets, atterrés, sonnés.
Jean-Pierre ? Nous ne jouions pas avec lui,
trop grand, trop triste, avec son visage
long, ses grands yeux noirs et sa blouse
sombre. Un pauvre quoi ! Comment est-ce
que j'ose penser cela ? Moi la petite fille
d'un jardinier ! Je n'en sais rien et pourtant
je ressens cela si profondément que
je me répète " Un pauvre
quoi, il s'est suicidé parce qu'il
était pauvre, sans espoir de s'en
sortir, chef de famille d'une ribambelle
de gosses et d'une mère veuve. Il
l'a laissée dans de beaux draps sa
mère !"
L'Institutrice continue : "Il est
notre honte à tous ! Dites bien à
vos parents que je vous interdis d'aller
à son enterrement. Il est le mauvais
exemple, la calamité de notre village
! Et maintenant sortez en récréation
!" Elle rêve nous venons de rentrer.
La classe reste assise, ne bouge pas. Elle
redit avec force "Sortez !" Nous
sortons.
Elle a tout faux notre Maîtresse,
ce garçon effacé que nous
ne fréquentions pas, devient un héros,
un être exceptionnel pour tous. D'habitude
à la récréation, il
y a des clans, les garçons contre
les filles au jeu de barres, les petits
dans un coin, les grandes qui parlent sérieusement
en marchant
A l'instant même
où nous sommes dehors toute la classe
s'agglutine dans le recoin près des
"ouatères". Nous parlons
de courage, de fierté, de volonté,
de choses formidables. Oui, Jean-Pierre
est devenu notre héros à nous.
La récréation dure et se
prolonge et dure encore. Mais notre groupe
soudé ne voit pas le temps passer.
Venant d'horizons si différents,
jamais nous n'avons été si
proches les uns des autres... Et nous avons
tellement de choses à dire à
la gloire de notre copain. La récréation
s'achève par un coup de sifflet strident
: La Maîtresse perchée sur
les marches de sa cuisine nous rappelle
au travail. Elle nous fait rentrer comme
d'habitude. J'ai tout bon à mes problèmes,
comme d'habitude aussi. J'adore les problèmes
! A midi mon petit frère Dédé
et moi, courons chez nos grands-parents
et racontons tout. Maman dit : "L'Institutrice
a peut-être raison d'avoir peur, peur
que ce suicide fasse tache d'huile et que
d'autres enfants suivent ce triste penchant,
ce n'est pas un héros, mais un pauvre
gosse si malheureux. Par contre si vous
voulez aller à son enterrement j'irai
avec vous et cela ne regarde pas votre maîtresse.
D'ailleurs cela sera vite fait, pas de curé,
pas d'église, directement au cimetière
!"
Quelques jours plus tard, Monsieur le Maire,
quelques personnes et surtout des enfants
ont accompagné Jean-Pierre au cimetière.
Il a eu droit à un petit coin, pas
avec son père qui avait été
enterré chrétiennement. Monsieur
le Maire a dit que cette famille si éprouvée,
si courageuse, avait besoin de soutien.
Nous avons tenu parole. C'est la Guerre
mais on se débrouille. Maman a taillé
des petits manteaux chauds dans un vieux
pardessus de Papa. Grand'Mère a fouillé
dans sa travailleuse et a sorti de beaux
gros boutons de nacre pour orner les devants.
Maman a aussi fait le tri de toutes nos
jolies affaires trop petites. Des femmes
ont réuni des pelotons de laine et
ont tricoté des pulls, des chaussettes,
des moufles et des passe-montagnes (cagoules)
de toutes les couleurs. Les hommes valides
même âgés, en tous cas
trop vieux pour faire la guerre, ont fait
les foins. L'Institutrice laïque de
l'enseignement public et les catholiques
du village se sont liés avec le curé
pour continuer à dénigrer
ce geste. Monsieur le Maire, les laïques
et les nombreux indifférents ont
atténué la gravité
du suicide dû au désespoir.
Chaque matin, nous avons attendu les petits
frères et surs de Jean-Pierre
le long du grand portail afin de rentrer
ensemble dans la cour. Nous ne les avons
jamais laissés seuls aux récréations.
Mais si Dédé y a mis sa magnifique
joie, sans arrière-pensée,
j'ai eu beaucoup de mal, à cause
de
de l'odeur. Quelle odeur ? Peut-être
celle de l'étable. C'est vrai que
ces petits-là, si propres, si bien
coiffés, une raie sur le côté
pour les garçons, une chouquette
pour les filles, dégagent une odeur
qui me soulève le cur. Je suis
honteuse et malheureuse d'être si
peu charitable. Je suis si bien habillée,
je sens si bon avec mes deux gouttes d'eau
de Cologne que Maman me glisse derrière
les oreilles chaque matin, que je regarde
avec un certain dédain tous ces gosses
de la campagne si mal attifés.
Il paraît que Madame Barbier riche,
celle qui nous fait le catéchisme,
a envoyé dans le plus grand secret
une bonne somme d'argent à la maman
de Jean-Pierre. Celle qui était chargée
de la discrète mission n'a pas tenu
sa langue.
Lâcheté, a dit l'Institutrice.
Ah ! Non ! Car nous les enfants, longtemps,
très longtemps, envers et contre
tout, nous avons continué à
parler et à garder dans notre cur
Jean-Pierre notre Héros.
Montpellier, le 26 Juin
1999 |