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28 XII 2015

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Enfance à Rueil en Brie

Boulli la cane

Les bêtises : la truie

Injustices

La lâcheté

Une autre bêtise : les bougies

La libération

Le martinet

Petit Edouard

Marie-Victoire

Le mariage de la fille du Maire

Un mémorable 14 juillet

La lâcheté (1943 peut-être)

Classe unique de quatre à quatorze ans.

Quarante enfants écoutent comme chaque matin la leçon de morale. Au cours des années, nous avons eu droit à la propreté, aux grands hommes, à la famille, à la bonté envers les animaux, au travail bien fait, que sais-je encore !

En général, nous laissons passer ce premier quart d'heure sagement, attentifs ou non, selon les âges, les centres d'intérêt, si l'on est du terroir ou réfugié mais dans l'ensemble on adhère à la lecture et aux commentaires faits par l'institutrice. Ce matin, la maîtresse monte les deux marches de son estrade, fait demi-tour et vient se poster devant son bureau. Elle n'a pas son livre recouvert de papier bleu défraîchi.

Notre institutrice est certainement un modèle d'enseignant fidèle aux principes qui ont porté l'Ecole de la République. Seulement voilà, soixante ans après, elle présente encore une silhouette sans grâces, enfouie dans un tablier gris strictement boutonné, un chignon gris solidement fixé par de grosses épingles. Alors, moi qui viens de la ville, je m'étonne de ne jamais la voir sourire.

Ce matin, elle me paraît plus longue et plus rigide qu'à l'accoutumé. Elle pose son regard aigu sur chacun d'entre nous. Quand vient mon tour, j'ai l'impression d'être traversée par une épée. Je plonge brusquement la tête vers ma vieille table de bois ciré et observe attentivement mes bras croisés. Mais, qu'a-t-elle donc ce matin ? Hier, la journée s'est bien déroulée, nous n'avons pas abîmé la corde à nœuds pendue sous l'auvent, les "cabinets" ne sont pas bouchés, son jardinet n'a pas été saccagé, alors ?

Alors, dit-elle, la vie est un bien précieux qu'on n'a pas le droit de gâcher. En moi-même je me dis que la guerre nous gâche la vie, que Papa est prisonnier et qu'il gâche la sienne, que la maîtresse n'y peut rien et de quoi se mêle-t-elle. "La vie est un bien précieux"… Tiens, elle redit la même chose que tout à l'heure, j'ai dû sauter quelque chose. Mais qu'a-t-elle donc ? Je n'y comprends rien. Elle a l'air d'hésiter. Madame Villalard n'hésite jamais. Elle mène cette équipe de quarante élèves, de la maternelle au Certificat d'Etudes avec autorité et personne n'oserait lui désobéir. Bon sang, je me comporte comme ça quand j'ai peur. Mais la Maîtresse n'a pas peur, c'est impossible !

De sa voix sèche et cassante, mais à peine audible ce matin elle nous dit : "Il y a un absent, Jean-Pierre X. Il ne viendra pas aujourd'hui, ni demain, ni jamais." Je me dis qu'il est drôlement grand et que c'est normal de travailler aux champs. Elle reprend d'une voix de plus en plus rauque et saccadée : " Il a fait la chose la plus vile, la plus honteuse qui soit. Il n'a pas quatorze ans, il pouvait penser à l'avenir. Il s'est supprimé, il s'est suicidé en se pendant à l'échelle de la grange familiale. C'est vraiment scandaleux. Rien n'est plus lâche que d'attenter à sa vie !"

Nous sommes muets, atterrés, sonnés. Jean-Pierre ? Nous ne jouions pas avec lui, trop grand, trop triste, avec son visage long, ses grands yeux noirs et sa blouse sombre. Un pauvre quoi ! Comment est-ce que j'ose penser cela ? Moi la petite fille d'un jardinier ! Je n'en sais rien et pourtant je ressens cela si profondément que je me répète " Un pauvre quoi, il s'est suicidé parce qu'il était pauvre, sans espoir de s'en sortir, chef de famille d'une ribambelle de gosses et d'une mère veuve. Il l'a laissée dans de beaux draps sa mère !"

L'Institutrice continue : "Il est notre honte à tous ! Dites bien à vos parents que je vous interdis d'aller à son enterrement. Il est le mauvais exemple, la calamité de notre village ! Et maintenant sortez en récréation !" Elle rêve nous venons de rentrer. La classe reste assise, ne bouge pas. Elle redit avec force "Sortez !" Nous sortons.

Elle a tout faux notre Maîtresse, ce garçon effacé que nous ne fréquentions pas, devient un héros, un être exceptionnel pour tous. D'habitude à la récréation, il y a des clans, les garçons contre les filles au jeu de barres, les petits dans un coin, les grandes qui parlent sérieusement en marchant… A l'instant même où nous sommes dehors toute la classe s'agglutine dans le recoin près des "ouatères". Nous parlons de courage, de fierté, de volonté, de choses formidables. Oui, Jean-Pierre est devenu notre héros à nous.

La récréation dure et se prolonge et dure encore. Mais notre groupe soudé ne voit pas le temps passer. Venant d'horizons si différents, jamais nous n'avons été si proches les uns des autres... Et nous avons tellement de choses à dire à la gloire de notre copain. La récréation s'achève par un coup de sifflet strident : La Maîtresse perchée sur les marches de sa cuisine nous rappelle au travail. Elle nous fait rentrer comme d'habitude. J'ai tout bon à mes problèmes, comme d'habitude aussi. J'adore les problèmes ! A midi mon petit frère Dédé et moi, courons chez nos grands-parents et racontons tout. Maman dit : "L'Institutrice a peut-être raison d'avoir peur, peur que ce suicide fasse tache d'huile et que d'autres enfants suivent ce triste penchant, ce n'est pas un héros, mais un pauvre gosse si malheureux. Par contre si vous voulez aller à son enterrement j'irai avec vous et cela ne regarde pas votre maîtresse. D'ailleurs cela sera vite fait, pas de curé, pas d'église, directement au cimetière !"

Quelques jours plus tard, Monsieur le Maire, quelques personnes et surtout des enfants ont accompagné Jean-Pierre au cimetière. Il a eu droit à un petit coin, pas avec son père qui avait été enterré chrétiennement. Monsieur le Maire a dit que cette famille si éprouvée, si courageuse, avait besoin de soutien. Nous avons tenu parole. C'est la Guerre mais on se débrouille. Maman a taillé des petits manteaux chauds dans un vieux pardessus de Papa. Grand'Mère a fouillé dans sa travailleuse et a sorti de beaux gros boutons de nacre pour orner les devants. Maman a aussi fait le tri de toutes nos jolies affaires trop petites. Des femmes ont réuni des pelotons de laine et ont tricoté des pulls, des chaussettes, des moufles et des passe-montagnes (cagoules) de toutes les couleurs. Les hommes valides même âgés, en tous cas trop vieux pour faire la guerre, ont fait les foins. L'Institutrice laïque de l'enseignement public et les catholiques du village se sont liés avec le curé pour continuer à dénigrer ce geste. Monsieur le Maire, les laïques et les nombreux indifférents ont atténué la gravité du suicide dû au désespoir. Chaque matin, nous avons attendu les petits frères et sœurs de Jean-Pierre le long du grand portail afin de rentrer ensemble dans la cour. Nous ne les avons jamais laissés seuls aux récréations. Mais si Dédé y a mis sa magnifique joie, sans arrière-pensée, j'ai eu beaucoup de mal, à cause de … de l'odeur. Quelle odeur ? Peut-être celle de l'étable. C'est vrai que ces petits-là, si propres, si bien coiffés, une raie sur le côté pour les garçons, une chouquette pour les filles, dégagent une odeur qui me soulève le cœur. Je suis honteuse et malheureuse d'être si peu charitable. Je suis si bien habillée, je sens si bon avec mes deux gouttes d'eau de Cologne que Maman me glisse derrière les oreilles chaque matin, que je regarde avec un certain dédain tous ces gosses de la campagne si mal attifés.

Il paraît que Madame Barbier riche, celle qui nous fait le catéchisme, a envoyé dans le plus grand secret une bonne somme d'argent à la maman de Jean-Pierre. Celle qui était chargée de la discrète mission n'a pas tenu sa langue.

Lâcheté, a dit l'Institutrice. Ah ! Non ! Car nous les enfants, longtemps, très longtemps, envers et contre tout, nous avons continué à parler et à garder dans notre cœur Jean-Pierre notre Héros.

Montpellier, le 26 Juin 1999

Claudette Prévot
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