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28 XII 2015

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Enfance à Rueil en Brie

Boulli la cane

Les bêtises : la truie

Injustices

La lâcheté

Une autre bêtise : les bougies

La libération

Le martinet

Petit Edouard

Marie-Victoire

Le mariage de la fille du Maire

Un mémorable 14 juillet

Le mariage de la fille du Maire

Juin 1945 : La guerre tire à sa fin, cela se sent à l'attitude des gens, à leurs conversations. En fait il règne une certaine détente, mais dans la vie quotidienne rien n'a changé. Cependant aujourd'hui un grand événement se prépare à Reuil-en-Brie. Dans ce village, sans industries, privé d'hommes vraiment jeunes, les raisons de se réjouir sont plutôt minces, excepté bien sûr la communion solennelle chez Monsieur le Curé et la fête de fin d'année à l'école laïque. Pas de naissances, pas de baptêmes, pas de mariages.

A l'école nous sommes quarante élèves, de quatre à quatorze ans, garçons et filles ensemble. Tous ensemble ? Cela me surprend ! En ville, Ecoles de Filles et Ecoles de Garçons sont distinctes et entourées de murs imposants.

Une après-midi, Monsieur le Maire entre en classe, ce qui est totalement inhabituel et parle à voix basse avec l'Institutrice. Pourquoi vient-il en classe alors que la Maîtresse habite le logement jointif au bureau de la Mairie ? Le mari de la Maîtresse est adjoint au Maire et toutes ces personnes se côtoient chaque jour. A son entrée, nous nous sommes levés et mis au garde-à-vous dans les allées. Asseyez-vous dit-il avec force. En fait, c'est nous qu'il observe. Il me désigne et dit : "Cette petite m'a l'air dégourdi, je pense qu'elle fera l'affaire" puis il ajoute "prêtez-moi aussi sa voisine Odette, celle-là, je la connais, c'est la fille du gardien du Château. Merci." Et il disparaît comme il est venu avec assurance et autorité.

Odette, ma copine et rivale du cours moyen, est une belle fille blonde, grande, frisée, des joues bien remplies, des yeux clairs, des bras potelés rose-clair piquetés de petits points bruns. Elle a une particularité, ma copine, elle a une peau de lézard. C'est un peu comme s'il y avait trop de "viande" sous sa peau et que ça la fasse éclater. En réalité, sa peau est perpétuellement déshydratée, malgré les soins et les produits spéciaux octroyés par un médecin parisien de grande renommée. Elle ne va jamais au soleil, porte des manches longues, une jupe suffisamment grande pour rejoindre les chaussettes montantes. Mais quand elle veut me faire "rigoler" entre deux problèmes de partages inégaux, elle remonte un peu sa jupe, se tourne vers moi et étale ses jambes sous la table de vieux bois noirci. Mon rire fuse. La Maîtresse réagit et j'écope de deux problèmes supplémentaires puisque je les trouve si drôles. Je m'en moque, j'adore les problèmes. Par contre, je suis furieuse si elle m'octroie deux mauvais points car cela fait baisser ma moyenne qui est toujours la meilleure de ma section. Quand ma copine retrousse ses manches, je ris à m'étouffer sans pouvoir m'arrêter, je renifle, je ronfle, j'en perds le souffle, ma copine rit, les autres gamins aussi... La Maîtresse me flanque dans le couloir. Je continue à rire en compagnie des portemanteaux. A chaque fois que je repense à ce lézard rose, je recommence à rire et n'arrive pas à me calmer. Au bout d'un moment, je rentre discrètement en classe, juste à temps pour faire la dictée.

Tandis que la Maîtresse fait avaler la conjugaison aux élèves du C.E. ou qu'elle harponne les Grands du "Certif" avec des questions vicieuses du genre la tuberculose en France ou les monuments de la Grèce antique, nous les C.M., nous sommes abandonnés. Heureusement, ma copine et moi sommes deux bavardes incurables. Notre travail imposé est rapidement expédié, sans erreurs, propre, les traits bien droits, rien à redire. Mais que faire ? Interdiction absolue d'user les crayons, le papier, et même le bout de crayon d'ardoise. C'est encore les restrictions. La carte de points est toujours en vigueur pour obtenir ne serait-ce qu'un buvard quand le tien est tellement couvert d'encre violette qu'il ne peut plus rien absorber. Alors on papote… Et on rit. Pourtant les quelques fois où je me suis fait punir, Odette ne l'a jamais été. Cependant je crois sincèrement qu'à aucun moment elle ne l'a fait exprès. Elle en est bien incapable.

Bon ! Assez dit de bêtises. Monsieur le Maire nous a confié une mission de la plus haute importance. Il s'agit " d'avertir chaque citoyen de la commune que Paulette, sa fille, va convoler en justes noces avec Pierre, agriculteur courageux habitant un village voisin. " Suivent la date et l'heure de la cérémonie laïque. Odette et moi répétons plusieurs fois cette phrase pour ne pas en oublier la moitié. En fait, nous on s'arrange pour que les gens comprennent. Tu ne dis pas la même chose à Mme Barbier riche qu'à la pauvresse du coin. L'une t'enseigne le catéchisme dans les allées de sa somptueuse villa, l'autre se fait lire le courrier par le facteur. Les réactions des gens sont très différentes. La moitié s'en moque complètement. Certains trouvent que le Maire utilise de la main-d'œuvre pas chère. D'autres se montrent hostiles et nous envoient promener. D'autres entrebâillent leur porte, ne nous laissent même pas finir la phrase et nous claquent la porte au nez. Mais il y a tous les gens aimables, ceux qui nous font rentrer chez eux, ceux qui nous servent une boisson fraîche, qui nous donnent des pastilles, une rondelle de Zan avec une perle au milieu, des cachous, une barrette, un bout de ruban. Bref ! Des gentils !

Nous nous acquittons consciencieusement de notre tâche, n'omettant aucune maison, grande ou petite, villa ou masure. Il fait un temps superbe et cette mission est des plus agréables. Nous avons parcouru la rue principale et nous arrivons presque au bout. Nous venons de sortir du Petit Café qui fait l'angle entre la rue et la sente qui descend à la Marne. Sur la gauche, en allant vers Luzancy, il n'y a déjà plus de maisons. A droite, quelques belles villas restent à visiter. Nous nous rendons d'abord chez la jeune infirme. Elle est très belle, un visage de madone, des cheveux superbes. Elle a vingt ans, une famille aisée. Mais elle n'ira jamais au bal, elle ne se mariera pas. Elle passe ses journées dans un fauteuil roulant, fait la sieste à l'ombre sur une chaise longue rigide puis sa dame de compagnie la couche. Il n'y a rien à faire. Au moment de sonner, nous hésitons puis nous nous enfuyons comme des fautives. Ni Odette ni moi ne voulons faire de la peine à cette jeune condamnée. Monsieur le Maire fera ce qu'il jugera bon.

Enfin plus que deux visites pour aujourd'hui, demain nous ferons l'intérieur du village. "Nous y sommes," dit ma copine. Une grille basse en fer forgé, un portillon pour les piétons, un portail à deux battants pour les voitures s'ouvrent sur les pelouses. Les massifs de fleurs, ronds et colorés, apportent une note de gaieté à cette présentation parfaitement ordonnée. "Un vrai jardin de curé" a dit Maman, un jour que nous nous promenions par-là. En tous cas, une jolie villa comme j'aimerais en avoir une plus tard. Pas de sonnette. Le portillon n'est pas fermé, nous avançons dans l'allée en pente douce jusqu'à une porte-fenêtre de plain-pied. De chaque côté de cette porte courent de petits buissons bas, genre buis bien taillés. Je pose mon index plié sur le carreau, prête à frapper, mais je pousse un cri strident. Quelque chose m'a piqué derrière la cheville. Je m'affole et pense immédiatement à une vipère tant la douleur est intense. Odette me crie "non, pas une vipère, un chien." "Quel chien ? Je n'ai pas vu de chien !" "Mais si, un tout petit chien qui est sorti des buissons sans aboyer. Je l'ai aperçu juste au moment où il te mordait. Je n'ai rien pu faire".

Les propriétaires arrivent alertés par mes cris. Ils nous font entrer dans le salon et nous font asseoir. Gentiment le propriétaire retire ma sandalette, et, avec mille précautions fait glisser la socquette déchiquetée. Il constate que ma cheville est sérieusement abîmée. Je regarde et cela me porte au cœur. Juste au-dessus du talon, quatre trous, bien profonds laissent apparaître la chair et la graisse sanguinolentes. Sa femme reste pétrifiée. "Allez donc chercher de quoi nettoyer, ainsi que des bandages" lui ordonne-t-il. Elle semble sortir d'un nuage et bouge enfin. Avec beaucoup de douceur il désinfecte les plaies. Il fait un bandage bien serré qui forme un élégant entrelacs. Il me soulève et me met debout. "Essayez de marcher" dit-il. Je ne peux pas, le bas de ma jambe est raide. Il pense que le pansement est trop serré, le détend puis l'enlève complètement. "Essayez encore." Je ne peux pas. Il me fait un nouveau bandage bien souple et me ramène chez mes grands-parents.

A la vue de cette voiture qui glisse lentement sous l'allée des vieux pommiers, ma famille s'affole. Le propriétaire du chien essaie d'être rassurant. Il a apporté les certificats de vaccination de son hargneux microbe. C'est la troisième fois qu'il mord. Avant moi, le facteur et une vieille femme ont eu droit à ses crocs acérés. Il promet de s'en séparer malgré le chagrin que cela va faire à sa femme. Grand'Mère, petite mais persuasive, dit : " Si vous ne le faites pas, croyez-moi, je saurais m'en occuper." Grand'Mère malgré la disparition récente de mon Pépé Arthur, n'a rien perdu de son énergie. Il a pensé à tout, le maître du gentil toutou. Il a téléphoné à son médecin exerçant à La Ferté. Celui-ci doit arriver d'un moment à l'autre. Il attend et exprime ses regrets. Il va payer la visite du médecin et tous les autres frais, s'il y en a. Dans la pénombre de la cuisine, la chaleur monte et l'orage menace. La réprobation familiale se fait sentir.

Puis soudain, Grand'Mère change d'attitude, disparaît, descend à la cave, remonte vivement et ouvre une excellente bouteille de cidre bouché. "La dernière production de mon mari" dit-elle d'une voix légèrement enrouée. Chacun apprécie cette boisson fraîche tandis que j'avale d'énormes quantités d'eau. Maman monte m'allonger dans la chambre du haut. Le médecin arrive enfin. Après un examen approfondi, il déclare : "Elle l'a échappé belle, à deux petits millimètres près, le tendon était sectionné. Interdiction absolue de la faire marcher. Je vais lui faire un bandage très serré. Portez la pour aller aux toilettes. D'ailleurs ça ne doit pas poser de problème. A première vue, elle n'est pas bien lourde cette gamine."

Je reste seule. Etalée sur ce lit qui n'est pas le mien, là-haut loin de ma famille je suis soudain prise d'une panique, d'une angoisse indescriptibles. Je hurle : "Maman, Maman, viens vite je vais mourir. Elle se précipite et grimpe l'escalier. Elle essaie de me calmer. Je bafouille, j'essaie de lui expliquer ce qui m'arrive. Alors, malgré ma jambe, je me secoue, je roule à droite, puis à gauche et je lui dis : "Ecoute mon estomac, c'est plein de choses bizarres là-dedans. Je vais mourir". Maman me regarde un court instant puis totalement rassurée, éclate de rire en me serrant très fort. "Tu as tellement bu depuis ton accident que le liquide remue avec toi. Dors un peu et à ton réveil tu n'entendras plus aucun glouglou. Elle reste un peu, puis s'éclipse. Longtemps après, je vois le visage de Mémé penché sur moi, j'ouvre un œil et lui serre le cou très fort. Elle grommelle : " Ce n'est pas la peine d'être si riche et d'être si bête. Si j'étais un homme je la materais moi sa capricieuse de bonne femme ! Et sur ces bonnes paroles Mémé dévale l'escalier de bois verni et retourne à sa cuisine.

Dès le lendemain, Monsieur le Maire, mis au courant vient me rendre visite. " Pas question de te dispenser du mariage, tu es demoiselle d'honneur, on se débrouillera mais tu y seras."

Les journées s'écoulent interminables. Je suis gâtée, mais moi qui remue toujours comme un ver de terre, vous pensez si cette position allongée me convient ! Parfois quand je suis certaine d'être seule, j'essaie de me laisser glisser le long du matelas, mais j'ai peur de ne pouvoir remonter et j'arrête là ma tentative… Et les journées s'écoulent interminables.

Maman et Mémé Caroline m'ont confectionné une superbe robe longue. Elles pensent avoir terminé mais moi si menue à l'ordinaire, j'ai tellement fondu depuis que je reste au lit qu'elles sont obligées de rajouter des fronces et des plis tout autour de la taille. Je ne dis rien, mais en m'observant dans l'armoire à glace juste en face du lit, je trouve que je ressemble à une boîte de dragées de baptême. Finalement, elles décident de refaire entièrement la jupe en supprimant du tissu. Ouf !

16 Juin 1945 : Le grand jour est arrivé. Assise dans la cuisine, bien droite je me laisse friser. Le fer à friser en métal est enfilé dans le foyer de la cuisinière. A l'aide d'un chiffon Maman le sort de temps à autre. Elle l'essuie, attrape une mèche de cheveux et fait une anglaise, puis une autre. Le fer refroidit vite. Elle recommence l'opération. Malgré mon manque de volume, cette coiffure prend du temps. Enfin elle me plante un joli diadème de petites fleurs bleues et roses assorti à la robe sur le sommet du crâne et me tend une glace. Rien à redire, je suis superbe. La robe est parfaite. La jupe est parsemée de bouquets de fleurettes de couleurs tendres que Maman a achetés chez la modiste. (C'est la dame qui fait des chapeaux). Pour compléter cette toilette j'enfile une paire de gants blancs très doux et serre très fort un faux petit bouquet rond entouré d'une collerette. Une resplendissante chaussure d'un pied, l'autre, orphelin n'a droit à rien. De toutes façons ma robe longue cache un peu l'étrangeté du bas de ma silhouette. Tata Nénette, la femme de Tonton Fernand m'a fait apprendre un compliment, avec les gestes et tout. Je le sais par cœur. C'est long mais je mime cela très bien. Cela s'appelle : "Comment j'ai connu Pierre" et ça tombe très bien parce que le marié s'appelle Pierre.

Je suis prête. Le frère de la mariée, un jeune homme qui me paraît géant, vient me chercher à la maison. Il m'attrape d'une brassée et me jette par-dessus ses épaules. Et me voici sur un cheval rigolard qui part en caracolant. Mon diadème se met de travers, Maman crie je ne sais quoi mais nous disparaissons rapidement par le petit chemin de traverse. Rapidement nous rejoignons les autres à la mairie. Nous sommes les derniers. Mon cheval me dépose sur une chaise tout au fond de la salle. D'où je suis, je n'aperçois pas les mariés. Dommage ! J'arrange ma robe un peu froissée. La cérémonie peut commencer.

C'est un peu long surtout que tout le village tient à se montrer, les amis du maire mais aussi ceux qui ne sont pas du tout d'accord avec lui. Après tous ces compliments, le cortège peut enfin se former. C'est encore la guerre et personne n'a de voitures, sauf le médecin et des gens très importants. Monsieur le Maire très fier, sa fille à son bras, part en tête lentement pour parcourir les deux kilomètres qui séparent Reuil de La Ferté. Le pauvre marié est relégué en queue du cortège, loin de sa jeune épousée. Nous allons au grand restaurant chic de La Ferté. Et moi heureuse je retrouve mon cheval. Je me tiens solidement à son cou mais mon bouquet le gratouille. D'un geste vif il l'attrape et le fourre dans sa poche. Au restaurant il me dépose sans ménagement sur une vieille chaise de bistro et sort de sa poche une chose innommable, sans forme. Le fou rire nous prend et attire des regards interrogateurs. A la poubelle le bouquet !

Le repas est interminable. Les gosses désertent rapidement notre table ronde et courent partout. Moi, immobile avec ma jambe raide, je les envie. Vers la fin de l'après-midi c'est l'arrivée de la pièce montée qui rassoit tout le monde. Je vais pouvoir enfin dire mon compliment. Deux messieurs bien habillés me font la "chaise à porteur" et m'installent face aux mariés. Au début, je tremble et parle tout bas. Plus fort ! Fait une grosse voix. Je recommence, fais tous les gestes et garde mon assurance jusqu'à la fin. Je suis très applaudie. Certains veulent que je le redise. D'autres me posent des tas de questions : Où, quoi, comment ? Je réponds du mieux que je peux. Je suis fatiguée. On me ramène enfin à ma chaise.

Les gens boivent et chantent en cœur "La Madelon, Les montagnards, le petit vin blanc…" Puis c'est au tour de chacun, de se lancer dans la romance. Ca dure un temps infini.

La suite du mariage de la fille du Maire ? Je n'en sais rien ! Le lendemain vers midi Maman a ouvert le grand volet de bois sur un ciel radieux et un soleil éblouissant. Elle a déposé sur l'édredon un plateau avec un bol de lait de chèvre bien chaud et des tartines grillées. J'ai tout mangé, ce qui est croyez-moi tout à fait exceptionnel. Mais Maman n'est redescendue qu'après avoir écouté un compte-rendu détaillé depuis le départ sur mon cheval caracolant jusqu'aux applaudissements bien mérités pour ce compliment intitulé "Comment j'ai connu Pierre".

Il m'a fallu plusieurs mois pour remarcher sans trop tirer la jambe. Mais j'ai pu préparer activement un 14 Juillet mémorable avec tous mes copains de l'Ecole.

Achevé à Montpellier le 27 Novembre 2001

Claudette Prévot
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