Juin 1945 : La guerre tire à sa
fin, cela se sent à l'attitude des
gens, à leurs conversations. En fait
il règne une certaine détente,
mais dans la vie quotidienne rien n'a changé.
Cependant aujourd'hui un grand événement
se prépare à Reuil-en-Brie.
Dans ce village, sans industries, privé
d'hommes vraiment jeunes, les raisons de
se réjouir sont plutôt minces,
excepté bien sûr la communion
solennelle chez Monsieur le Curé
et la fête de fin d'année à
l'école laïque. Pas de naissances,
pas de baptêmes, pas de mariages.
A l'école nous sommes quarante élèves,
de quatre à quatorze ans, garçons
et filles ensemble. Tous ensemble ? Cela
me surprend ! En ville, Ecoles de Filles
et Ecoles de Garçons sont distinctes
et entourées de murs imposants.
Une après-midi, Monsieur le Maire
entre en classe, ce qui est totalement inhabituel
et parle à voix basse avec l'Institutrice.
Pourquoi vient-il en classe alors que la
Maîtresse habite le logement jointif
au bureau de la Mairie ? Le mari de la Maîtresse
est adjoint au Maire et toutes ces personnes
se côtoient chaque jour. A son entrée,
nous nous sommes levés et mis au
garde-à-vous dans les allées.
Asseyez-vous dit-il avec force. En fait,
c'est nous qu'il observe. Il me désigne
et dit : "Cette petite m'a l'air dégourdi,
je pense qu'elle fera l'affaire" puis
il ajoute "prêtez-moi aussi sa
voisine Odette, celle-là, je la connais,
c'est la fille du gardien du Château.
Merci." Et il disparaît comme
il est venu avec assurance et autorité.
Odette, ma copine et rivale du cours moyen,
est une belle fille blonde, grande, frisée,
des joues bien remplies, des yeux clairs,
des bras potelés rose-clair piquetés
de petits points bruns. Elle a une particularité,
ma copine, elle a une peau de lézard.
C'est un peu comme s'il y avait trop de
"viande" sous sa peau et que ça
la fasse éclater. En réalité,
sa peau est perpétuellement déshydratée,
malgré les soins et les produits
spéciaux octroyés par un médecin
parisien de grande renommée. Elle
ne va jamais au soleil, porte des manches
longues, une jupe suffisamment grande pour
rejoindre les chaussettes montantes. Mais
quand elle veut me faire "rigoler"
entre deux problèmes de partages
inégaux, elle remonte un peu sa jupe,
se tourne vers moi et étale ses jambes
sous la table de vieux bois noirci. Mon
rire fuse. La Maîtresse réagit
et j'écope de deux problèmes
supplémentaires puisque je les trouve
si drôles. Je m'en moque, j'adore
les problèmes. Par contre, je suis
furieuse si elle m'octroie deux mauvais
points car cela fait baisser ma moyenne
qui est toujours la meilleure de ma section.
Quand ma copine retrousse ses manches, je
ris à m'étouffer sans pouvoir
m'arrêter, je renifle, je ronfle,
j'en perds le souffle, ma copine rit, les
autres gamins aussi... La Maîtresse
me flanque dans le couloir. Je continue
à rire en compagnie des portemanteaux.
A chaque fois que je repense à ce
lézard rose, je recommence à
rire et n'arrive pas à me calmer.
Au bout d'un moment, je rentre discrètement
en classe, juste à temps pour faire
la dictée.
Tandis que la Maîtresse fait avaler
la conjugaison aux élèves
du C.E. ou qu'elle harponne les Grands du
"Certif" avec des questions vicieuses
du genre la tuberculose en France ou les
monuments de la Grèce antique, nous
les C.M., nous sommes abandonnés.
Heureusement, ma copine et moi sommes deux
bavardes incurables. Notre travail imposé
est rapidement expédié, sans
erreurs, propre, les traits bien droits,
rien à redire. Mais que faire ? Interdiction
absolue d'user les crayons, le papier, et
même le bout de crayon d'ardoise.
C'est encore les restrictions. La carte
de points est toujours en vigueur pour obtenir
ne serait-ce qu'un buvard quand le tien
est tellement couvert d'encre violette qu'il
ne peut plus rien absorber. Alors on papote
Et on rit. Pourtant les quelques fois où
je me suis fait punir, Odette ne l'a jamais
été. Cependant je crois sincèrement
qu'à aucun moment elle ne l'a fait
exprès. Elle en est bien incapable.
Bon ! Assez dit de bêtises. Monsieur
le Maire nous a confié une mission
de la plus haute importance. Il s'agit "
d'avertir chaque citoyen de la commune que
Paulette, sa fille, va convoler en justes
noces avec Pierre, agriculteur courageux
habitant un village voisin. " Suivent
la date et l'heure de la cérémonie
laïque. Odette et moi répétons
plusieurs fois cette phrase pour ne pas
en oublier la moitié. En fait, nous
on s'arrange pour que les gens comprennent.
Tu ne dis pas la même chose à
Mme Barbier riche qu'à la pauvresse
du coin. L'une t'enseigne le catéchisme
dans les allées de sa somptueuse
villa, l'autre se fait lire le courrier
par le facteur. Les réactions des
gens sont très différentes.
La moitié s'en moque complètement.
Certains trouvent que le Maire utilise de
la main-d'uvre pas chère. D'autres
se montrent hostiles et nous envoient promener.
D'autres entrebâillent leur porte,
ne nous laissent même pas finir la
phrase et nous claquent la porte au nez.
Mais il y a tous les gens aimables, ceux
qui nous font rentrer chez eux, ceux qui
nous servent une boisson fraîche,
qui nous donnent des pastilles, une rondelle
de Zan avec une perle au milieu, des cachous,
une barrette, un bout de ruban. Bref ! Des
gentils !
Nous nous acquittons consciencieusement
de notre tâche, n'omettant aucune
maison, grande ou petite, villa ou masure.
Il fait un temps superbe et cette mission
est des plus agréables. Nous avons
parcouru la rue principale et nous arrivons
presque au bout. Nous venons de sortir du
Petit Café qui fait l'angle entre
la rue et la sente qui descend à
la Marne. Sur la gauche, en allant vers
Luzancy, il n'y a déjà plus
de maisons. A droite, quelques belles villas
restent à visiter. Nous nous rendons
d'abord chez la jeune infirme. Elle est
très belle, un visage de madone,
des cheveux superbes. Elle a vingt ans,
une famille aisée. Mais elle n'ira
jamais au bal, elle ne se mariera pas. Elle
passe ses journées dans un fauteuil
roulant, fait la sieste à l'ombre
sur une chaise longue rigide puis sa dame
de compagnie la couche. Il n'y a rien à
faire. Au moment de sonner, nous hésitons
puis nous nous enfuyons comme des fautives.
Ni Odette ni moi ne voulons faire de la
peine à cette jeune condamnée.
Monsieur le Maire fera ce qu'il jugera bon.
Enfin plus que deux visites pour aujourd'hui,
demain nous ferons l'intérieur du
village. "Nous y sommes," dit
ma copine. Une grille basse en fer forgé,
un portillon pour les piétons, un
portail à deux battants pour les
voitures s'ouvrent sur les pelouses. Les
massifs de fleurs, ronds et colorés,
apportent une note de gaieté à
cette présentation parfaitement ordonnée.
"Un vrai jardin de curé"
a dit Maman, un jour que nous nous promenions
par-là. En tous cas, une jolie villa
comme j'aimerais en avoir une plus tard.
Pas de sonnette. Le portillon n'est pas
fermé, nous avançons dans
l'allée en pente douce jusqu'à
une porte-fenêtre de plain-pied. De
chaque côté de cette porte
courent de petits buissons bas, genre buis
bien taillés. Je pose mon index plié
sur le carreau, prête à frapper,
mais je pousse un cri strident. Quelque
chose m'a piqué derrière la
cheville. Je m'affole et pense immédiatement
à une vipère tant la douleur
est intense. Odette me crie "non, pas
une vipère, un chien." "Quel
chien ? Je n'ai pas vu de chien !"
"Mais si, un tout petit chien qui est
sorti des buissons sans aboyer. Je l'ai
aperçu juste au moment où
il te mordait. Je n'ai rien pu faire".
Les propriétaires arrivent alertés
par mes cris. Ils nous font entrer dans
le salon et nous font asseoir. Gentiment
le propriétaire retire ma sandalette,
et, avec mille précautions fait glisser
la socquette déchiquetée.
Il constate que ma cheville est sérieusement
abîmée. Je regarde et cela
me porte au cur. Juste au-dessus du
talon, quatre trous, bien profonds laissent
apparaître la chair et la graisse
sanguinolentes. Sa femme reste pétrifiée.
"Allez donc chercher de quoi nettoyer,
ainsi que des bandages" lui ordonne-t-il.
Elle semble sortir d'un nuage et bouge enfin.
Avec beaucoup de douceur il désinfecte
les plaies. Il fait un bandage bien serré
qui forme un élégant entrelacs.
Il me soulève et me met debout. "Essayez
de marcher" dit-il. Je ne peux pas,
le bas de ma jambe est raide. Il pense que
le pansement est trop serré, le détend
puis l'enlève complètement.
"Essayez encore." Je ne peux pas.
Il me fait un nouveau bandage bien souple
et me ramène chez mes grands-parents.
A la vue de cette voiture qui glisse lentement
sous l'allée des vieux pommiers,
ma famille s'affole. Le propriétaire
du chien essaie d'être rassurant.
Il a apporté les certificats de vaccination
de son hargneux microbe. C'est la troisième
fois qu'il mord. Avant moi, le facteur et
une vieille femme ont eu droit à
ses crocs acérés. Il promet
de s'en séparer malgré le
chagrin que cela va faire à sa femme.
Grand'Mère, petite mais persuasive,
dit : " Si vous ne le faites pas, croyez-moi,
je saurais m'en occuper." Grand'Mère
malgré la disparition récente
de mon Pépé Arthur, n'a rien
perdu de son énergie. Il a pensé
à tout, le maître du gentil
toutou. Il a téléphoné
à son médecin exerçant
à La Ferté. Celui-ci doit
arriver d'un moment à l'autre. Il
attend et exprime ses regrets. Il va payer
la visite du médecin et tous les
autres frais, s'il y en a. Dans la pénombre
de la cuisine, la chaleur monte et l'orage
menace. La réprobation familiale
se fait sentir.
Puis soudain, Grand'Mère change
d'attitude, disparaît, descend à
la cave, remonte vivement et ouvre une excellente
bouteille de cidre bouché. "La
dernière production de mon mari"
dit-elle d'une voix légèrement
enrouée. Chacun apprécie cette
boisson fraîche tandis que j'avale
d'énormes quantités d'eau.
Maman monte m'allonger dans la chambre du
haut. Le médecin arrive enfin. Après
un examen approfondi, il déclare
: "Elle l'a échappé belle,
à deux petits millimètres
près, le tendon était sectionné.
Interdiction absolue de la faire marcher.
Je vais lui faire un bandage très
serré. Portez la pour aller aux toilettes.
D'ailleurs ça ne doit pas poser de
problème. A première vue,
elle n'est pas bien lourde cette gamine."
Je reste seule. Etalée sur ce lit
qui n'est pas le mien, là-haut loin
de ma famille je suis soudain prise d'une
panique, d'une angoisse indescriptibles.
Je hurle : "Maman, Maman, viens vite
je vais mourir. Elle se précipite
et grimpe l'escalier. Elle essaie de me
calmer. Je bafouille, j'essaie de lui expliquer
ce qui m'arrive. Alors, malgré ma
jambe, je me secoue, je roule à droite,
puis à gauche et je lui dis : "Ecoute
mon estomac, c'est plein de choses bizarres
là-dedans. Je vais mourir".
Maman me regarde un court instant puis totalement
rassurée, éclate de rire en
me serrant très fort. "Tu as
tellement bu depuis ton accident que le
liquide remue avec toi. Dors un peu et à
ton réveil tu n'entendras plus aucun
glouglou. Elle reste un peu, puis s'éclipse.
Longtemps après, je vois le visage
de Mémé penché sur
moi, j'ouvre un il et lui serre le
cou très fort. Elle grommelle : "
Ce n'est pas la peine d'être si riche
et d'être si bête. Si j'étais
un homme je la materais moi sa capricieuse
de bonne femme ! Et sur ces bonnes paroles
Mémé dévale l'escalier
de bois verni et retourne à sa cuisine.
Dès le lendemain, Monsieur le Maire,
mis au courant vient me rendre visite. "
Pas question de te dispenser du mariage,
tu es demoiselle d'honneur, on se débrouillera
mais tu y seras."
Les journées s'écoulent interminables.
Je suis gâtée, mais moi qui
remue toujours comme un ver de terre, vous
pensez si cette position allongée
me convient ! Parfois quand je suis certaine
d'être seule, j'essaie de me laisser
glisser le long du matelas, mais j'ai peur
de ne pouvoir remonter et j'arrête
là ma tentative
Et les journées
s'écoulent interminables.
Maman et Mémé Caroline m'ont
confectionné une superbe robe longue.
Elles pensent avoir terminé mais
moi si menue à l'ordinaire, j'ai
tellement fondu depuis que je reste au lit
qu'elles sont obligées de rajouter
des fronces et des plis tout autour de la
taille. Je ne dis rien, mais en m'observant
dans l'armoire à glace juste en face
du lit, je trouve que je ressemble à
une boîte de dragées de baptême.
Finalement, elles décident de refaire
entièrement la jupe en supprimant
du tissu. Ouf !
16 Juin 1945 : Le grand jour est arrivé.
Assise dans la cuisine, bien droite je me
laisse friser. Le fer à friser en
métal est enfilé dans le foyer
de la cuisinière. A l'aide d'un chiffon
Maman le sort de temps à autre. Elle
l'essuie, attrape une mèche de cheveux
et fait une anglaise, puis une autre. Le
fer refroidit vite. Elle recommence l'opération.
Malgré mon manque de volume, cette
coiffure prend du temps. Enfin elle me plante
un joli diadème de petites fleurs
bleues et roses assorti à la robe
sur le sommet du crâne et me tend
une glace. Rien à redire, je suis
superbe. La robe est parfaite. La jupe est
parsemée de bouquets de fleurettes
de couleurs tendres que Maman a achetés
chez la modiste. (C'est la dame qui fait
des chapeaux). Pour compléter cette
toilette j'enfile une paire de gants blancs
très doux et serre très fort
un faux petit bouquet rond entouré
d'une collerette. Une resplendissante chaussure
d'un pied, l'autre, orphelin n'a droit à
rien. De toutes façons ma robe longue
cache un peu l'étrangeté du
bas de ma silhouette. Tata Nénette,
la femme de Tonton Fernand m'a fait apprendre
un compliment, avec les gestes et tout.
Je le sais par cur. C'est long mais
je mime cela très bien. Cela s'appelle
: "Comment j'ai connu Pierre"
et ça tombe très bien parce
que le marié s'appelle Pierre.
Je suis prête. Le frère de
la mariée, un jeune homme qui me
paraît géant, vient me chercher
à la maison. Il m'attrape d'une brassée
et me jette par-dessus ses épaules.
Et me voici sur un cheval rigolard qui part
en caracolant. Mon diadème se met
de travers, Maman crie je ne sais quoi mais
nous disparaissons rapidement par le petit
chemin de traverse. Rapidement nous rejoignons
les autres à la mairie. Nous sommes
les derniers. Mon cheval me dépose
sur une chaise tout au fond de la salle.
D'où je suis, je n'aperçois
pas les mariés. Dommage ! J'arrange
ma robe un peu froissée. La cérémonie
peut commencer.
C'est un peu long surtout que tout le village
tient à se montrer, les amis du maire
mais aussi ceux qui ne sont pas du tout
d'accord avec lui. Après tous ces
compliments, le cortège peut enfin
se former. C'est encore la guerre et personne
n'a de voitures, sauf le médecin
et des gens très importants. Monsieur
le Maire très fier, sa fille à
son bras, part en tête lentement pour
parcourir les deux kilomètres qui
séparent Reuil de La Ferté.
Le pauvre marié est relégué
en queue du cortège, loin de sa jeune
épousée. Nous allons au grand
restaurant chic de La Ferté. Et moi
heureuse je retrouve mon cheval. Je me tiens
solidement à son cou mais mon bouquet
le gratouille. D'un geste vif il l'attrape
et le fourre dans sa poche. Au restaurant
il me dépose sans ménagement
sur une vieille chaise de bistro et sort
de sa poche une chose innommable, sans forme.
Le fou rire nous prend et attire des regards
interrogateurs. A la poubelle le bouquet !
Le repas est interminable. Les gosses désertent
rapidement notre table ronde et courent
partout. Moi, immobile avec ma jambe raide,
je les envie. Vers la fin de l'après-midi
c'est l'arrivée de la pièce
montée qui rassoit tout le monde.
Je vais pouvoir enfin dire mon compliment.
Deux messieurs bien habillés me font
la "chaise à porteur" et
m'installent face aux mariés. Au
début, je tremble et parle tout bas.
Plus fort ! Fait une grosse voix. Je recommence,
fais tous les gestes et garde mon assurance
jusqu'à la fin. Je suis très
applaudie. Certains veulent que je le redise.
D'autres me posent des tas de questions
: Où, quoi, comment ? Je réponds
du mieux que je peux. Je suis fatiguée.
On me ramène enfin à ma chaise.
Les gens boivent et chantent en cur
"La Madelon, Les montagnards, le petit
vin blanc
" Puis c'est au tour
de chacun, de se lancer dans la romance.
Ca dure un temps infini.
La suite du mariage de la fille du Maire
? Je n'en sais rien ! Le lendemain vers
midi Maman a ouvert le grand volet de bois
sur un ciel radieux et un soleil éblouissant.
Elle a déposé sur l'édredon
un plateau avec un bol de lait de chèvre
bien chaud et des tartines grillées.
J'ai tout mangé, ce qui est croyez-moi
tout à fait exceptionnel. Mais Maman
n'est redescendue qu'après avoir
écouté un compte-rendu détaillé
depuis le départ sur mon cheval caracolant
jusqu'aux applaudissements bien mérités
pour ce compliment intitulé "Comment
j'ai connu Pierre".
Il m'a fallu plusieurs mois pour remarcher
sans trop tirer la jambe. Mais j'ai pu préparer
activement un 14 Juillet mémorable
avec tous mes copains de l'Ecole.
Achevé à
Montpellier le 27 Novembre 2001 |