J'ai neuf ans. Maman a un esprit net et
précis. Tu pars de là et tu
vas là. Ne le répétez
pas, mais je trouve que dans la tête
de Maman ça doit être aussi
organisé, aussi sûr que tous
les maillons de la chaîne d'arpenteur
qu'on étudie en ce moment à
l'école. Elle coud très bien,
fait du crochet et me tricote de jolies
socquettes blanches à trou-trou.
Je suis certainement la petite fille la
mieux habillée de cette école
de campagne.
Pourtant, vers la mi-juin, c'est l'horreur.
Ma Mère fait des choses stupides.
Elle pose sur la table de cuisine tous les
vêtements d'été de toute
la famille. Et devinez ce qu'elle ose faire
? Elle coud, mais je n'ose pas le dire,
elle coud les plus gros, les plus horribles
boutons-pression qu'elle trouve dans la
boîte à couture. Elle les coud
joyeusement, en fredonnant. Chaque vêtement
reçoit un pression.
Ma Mère est devenue folle, pour
moi, c'est évident. Les pressions,
je sais ce que c'est. Chaque matin je me
tortille les bras derrière la tête,
mais une fois que les deux parties métalliques
se sont enfin rencontrées, on ne
les voit plus du tout.
Mais là, je suis prise de panique.
En effet, dans la ville voisine, il y avait
au début de la guerre, un monsieur
très gentil ; il vendait des chevaux.
Puis, un jour il n'a plus eu de chevaux
mais il portait une étoile jaune
au creux de son épaule gauche. Et
puis, on n'a plus revu Monsieur Baumann...
Qu'arrive-t-il donc à ma pauvre Maman
? Et en plus, elle chante ! elle a dû
trop attendre le retour de Papa, prisonnier
depuis si longtemps...
Tout s'éclaire enfin, tout devient
lumineux, le jour où elle se décide
à sortir ses crochets, à fouiller
dans la " travailleuse " et à
en ressortir tous les pelotons de laine
rouge, blanche ou bleue qu'elle peut trouver.
Elle confectionne de merveilleuses roses
; ses crochets se balancent d'avant en arrière,
à toute allure. Il y a d'abord la
grande corolle bien aplatie, aux pétales
arrondis puis la corolle blanche, légèrement
retroussée, enfin un petit cur
de rose tout replié sur lui- même.
Elle chante, elle rit, ma Mère, elle
fait des cocardes tricolores. Il y en a
partout, elle coud l'autre partie des boutons-pression
sur ces fleurs si belles. Je retrouve ma
Mère, nette et précise.
Elle aurait quand même pu nous dire
qu'elle préparait LA LIBERATION !!!
Sacrée Maman...
Montpellier, entre Noël
et le jour de l'An 1995 |