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28 XII 2015

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Enfance à Rueil en Brie

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La libération

Le martinet

Petit Edouard

Marie-Victoire

Le mariage de la fille du Maire

Un mémorable 14 juillet

Petit Edouard

Petit Edouard, est fils unique, beau, frisé, un regard magnifique. Son Papa est l'un des plus grands couturiers parisiens qui exerce encore en 1941. Bien que très fortuné et très occupé, c'est un homme charmant, courtois, patient, et il montre une grande gentillesse avec tous les enfants. Sa femme est aussi belle que la Sainte Vierge de Lourdes que j'ai vue dans la petite église du village. Elle doit trouver bizarre cette gamine si fluette qui la regarde avec tant d'admiration. C'est la jolie fée blonde de mon livre de contes ! Son mari semble plus âgé qu'elle mais ils ont des gestes et des regards très tendres.

Ils ont un fils, ce qui est merveilleux à leurs yeux. A leurs yeux seulement, car, Petit Edouard est un cauchemar pour le reste de la terre... Il a deux ans et c'est vraiment un enfant dont personne ne vient à bout. Ses nurses défilent aussi vite que la présentation de la collection de printemps. Elles font des efforts désespérés pendant huit jours, elles craquent, et restent jusqu'à la fin du mois pour être payées...

Cet enfant est si beau qu'on croirait voir le chérubin joufflu et potelé de l'église. Mais il crie, mais il hurle, mais il tape, mais il mord, mais il te jette dessus tout ce qu'il trouve, ce tendre chérubin-là ! Cela dépasse et de beaucoup les caprices d'enfant trop gâté. Parfois quand il se met vraiment en colère, tout seul et sans raison apparente, il s'étouffe, devient violet et tombe évanoui. Il faut le réanimer.

Quand il arrive à la campagne, chez les amis de ses parents, tout le monde fuit. Isabelle et Patrick, les petits enfants s'éloignent. A plusieurs reprises je l'ai vu faire une chose étrange à mes yeux d'enfant. Face à l'office, la maison du jardinier présente un mur obscur, sans fenêtre aucune. Ce jeune bébé se poste devant les marches de l'office, prend son élan et fonce tête baissée dans le mur. Si le choc n'a pas été assez violent pour qu'il tombe assis par terre, il continue par saccades à heurter sa tête contre le mur. Ses parents ont acheté une grosse rondelle en caoutchouc marron pour le protéger. Mais Petit Edouard avec une force incroyable arrache tout.

Un jour que j'essayais de lui éviter le choc contre le mur, il a planté ses petites dents neuves et tranchantes dans ma main droite et a continué sa course. Ce jour-là il s'est assommé et moi j'ai hurlé parce que je saignais.

Cinquante ans après je porte encore la marque de ma rencontre avec Petit Edouard.

Petit Edouard vient toujours avec ses parents. Mais, aujourd'hui le chauffeur de la traction avant noire ouvre la porte arrière à Petit Edouard et à sa nouvelle nurse. Le gros bébé joufflu a maintenant trois ans. Il semble plus calme qu'à l'ordinaire. Il joue paisiblement sur la pelouse ombragée par le sapin géant. Il ramasse les pommes de pin. La nurse d'Isabelle et Patrick a sorti deux chaises. Les deux femmes tricotent et les enfants ne s'éloignent pas. Une bonne journée en somme !

Petit Edouard est comme le temps, très changeant, très orageux. Deux dimanches déjà qu'il est là, seul avec sa nurse. Ses parents ne sont pas venus se détendre dans cette campagne briarde qu'ils affectionnent. Je trouve cela bizarre, mais je me dis que la nouvelle collection est pour bientôt.

Cette nuit, Petit Edouard crie : " Maman ! Maman ! ". Il hurle : " Maman, reviens, ne t'en va pas, reste-là, où que tu vas ? "

La nurse essaie de le calmer, de le consoler, elle lui parle avec tendresse. Elle lui dit que ses parents vont venir le voir... peut-être même demain matin. Mais l'enfant se débat, il prononce des phrases d'adulte. Il répète sans cesse la même chose. Maman a dit : " Je pars au ciel, je viens te dire adieu pour toujours ! "

Petit Edouard a toujours dit Maman et Papa, il n'a jamais dit Père et Mère comme les enfants de ce milieu-là. Le pauvre Petit Edouard est inconsolable, il sanglote. Et les deux nurses entourant l'enfant entendent ceci : " Tout à l'heure, Maman est venue sur la pelouse. Elle était belle, mais belle. Elle avait mis sa robe de mariée. Elle avait froid, alors avec ses deux mains, elle a serré le devant de son grand manteau de dentelle blanche. Elle a fait un gros nœud au col de son manteau. C'était peut-être du satin, continue l'enfant, parce que ça brillait sous la lune. Elle a monté les marches de la terrasse et elle est restée sans bouger pour me parler. Et j'ai vu pourquoi elle avait si froid. Elle marchait pieds nus sur la terrasse. J'ai essayé de m'approcher de la porte-fenêtre pour lui ouvrir, mais elle a fait non, non avec sa tête et elle a dit : " Je pars au ciel, je viens te dire adieu pour toujours ! ".

L'enfant répète sans cesse cette phrase qu'il ne comprend pas. Mais ce qu'il a compris, c'est qu'il ne verra plus sa douce Maman. Il l'aime, il la veut, il la veut tout de suite...

Mais écoutez encore ceci : Madame R. a eu un accident mortel alors qu'elle conduisait elle-même sa voiture. Elle aimait la vitesse et a été broyée par le choc d'une violence inouïe. Monsieur R. a demandé qu'il soit tout fait pour redonner un visage humain à sa femme adorée. Fou de douleur, il a réuni tout son personnel, depuis ses premières mains-modèles jusqu'à ses petites mains. Il leur a dit : " Faites-moi la plus resplendissante chemise de nuit et le plus beau déshabillé assortis. Je ne veux que du blanc, vous entendez, du blanc. Cherchez les plus beaux tissus, les plus belles dentelles. Je veux que cette chemise de nuit dépasse en beauté la robe de mariée de la prochaine collection. "

Les couturières ont travaillé de nuit pour faire cette chemise merveilleuse. Certaines ont pris, en cachette, des photos car cette pièce unique était un chef-d'œuvre. Elles ont travaillé de jour pour avancer la collection. Elles ont refusé d'être payées pour ce travail supplémentaire. Elles ont offert à Madame R. décédée, toute la tendresse qu'elles lui portaient vivante. Le grand couturier parisien a paré sa femme comme une divinité. Mais, contre tous les usages, contre toutes les convenances, quand on lui a présenté les bas de soie et les jolies mules préparés pour la morte, il les a jetés violemment sur le sol. Il a voulu qu'elle reste totalement pieds nus.

Ecoutez encore le plus étrange et le plus troublant. Le secret de cette confection a été gardé par l'ensemble des participantes. Les deux nurses n'ont pas été tenues au courant. Il n'y a eu aucune communication téléphonique entre le logement parisien du grand couturier et la résidence campagnarde. Personne n'a pu dire à ce pauvre Petit Edouard comment était vêtue sa Maman, exposée là, dans le grand hall de la maison de couture.

Immédiatement prévenu de l'attitude bouleversée de son fils, Monsieur R. a confirmé que Petit Edouard venait de décrire avec exactitude la somptueuse chemise de nuit que l'enfant confondait avec une robe de mariée. La nurse poursuivit alors son récit. Monsieur Edouard avait dit et répété : " elle avait froid... puisqu'elle marchait pieds nus sur la pelouse "... Monsieur R. a encore confirmé les dires de son fils, et a ajouté : " J'ai souhaité qu'il en soit ainsi, est-ce que l'on met des mules pour dormir ? ".

Alors avec une tendresse indescriptible il a murmuré : " Ma femme est venue dire au revoir à son fils, quoi de plus normal, elle l'aimait tant... "

Montpellier, le 9 janvier 1995

Claudette Prévot
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