Petit Edouard, est fils unique, beau, frisé,
un regard magnifique. Son Papa est l'un
des plus grands couturiers parisiens qui
exerce encore en 1941. Bien que très
fortuné et très occupé,
c'est un homme charmant, courtois, patient,
et il montre une grande gentillesse avec
tous les enfants. Sa femme est aussi belle
que la Sainte Vierge de Lourdes que j'ai
vue dans la petite église du village.
Elle doit trouver bizarre cette gamine si
fluette qui la regarde avec tant d'admiration.
C'est la jolie fée blonde de mon
livre de contes ! Son mari semble plus âgé
qu'elle mais ils ont des gestes et des regards
très tendres.
Ils ont un fils, ce qui est merveilleux
à leurs yeux. A leurs yeux seulement,
car, Petit Edouard est un cauchemar pour
le reste de la terre... Il a deux ans et
c'est vraiment un enfant dont personne ne
vient à bout. Ses nurses défilent
aussi vite que la présentation de
la collection de printemps. Elles font des
efforts désespérés
pendant huit jours, elles craquent, et restent
jusqu'à la fin du mois pour être
payées...
Cet enfant est si beau qu'on croirait voir
le chérubin joufflu et potelé
de l'église. Mais il crie, mais il
hurle, mais il tape, mais il mord, mais
il te jette dessus tout ce qu'il trouve,
ce tendre chérubin-là ! Cela
dépasse et de beaucoup les caprices
d'enfant trop gâté. Parfois
quand il se met vraiment en colère,
tout seul et sans raison apparente, il s'étouffe,
devient violet et tombe évanoui.
Il faut le réanimer.
Quand il arrive à la campagne,
chez les amis de ses parents, tout le monde
fuit. Isabelle et Patrick, les petits enfants
s'éloignent. A plusieurs reprises
je l'ai vu faire une chose étrange
à mes yeux d'enfant. Face à
l'office, la maison du jardinier présente
un mur obscur, sans fenêtre aucune.
Ce jeune bébé se poste devant
les marches de l'office, prend son élan
et fonce tête baissée dans
le mur. Si le choc n'a pas été
assez violent pour qu'il tombe assis par
terre, il continue par saccades à
heurter sa tête contre le mur. Ses
parents ont acheté une grosse rondelle
en caoutchouc marron pour le protéger.
Mais Petit Edouard avec une force incroyable
arrache tout.
Un jour que j'essayais de lui éviter
le choc contre le mur, il a planté
ses petites dents neuves et tranchantes
dans ma main droite et a continué
sa course. Ce jour-là il s'est assommé
et moi j'ai hurlé parce que je saignais.
Cinquante ans après je porte encore
la marque de ma rencontre avec Petit Edouard.
Petit Edouard vient toujours avec ses parents.
Mais, aujourd'hui le chauffeur de la traction
avant noire ouvre la porte arrière
à Petit Edouard et à sa nouvelle
nurse. Le gros bébé joufflu
a maintenant trois ans. Il semble plus calme
qu'à l'ordinaire. Il joue paisiblement
sur la pelouse ombragée par le sapin
géant. Il ramasse les pommes de pin.
La nurse d'Isabelle et Patrick a sorti deux
chaises. Les deux femmes tricotent et les
enfants ne s'éloignent pas. Une bonne
journée en somme !
Petit Edouard est comme le temps, très
changeant, très orageux. Deux dimanches
déjà qu'il est là,
seul avec sa nurse. Ses parents ne sont
pas venus se détendre dans cette
campagne briarde qu'ils affectionnent. Je
trouve cela bizarre, mais je me dis que
la nouvelle collection est pour bientôt.
Cette nuit, Petit Edouard crie : "
Maman ! Maman ! ". Il hurle : "
Maman, reviens, ne t'en va pas, reste-là,
où que tu vas ? "
La nurse essaie de le calmer, de le consoler,
elle lui parle avec tendresse. Elle lui
dit que ses parents vont venir le voir...
peut-être même demain matin.
Mais l'enfant se débat, il prononce
des phrases d'adulte. Il répète
sans cesse la même chose. Maman a
dit : " Je pars au ciel, je viens te
dire adieu pour toujours ! "
Petit Edouard a toujours dit Maman et Papa,
il n'a jamais dit Père et Mère
comme les enfants de ce milieu-là.
Le pauvre Petit Edouard est inconsolable,
il sanglote. Et les deux nurses entourant
l'enfant entendent ceci : " Tout à
l'heure, Maman est venue sur la pelouse.
Elle était belle, mais belle. Elle
avait mis sa robe de mariée. Elle
avait froid, alors avec ses deux mains,
elle a serré le devant de son grand
manteau de dentelle blanche. Elle a fait
un gros nud au col de son manteau.
C'était peut-être du satin,
continue l'enfant, parce que ça brillait
sous la lune. Elle a monté les marches
de la terrasse et elle est restée
sans bouger pour me parler. Et j'ai vu pourquoi
elle avait si froid. Elle marchait pieds
nus sur la terrasse. J'ai essayé
de m'approcher de la porte-fenêtre
pour lui ouvrir, mais elle a fait non, non
avec sa tête et elle a dit : "
Je pars au ciel, je viens te dire adieu
pour toujours ! ".
L'enfant répète sans cesse
cette phrase qu'il ne comprend pas. Mais
ce qu'il a compris, c'est qu'il ne verra
plus sa douce Maman. Il l'aime, il la veut,
il la veut tout de suite...
Mais écoutez encore ceci : Madame
R. a eu un accident mortel alors qu'elle
conduisait elle-même sa voiture. Elle
aimait la vitesse et a été
broyée par le choc d'une violence
inouïe. Monsieur R. a demandé
qu'il soit tout fait pour redonner un visage
humain à sa femme adorée.
Fou de douleur, il a réuni tout son
personnel, depuis ses premières mains-modèles
jusqu'à ses petites mains. Il leur
a dit : " Faites-moi la plus resplendissante
chemise de nuit et le plus beau déshabillé
assortis. Je ne veux que du blanc, vous
entendez, du blanc. Cherchez les plus beaux
tissus, les plus belles dentelles. Je veux
que cette chemise de nuit dépasse
en beauté la robe de mariée
de la prochaine collection. "
Les couturières ont travaillé
de nuit pour faire cette chemise merveilleuse.
Certaines ont pris, en cachette, des photos
car cette pièce unique était
un chef-d'uvre. Elles ont travaillé
de jour pour avancer la collection. Elles
ont refusé d'être payées
pour ce travail supplémentaire. Elles
ont offert à Madame R. décédée,
toute la tendresse qu'elles lui portaient
vivante. Le grand couturier parisien a paré
sa femme comme une divinité. Mais,
contre tous les usages, contre toutes les
convenances, quand on lui a présenté
les bas de soie et les jolies mules préparés
pour la morte, il les a jetés violemment
sur le sol. Il a voulu qu'elle reste totalement
pieds nus.
Ecoutez encore le plus étrange et
le plus troublant. Le secret de cette confection
a été gardé par l'ensemble
des participantes. Les deux nurses n'ont
pas été tenues au courant.
Il n'y a eu aucune communication téléphonique
entre le logement parisien du grand couturier
et la résidence campagnarde. Personne
n'a pu dire à ce pauvre Petit Edouard
comment était vêtue sa Maman,
exposée là, dans le grand
hall de la maison de couture.
Immédiatement prévenu de
l'attitude bouleversée de son fils,
Monsieur R. a confirmé que Petit
Edouard venait de décrire avec exactitude
la somptueuse chemise de nuit que l'enfant
confondait avec une robe de mariée.
La nurse poursuivit alors son récit.
Monsieur Edouard avait dit et répété
: " elle avait froid... puisqu'elle
marchait pieds nus sur la pelouse "...
Monsieur R. a encore confirmé les
dires de son fils, et a ajouté :
" J'ai souhaité qu'il en soit
ainsi, est-ce que l'on met des mules pour
dormir ? ".
Alors avec une tendresse indescriptible
il a murmuré : " Ma femme est
venue dire au revoir à son fils,
quoi de plus normal, elle l'aimait tant...
"
Montpellier, le 9 janvier
1995 |