Vous ne savez pas ce qu'est un martinet
? Demandez-donc à mes petites jambes
de gamine de six ans. Mes petites jambes
maigrelettes connaissent le martinet. Souvenez-vous
! Je vous ai déjà raconté
que pendant la guerre de 1939-45, j'habitais
chez mes grands-parents à la campagne.
Mon petit frère, Dédé,
mes trois cousins et cousines, nous nous
entendions fort bien. A l'école communale
nous avions d'ailleurs déclaré
que nous étions cinq enfants, sans
préciser toutefois que nous avions
deux mères à notre disposition
! Il y avait beaucoup de familles nombreuses
dans notre école et cela ne choqua
personne d'en voir débarquer cinq
d'un coup ! Bien sûr, la Maîtresse
savait.
Donc, cinq gamins dans une maison, cela
ne ressemble pas du tout aux cinq petites
porcelaines alignées sur le buffet
ciré de Grand'mère. Les bêtises,
les cris et les bagarres se passent généralement
après le goûter. Le matin,
on court pour arriver à l'heure en
classe ; à midi, on avale à
toute allure ce qui est dans notre assiette,
et on fonce à qui arrivera le premier
devant la grille de l'école-mairie.
Alors à cinq heures, vous pensez
si on se détend ! C'est là
que le Martinet entre en action... Quand
nos Mères et Grand'mère en
ont assez de crier, quand elles ont répété
vingt-cinq fois la même chose et que
nous continuons à grimper sur le
grillage qui se couche, le Martinet arrive
à vive allure.
C'est très joli un martinet ! ...
C'est même très décoratif
quand c'est pendu au clou près de
la porte d'entrée ! ... J'oserais
même dire que nos Mères ont
bon goût... Elles les choisissent
avec soin. Elles font deux kilomètres
à pieds pour se rendre à la
ville voisine. Elles profitent du grand
marché du vendredi et bavardent joyeusement
avec le marchand de couleurs. Cet homme-là
vend du savon, de la lessive, du papier
beige pour les toilettes, des barrettes
pour mes cheveux, des couteaux et des ciseaux,
des tire-bouchons, et mille choses encore...
et bien sûr des martinets.
Le martinet, c'est un fouet !!! Un fouet
pour me cingler les jambes quand j'ai fait
des bêtises. Je n'aime pas le fouet,
je hais le martinet ! Un martinet, ça
doit être robuste. Les trois femmes
le choisissent donc avec un soin infini.
Grand'mère a une nette préférence
pour le superbe martinet avec un manche
en bois verni et des lanières de
cuir ; " Il est bien un peu plus cher,
mais voyez-vous, Madame, il vous fera de
l'usage ! " dit le marchand. Grand'mère
sort son porte-monnaie et paie.
Ma Tante Elisabeth, dite Zabeth, a déjà
choisi un autre martinet : le manche est
vert, vert comme un sapin de Noël ;
elle le met sous son bras et paie à
son tour. Quant-à Maman, elle a un
faible pour le beau martinet rouge vermillon,
elle le glisse au fond du panier... et paie.
C'est authentique, je vous le jure... Elles
ont osé rapporter trois martinets.
Nous ne sommes quand même pas des
monstres. Non mais, vous voyez ça,
trois martinets pour cinq gosses, pendus
là, en permanence sous le nez de
ces gamins... Et vous croyez, vous, qu'ils
vont rester là, les jolis martinets
tout neufs.
Elles ont bien choisi nos mères,
les gros clous à têtes carrées
retiennent solidement les lanières
de cuir. Vous pouvez me croire ! On essaie
tous, à tour de rôle, de les
arracher ces " bon-sang " de lanières.
Impossible ! Trop solidement maintenues
! Alors on rafle toutes les paires de ciseaux
qu'on peut trouver dans la maison : la grosse
paire de ciseaux à poissons en perd
sa vis, une autre est ébréchée,
mais on ne réussit jamais à
couper les lanières, seulement à
les entamer... Et, même si on coupait
toutes les lanières, peut-être
qu'elles nous taperaient avec les manches
! C'est l'horreur ! Il faut trouver une
solution.
La solution, nous ne la trouverons pas.
Nous recevrons un certain nombre de coups
de martinet avant qu'elle vienne à
nous, toute seule, la solution.
Dans ces vieilles maisons de campagne,
il y a toujours de grosses réparations
à faire. Dans la propriété,
près du portail de la grande entrée,
toute une équipe d'ouvriers travaillent.
Je ne sais pas du tout pourquoi ils creusent
de si profondes tranchées, ils creusent
pendant toute une semaine, le long du mur
d'enceinte. La tranchée suit exactement
le mur, et quand le mur tourne à
angle droit, la tranchée tourne aussi.
Je ne me souviens plus du tout quel genre
de choses les ouvriers ont posé au
fond de leurs tranchées. Des canalisations
d'eau, des câbles électriques,
le téléphone, je n'en sais
plus rien. Par curiosité, nous allions
souvent regarder où en étaient
les travaux. C'était glissant, et
les ouvriers nous faisaient reculer pour
ne pas qu'il arrive malheur à tous
ces petits.
Un soir à la tombée de la
nuit, les gars sont partis, laissant pelles
et pioches, ils reboucheraient la tranchée
demain matin de bonne heure. Les travaux
seraient terminés comme prévus.
Qui, de nous cinq a eu ce jour-là,
une étincelle de génie ? Un
peu tous les cinq, sans doute ! Et nous
voilà partis, courant aussi vite
qu'il est possible avec ces galoches à
semelles de bois, alourdies de glaise. Nous
jouons dans notre enclos, nous faisons de
la balançoire, nous nous amusons
beaucoup, nous surveillons l'entrée
de la cuisine, plus encore. Au moment précis
où les trois femmes disparaissent
de la cuisine, les trois martinets disparaissent
aussi, kidnappés par dix mains expertes.
Nous sortons de l'enclos, plus vite que
le train à vapeur qui passe sur la
colline. Nous redescendons l'allée
des pommiers, nous arrivons essoufflés
devant la tranchée. Quel bonheur
! On va leur faire un enterrement de première
classe, à nos chers martinets défunts.
A cette époque-là, plus tu
payais cher, plus tes morts avaient de belles
tentures devant ta maison et devant l'église
; la cérémonie était
plus longue et plus belle ; en première
classe, tes morts avaient droit à
des chanteurs expérimentés.
Tout le village savait combien tu avais
payé... La pauvre veuve avec ses
six gamins, a préféré
nourrir ses gosses, plutôt que de
décorer sa maison de belles tentures
noires et argent. Mais tout le monde n'a
pas su apprécier cet enterrement
de troisième classe !!!
Nos martinets, ont donc droit à
un enterrement de première classe.
On les jette, un par un au fond de la tranchée,
en les espaçant bien. On ramasse
les pelles ou plutôt on les traîne,
et on recouvre pieusement nos martinets
de cette bonne terre glaise bien lourde.
Quel travail !
En revenant dans l'allée des pommiers,
nous ramassons des cailloux et nous nettoyons
nos semelles de galoches aussi bien que
possible. Ce soir, nous devons être
particulièrement sages et obéissants.
Il ne faut pas provoquer de drame.
Mais le lendemain midi, c'est autre chose
! On en oublie tout simplement de manger,
tant la colère des trois femmes est
violente. Grand-père, impassible,
avale une grande tranche de pain et de fromage,
boit un vieux café à la chicorée
qui reste sur la cuisinière, enfile
ses sabots et retourne au jardin. Nous partons
à l'école le ventre vide.
A cinq heures, c'est l'interrogatoire en
règle. Personne n'avoue quoi que
ce soit. A sept heures tout le monde passe
à table et est content d'avaler une
bonne panade. Les grandes personnes nous
expédient au lit.
On entend des disputes. Les femmes accusent
Grand-père d'avoir volé les
martinets, de soutenir ses petits-enfants
en n'étant pas de leur côté
! La voix grave de grand-père retentit,
terrible : " Vous êtes trois,
vous avez des mains, vous n'avez qu'à
vous en servir, une bonne fessée
ça n'a jamais tué personne
! "
Au petit déjeuner suivant, personne
ne parle : les quatre adultes sont muets,
les cinq enfants, transparents, se font
oublier. Personne ne reposera jamais la
question : " Mais que sont donc devenus
les trois martinets ? ". Les trois
femmes ont dû retourner toute la maison,
la grange, le hangar, le clapier, le poulailler,
partout où les gamins allaient. Mais
elles devaient le faire durant les heures
de classe. Elles n'ont jamais retrouvé
les martinets, et pour cause ! Personne
n'a reparlé de cette histoire. Ni
Grand'mère, ni Tante Zabeth, ni Maman,
n'osèrent racheter de martinet.
Quant-à Grand-père, savait-il
que nous avions enterré les magnifiques
Martinets et avait-il fermé les yeux,
non pour nous soutenir, mais parce qu'il
était contre l'usage d'un tel objet
dans l'éducation des enfants ? Je
ne le sais pas... parce qu'avec Grand-père,
il fallait se tenir très bien à
table, que son couteau de poche était
toujours à l'envers à l'heure
des repas, et qu'il avait très vite
fait de l'attraper par la lame et de taper
sur nos petits doigts avec le manche ! Alors
?
Plus de martinet, c'est vrai, mais si Tante
Zabeth a écouté Grand-père,
et a donné de bonnes fessées
à ses enfants, Maman a préféré
nous envoyer des gifles retentissantes que
je n'ai pas appréciées plus
que le martinet.
Montpellier, le 10 janvier
1995 |