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28 XII 2015

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Enfance à Rueil en Brie

Boulli la cane

Les bêtises : la truie

Injustices

La lâcheté

Une autre bêtise : les bougies

La libération

Le martinet

Petit Edouard

Marie-Victoire

Le mariage de la fille du Maire

Un mémorable 14 juillet

Le martinet

Vous ne savez pas ce qu'est un martinet ? Demandez-donc à mes petites jambes de gamine de six ans. Mes petites jambes maigrelettes connaissent le martinet. Souvenez-vous ! Je vous ai déjà raconté que pendant la guerre de 1939-45, j'habitais chez mes grands-parents à la campagne. Mon petit frère, Dédé, mes trois cousins et cousines, nous nous entendions fort bien. A l'école communale nous avions d'ailleurs déclaré que nous étions cinq enfants, sans préciser toutefois que nous avions deux mères à notre disposition ! Il y avait beaucoup de familles nombreuses dans notre école et cela ne choqua personne d'en voir débarquer cinq d'un coup ! Bien sûr, la Maîtresse savait.

Donc, cinq gamins dans une maison, cela ne ressemble pas du tout aux cinq petites porcelaines alignées sur le buffet ciré de Grand'mère. Les bêtises, les cris et les bagarres se passent généralement après le goûter. Le matin, on court pour arriver à l'heure en classe ; à midi, on avale à toute allure ce qui est dans notre assiette, et on fonce à qui arrivera le premier devant la grille de l'école-mairie. Alors à cinq heures, vous pensez si on se détend ! C'est là que le Martinet entre en action... Quand nos Mères et Grand'mère en ont assez de crier, quand elles ont répété vingt-cinq fois la même chose et que nous continuons à grimper sur le grillage qui se couche, le Martinet arrive à vive allure.

C'est très joli un martinet ! ... C'est même très décoratif quand c'est pendu au clou près de la porte d'entrée ! ... J'oserais même dire que nos Mères ont bon goût... Elles les choisissent avec soin. Elles font deux kilomètres à pieds pour se rendre à la ville voisine. Elles profitent du grand marché du vendredi et bavardent joyeusement avec le marchand de couleurs. Cet homme-là vend du savon, de la lessive, du papier beige pour les toilettes, des barrettes pour mes cheveux, des couteaux et des ciseaux, des tire-bouchons, et mille choses encore... et bien sûr des martinets.

Le martinet, c'est un fouet !!! Un fouet pour me cingler les jambes quand j'ai fait des bêtises. Je n'aime pas le fouet, je hais le martinet ! Un martinet, ça doit être robuste. Les trois femmes le choisissent donc avec un soin infini.

Grand'mère a une nette préférence pour le superbe martinet avec un manche en bois verni et des lanières de cuir ; " Il est bien un peu plus cher, mais voyez-vous, Madame, il vous fera de l'usage ! " dit le marchand. Grand'mère sort son porte-monnaie et paie.

Ma Tante Elisabeth, dite Zabeth, a déjà choisi un autre martinet : le manche est vert, vert comme un sapin de Noël ; elle le met sous son bras et paie à son tour. Quant-à Maman, elle a un faible pour le beau martinet rouge vermillon, elle le glisse au fond du panier... et paie.

C'est authentique, je vous le jure... Elles ont osé rapporter trois martinets. Nous ne sommes quand même pas des monstres. Non mais, vous voyez ça, trois martinets pour cinq gosses, pendus là, en permanence sous le nez de ces gamins... Et vous croyez, vous, qu'ils vont rester là, les jolis martinets tout neufs.

Elles ont bien choisi nos mères, les gros clous à têtes carrées retiennent solidement les lanières de cuir. Vous pouvez me croire ! On essaie tous, à tour de rôle, de les arracher ces " bon-sang " de lanières. Impossible ! Trop solidement maintenues ! Alors on rafle toutes les paires de ciseaux qu'on peut trouver dans la maison : la grosse paire de ciseaux à poissons en perd sa vis, une autre est ébréchée, mais on ne réussit jamais à couper les lanières, seulement à les entamer... Et, même si on coupait toutes les lanières, peut-être qu'elles nous taperaient avec les manches ! C'est l'horreur ! Il faut trouver une solution.

La solution, nous ne la trouverons pas. Nous recevrons un certain nombre de coups de martinet avant qu'elle vienne à nous, toute seule, la solution.

Dans ces vieilles maisons de campagne, il y a toujours de grosses réparations à faire. Dans la propriété, près du portail de la grande entrée, toute une équipe d'ouvriers travaillent. Je ne sais pas du tout pourquoi ils creusent de si profondes tranchées, ils creusent pendant toute une semaine, le long du mur d'enceinte. La tranchée suit exactement le mur, et quand le mur tourne à angle droit, la tranchée tourne aussi.

Je ne me souviens plus du tout quel genre de choses les ouvriers ont posé au fond de leurs tranchées. Des canalisations d'eau, des câbles électriques, le téléphone, je n'en sais plus rien. Par curiosité, nous allions souvent regarder où en étaient les travaux. C'était glissant, et les ouvriers nous faisaient reculer pour ne pas qu'il arrive malheur à tous ces petits.

Un soir à la tombée de la nuit, les gars sont partis, laissant pelles et pioches, ils reboucheraient la tranchée demain matin de bonne heure. Les travaux seraient terminés comme prévus.

Qui, de nous cinq a eu ce jour-là, une étincelle de génie ? Un peu tous les cinq, sans doute ! Et nous voilà partis, courant aussi vite qu'il est possible avec ces galoches à semelles de bois, alourdies de glaise. Nous jouons dans notre enclos, nous faisons de la balançoire, nous nous amusons beaucoup, nous surveillons l'entrée de la cuisine, plus encore. Au moment précis où les trois femmes disparaissent de la cuisine, les trois martinets disparaissent aussi, kidnappés par dix mains expertes. Nous sortons de l'enclos, plus vite que le train à vapeur qui passe sur la colline. Nous redescendons l'allée des pommiers, nous arrivons essoufflés devant la tranchée. Quel bonheur ! On va leur faire un enterrement de première classe, à nos chers martinets défunts.

A cette époque-là, plus tu payais cher, plus tes morts avaient de belles tentures devant ta maison et devant l'église ; la cérémonie était plus longue et plus belle ; en première classe, tes morts avaient droit à des chanteurs expérimentés. Tout le village savait combien tu avais payé... La pauvre veuve avec ses six gamins, a préféré nourrir ses gosses, plutôt que de décorer sa maison de belles tentures noires et argent. Mais tout le monde n'a pas su apprécier cet enterrement de troisième classe !!!

Nos martinets, ont donc droit à un enterrement de première classe. On les jette, un par un au fond de la tranchée, en les espaçant bien. On ramasse les pelles ou plutôt on les traîne, et on recouvre pieusement nos martinets de cette bonne terre glaise bien lourde. Quel travail !

En revenant dans l'allée des pommiers, nous ramassons des cailloux et nous nettoyons nos semelles de galoches aussi bien que possible. Ce soir, nous devons être particulièrement sages et obéissants. Il ne faut pas provoquer de drame.

Mais le lendemain midi, c'est autre chose ! On en oublie tout simplement de manger, tant la colère des trois femmes est violente. Grand-père, impassible, avale une grande tranche de pain et de fromage, boit un vieux café à la chicorée qui reste sur la cuisinière, enfile ses sabots et retourne au jardin. Nous partons à l'école le ventre vide.

A cinq heures, c'est l'interrogatoire en règle. Personne n'avoue quoi que ce soit. A sept heures tout le monde passe à table et est content d'avaler une bonne panade. Les grandes personnes nous expédient au lit.

On entend des disputes. Les femmes accusent Grand-père d'avoir volé les martinets, de soutenir ses petits-enfants en n'étant pas de leur côté ! La voix grave de grand-père retentit, terrible : " Vous êtes trois, vous avez des mains, vous n'avez qu'à vous en servir, une bonne fessée ça n'a jamais tué personne ! "

Au petit déjeuner suivant, personne ne parle : les quatre adultes sont muets, les cinq enfants, transparents, se font oublier. Personne ne reposera jamais la question : " Mais que sont donc devenus les trois martinets ? ". Les trois femmes ont dû retourner toute la maison, la grange, le hangar, le clapier, le poulailler, partout où les gamins allaient. Mais elles devaient le faire durant les heures de classe. Elles n'ont jamais retrouvé les martinets, et pour cause ! Personne n'a reparlé de cette histoire. Ni Grand'mère, ni Tante Zabeth, ni Maman, n'osèrent racheter de martinet.

Quant-à Grand-père, savait-il que nous avions enterré les magnifiques Martinets et avait-il fermé les yeux, non pour nous soutenir, mais parce qu'il était contre l'usage d'un tel objet dans l'éducation des enfants ? Je ne le sais pas... parce qu'avec Grand-père, il fallait se tenir très bien à table, que son couteau de poche était toujours à l'envers à l'heure des repas, et qu'il avait très vite fait de l'attraper par la lame et de taper sur nos petits doigts avec le manche ! Alors ?

Plus de martinet, c'est vrai, mais si Tante Zabeth a écouté Grand-père, et a donné de bonnes fessées à ses enfants, Maman a préféré nous envoyer des gifles retentissantes que je n'ai pas appréciées plus que le martinet.

Montpellier, le 10 janvier 1995

Claudette Prévot
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